samedi 19 avril 2014

Au Nigeria, la corruption, le mépris des puissants et Boko Haram n’en finissent pas de tuer les plus faibles

Comme au lendemain de toute attaque terroriste meurtrière, les dirigeants politiques, les journalistes, les analystes ne savent plus quel mot utiliser pour qualifier l’acte et leurs auteurs. Ce 14 avril, l’attentat dans une gare routière située dans la périphérie de la capitale fédérale du Nigeria, Abuja, qui a fait au moins 75 morts, puis l’enlèvement de plus d’une centaine de lycéennes dans une petite ville de l’Etat de Borno, dans le nord-est du pays, ont suscité l’émoi et fait les gros titres de la presse internationale. Interrogé sur cette flambée de violences dans le pays le plus peuplé du continent africain (166 millions d’habitants en 2012 selon les Nations unies), j’ai participé au festival de l’indignation verbale en qualifiant le groupe Boko Haram auquel on attribue ces attaques, sans doute à raison, de monstre. Avant de réaliser que rivaliser de mots forts pour qualifier ce groupe terroriste n’apportait pas grand chose. Ni à un début de compréhension du cycle ininterrompu de violences dans une grande moitié nord du Nigeria, encore moins à une tentative de formulation de propositions pour y mettre fin.

La violence infligée par Boko Haram à plusieurs centaines de familles nigérianes au cours des dernières années est absolument monstrueuse. Mais Boko Haram qui serait vraisemblablement davantage mieux défini comme une nébuleuse qu’un groupe, n’est pas un monstre si on entend par cela un être immonde extérieur et antinomique au corps social nigérian. Cette nébuleuse est le produit et le reflet d’un Nigeria aussi riche, dynamique et puissant qu’outrageusement corrompu et impitoyable pour les pauvres et les faibles. Lorsqu’il s’est rendu sur le lieu de l’attentat de Nyanya, à quelques kilomètres de son palais présidentiel, le président Goodluck Jonathan a déploré « des distractions inutiles qui ramènent le pays en arrière alors que le gouvernement fait tout pour le faire avancer». Parler de distractions inutiles au milieu des décombres encore fumantes de l’attentat et des corps déchiquetés n’était probablement pas très heureux. Peut-être qu’il eût été également approprié pour le président de reporter sa visite le lendemain dans la métropole du nord, Kano, pour un show de son parti politique en précampagne pour les élections générales de début 2015. Ou au moins de ne pas y esquisser des pas de danse, d’autant plus que l’information de l’enlèvement de plus d’une centaine de jeunes écolières par des hommes armés présumés membres de Boko Haram avait suivi de près le carnage de la gare routière d’Abuja.

Il est facile d’accabler uniquement le président. Ses mots et ses gestes ne font que refléter ce que devient inexorablement un pays après des décennies de détournements massifs et systématiques de milliards de dollars de ressources publiques par les élites dirigeantes civiles et militaires, au profit de leurs familles, de leurs clans, de leurs alliés dans le monde des affaires, de leurs clientèles politiques locales, de leurs amis et soutiens étrangers. En raison du pétrole, dont le Nigeria est le premier producteur africain, même si sa production officielle fluctue au rythme des incidents sécuritaires dans les régions pétrolifères et du détournement parfaitement organisé de tankers bourrés de brut non déclaré, et aussi à cause de son immense population et donc de son marché intérieur, il y a beaucoup d’argent à gagner dans ce pays. Investisseurs nationaux comme étrangers n’y ont jamais été aussi nombreux et exaltés par les taux de rentabilité que ces dernières années. L’enjeu du contrôle du pouvoir politique à Abuja et dans chacun des 36 Etats de la fédération est d’abord financier. Les principaux partis politiques, dont celui du président Jonathan, vont investir des millions de dollars dans la bataille électorale de 2015. Ils doivent trouver l’argent partout où il est. Et celui qui n’est censé appartenir à personne parce qu’il est censé appartenir à tous, l’argent de l’Etat, est le plus facile à s’approprier.  

Face aux enjeux de pouvoir et d’argent dans les hautes sphères politiques et économiques, les victimes de l’attentat de la gare routière, ces Nigérians qui doivent se lever aux aurores pour aller gagner difficilement le pain quotidien dans la capitale fédérale, ne comptent pas, ou si peu. Les gens quelque peu importants roulent dans leurs voitures personnelles et n’ont rien à faire dans ou aux abords d’une gare routière bondée. Parce qu’elles vivent dans la périphérie d’Abuja, et donc à quelques encablures du palais présidentiel, des ministères et du Parlement, les victimes du dernier attentat ont au moins attiré beaucoup plus d’attention que les centaines des résidents des Etats du nord-est tués par les terroristes de Boko Haram ou par les forces armées nigérianes au cours de leurs opérations de contre-insurrection. Au cours des derniers mois, les attaques contre les cibles faciles, notamment les institutions scolaires dans les petites villes du nord-est, se sont multipliées. Des lycéens ont été massacrés dans leurs chambres d’internat, d’autres piégés dans des bâtiments incendiés par des assaillants non identifiés. Selon Amnesty International, le bilan des attaques et des représailles pendant le seul premier trimestre de cette année a atteint 1500 personnes. Ces victimes-là et leurs familles comptent encore moins que celles de la périphérie d’Abuja. Elles essaient de survivre dans les régions pauvres, isolées, paysannes du Nigeria.

Dans les Etats de Borno, Yobe et Adamawa, là où l’état d’urgence est en vigueur depuis près d’un an, on est très loin du Nigeria utile, dynamique, inventif, mondialisé. Si ces populations suscitaient un peu de compassion, comment expliquer que des officiels de l’armée nigériane aient pu faire croire que cette dernière avait mené avec succès une opération pour libérer la majorité des écolières enlevées par des hommes armés avant d’être démentis par les autorités locales de l’Etat de Borno et la directrice de l’école concernée ? Comment expliquer que les forces armées du pays qui est fier d’être devenu officiellement la première économie du continent, devant l’Afrique du Sud, ne soit pas arrivées à ramener un minimum de sécurité dans les trois Etats où elles ont toute latitude pour mener leurs opérations ? Comment les éléments de Boko Haram peuvent-il se permettre de débarquer dans des camions pour enlever plus d’une centaine d’écolières dans une localité de l’Etat de Borno sous état d’urgence ? Tout cela alors même que le budget de la sécurité et de la défense représente le quart du budget fédéral. Chacun sait au Nigeria que la majeure partie de cet argent ne sert pas et ne servira pas à lutter effectivement contre les menaces à la sécurité des populations. Il a bien plus de chances de servir à acheter tout ce qui peut se faire acheter pour gagner les élections de 2015. A commencer par les électeurs eux-mêmes.

Ce n’est pas chercher des justifications aux actes terroristes de Boko Haram que d’insister sur l’accablante responsabilité des puissants dans la destruction du tissu social de vastes régions du Nigeria par la violence, sous toutes ses formes. Rien ne peut justifier des actes terroristes. Mais une fois qu’on a fait cette grandiose déclaration après chaque événement sanglant, en se raclant la gorge de contentement, que fait-on ? Ne vaut-il pas mieux regarder la réalité en face et reconnaître qu’un groupe comme Boko Haram n’aurait jamais pu devenir la chose monstrueuse et insaisissable qu’il est devenu s’il n’avait été copieusement nourri par ce qu’il est convenu de nommer poliment de mauvaise gouvernance? Lorsque la corruption dépasse un certain seuil, lorsqu’elle a cessé depuis longtemps d’être une déviance par rapport à la norme pour être consubstantielle au système politique, économique, social d’un pays, elle devient aussi synonyme d’indifférence totale par rapport aux « autres », ceux qui sont différents parce qu’ils sont loin des centres urbains modernes et pauvres, parce qu’ils sont d’ethnies, de cultures et de religion différentes, parce qu’ils semblent refuser de s’intégrer au Nigeria moderne, ouvert sur le monde et exclusivement mû par l’enrichissement individuel. 

L’indifférence ne tarde pas à se muer en mépris pour les millions de personnes qui sont nées, manque de chance, loin des lieux où vivent les puissants, dans ces zones où l’absence de politiques publiques pendant des décennies offre à tout idéologue extrémiste passionné, déterminé et intelligent un extraordinaire terrain de recrutement. Boko Haram n’aurait jamais pu atteindre la taille critique que doit absolument avoir tout groupe porteur d’idées étranges, extrémistes et dangereuses avant de devenir une menace grave à la paix et à la sécurité d’une région, si les Nigérians n’avaient pas accepté pendant trop longtemps l’installation d’un système qui a tué la compassion, ou simplement l’attention à l’existence des autres. Si Boko Haram est un monstre, c’est un monstre très humain qui incarne l’échec de l’entreprise de construction d’une société nigériane moulée dans un socle de valeurs communes. 

Une fois qu’on a écrit tout ceci, on n’a toujours rien proposé comme solution au terrorisme de Boko Haram, qui n’est, faut-il le rappeler, qu’une des sources de violences récurrentes dans la fédération nigériane. En effet, il n’y a pas de solution. Il n’y en a plus. Mais il y a des pistes que pourraient emprunter les autorités nigérianes puisqu’on sait au moins que celles qui ont été choisies jusque-là n’ont pas été très heureuses. Le dernier rapport du think tank International Crisis Group sur Boko Haram en propose quelques-unes (Curbing Violence in Nigeria (II): The Boko Haram Insurgency, www.crisisgroup.org). Des organisations de la société civile nigériane font également des propositions raisonnables depuis des années. Encore faut-il que les puissants aient le temps de lire des rapports et de réfléchir ingénument à des solutions pour rendre la vie un peu moins précaire dans les localités perdues du nord-est, et de bien d’autres régions, alors que des élections générales dont les enjeux s’évaluent en centaines de millions de dollars se profilent à l’horizon.

Au Nigeria, « Boko Haram est une menace permanente »

Si, financièrement, le Nigeria est en bonne santé – ce qui lui a d'ailleurs permis de supplanter il y a peu l'Afrique du Sud comme première économie du continent –, en termes sécuritaires, le pays a tout d’un colosse aux pieds d’argile. Mardi 15 avril, dans l’Etat septentrional de Borno, des membres présumés de Boko Haram ont ainsi enlevé une centaine d'écolières, dont seulement 14 ont depuis retrouvé la liberté. La veille, déjà, un attentat à la bombe imputé par les autorités au groupe islamiste avait frappé Abuja, le pire qu'ait connu la capitale fédérale. Bilan : au moins 71 morts et 124 blessés.

Chercheur indépendant et ancien directeur du projet Afrique de l’Ouest de l’organisation International Crisis Group, Gilles Yabi décrypte l'évolution et la stratégie de Boko Haram, mouvement fragmenté dont le pouvoir de nuisance continue de menacer le géant africain aux 175 millions d’habitants. D’après l’ONG Amnesty International, il aurait fait plus de 1 500 morts depuis le début de l’année 2014.  

Comment faut-il interpréter les deux attaques commises par Boko Haram ?

Gilles Yabi : Ces dernières années, les attaques perpétrées par Boko Haram [qui, en langue haoussa, signifie « l’éducation occidentale est un péché »] ont été quasi hebdomadaires. Au fond, il n’y a jamais vraiment eu de longue période d’accalmie. Cela indique que le groupe, créé en 2002, demeure très dangereux et son pouvoir de nuisance, élevé. Ce qui s’est passé à Abuja a montré qu’il était toujours capable de commettre des attentats dévastateurs.

Pour ce qui est de l'enlèvement des écolières, il révèle combien les efforts entrepris depuis un an par la fédération nigériane, et en particulier par l’armée, ont été peu probants. En dépit d’un large déploiement de forces, Boko Haram fait planer une menace permanente sur les populations civiles, non seulement dans le nord du pays, mais aussi, désormais, dans la capitale fédérale. Si le mouvement s’attaque plus volontiers à des établissements scolaires, ce qu’il ne faisait pas initialement, c’est aussi parce qu’ils représentent des cibles plus faciles, dans un cadre sécuritaire renforcé.

Ces derniers temps, la capitale nigériane semblait avoir été relativement épargnée par les islamistes. De ce point de vue, l'attentat de lundi marque-t-il une rupture ?

A mon sens, on ne peut pas vraiment parler de rupture dans la mesure où Abuja a déjà été, par le passé, la cible de Boko Haram. Il y a eu l’attaque contre le siège de la police en juin 2011 – considérée comme le tout premier attentat-suicide qu’ait connu la capitale – puis, deux mois plus tard, l’attentat contre le bâtiment des Nations unies, qui, pour le groupe terroriste, s’est révélé une opération particulièrement « réussie » [il a fait plus de vingt morts]. Cela dit, il est vrai que, depuis, la plupart des attaques se sont concentrées dans les régions du Nord-Est, où Boko Haram jouit d’une solide implantation.

Le groupe peut-il étendre son champ d'action à tout le pays, et notamment au sud pétrolifère ? 

Ce risque existe depuis longtemps et on ne peut pas totalement l’exclure. Il est toujours possible que des éléments de Boko Haram s’infiltrent dans le sud du pays pour y commettre un attentat qui n'aurait pas nécessairement besoin d'être sophistiqué pour frapper les esprits. Néanmoins, il est beaucoup plus facile pour le groupe d’agir dans le Nord, que ses séides connaissent bien pour en être originaires, qu'ailleurs, loin de ses bases. A Abuja, le contexte sociologique peut encore permettre aux membres de la nébuleuse que constitue Boko Haram de se fondre dans la masse, alors que dans le Sud, le cadre est totalement différent. D’une part, les groupes ethniques ne sont pas les mêmes et, d'autre part, il y a beaucoup plus de chrétiens que de musulmans. Dans les grandes villes du Sud, dont Lagos, les membres de Boko Haram sont moins enclins à passer inaperçus. De fait, la prise de risque serait aussi plus importante. Mais, avec les élections générales (présidentielle, législatives et au niveau de chaque Etat) qui se profilent au début de 2015, il n’est pas impossible que la violence gagne d’autres régions que le Nord – y compris la zone pétrolifère du delta du Niger – sans être nécessairement liée à Boko Haram. 
           
Vous évoquez un contexte sociologique différent entre le Nord et le Sud. S'agit-il seulement d'une opposition entre chrétiens et musulmans ?

Non, la situation est infiniment plus complexe. Je pense qu’il ne faut pas réduire les tensions qui existent au Nigeria à une dichotomie Nord/Sud, avec, schématiquement, un Nord qui serait musulman et un Sud, chrétien. D’un côté comme de l’autre, différentes tendances cohabitent. Historiquement, Boko Haram est d’ailleurs le produit d’une fracture au sein de la communauté islamique, un agrégat d'éléments radicaux estimant que la charia [la loi coranique] devait être appliquée avec la plus extrême rigueur dans tous les Etats à majorité musulmane. Il convient également de rappeler que l’immense majorité des victimes de Boko Haram sont des musulmans issus du nord du pays. Ce sont eux, beaucoup plus que les chrétiens, qui ressentent au quotidien les effets pernicieux du terrorisme islamiste. Ce fut le cas notamment lors du carnage de Kano, en janvier 2012 (au moins 178 victimes).

Boko Haram donne le sentiment d’avoir une idéologie confuse. Quel but le groupe poursuit-il ?

C’est difficile à dire. Au départ, le mouvement était relativement structuré, avec un chef clairement identifiable, Mohammed Yusuf, qui ne se cachait pas. A l’époque, beaucoup venaient écouter ses prêches, très virulents, à la mosquée. Boko Haram avait alors son repaire dans un quartier de Maiduguri, la capitale et principale ville de l'Etat de Borno.
Après la répression de 2009 et l’exécution extrajudiciaire de Mohammed Yusuf par la police nigériane, le groupe est entré dans la clandestinité. Il n'est réapparu que près d'un an plus tard, avec un nouveau dirigeant, Abubakar Shekau. C’est à ce moment-là qu’il a basculé dans la violence et échappé à ceux qui voulaient l’utiliser politiquement. Il s'en est d'abord pris à l'Etat nigérian, avant de choisir d’autres cibles : des chefs religieux musulmans qui ne partageaient pas ses idées, des lieux de culte chrétiens et, plus récemment, des institutions scolaires. A l’aune de cette évolution, il est difficile de percevoir quelles sont exactement ses revendications. Et ce d’autant que l’organisation est désormais éclatée en différentes factions qui ne sont pas nécessairement coordonnées et ne partagent pas forcément les mêmes motivations.

La volonté d’imposer la charia à tout prix n'est-elle donc plus d’actualité ?

Il est difficile d’imaginer qu’ils puissent encore croire à ce projet-là. Surtout qu’en pratique, la charia est déjà officiellement en vigueur dans certains Etats du Nord depuis plusieurs années. Aujourd’hui, au-delà de la question religieuse, Boko Haram est un groupe nourri par un sentiment de vengeance à l'égard de l'Etat nigérian, qui a éliminé nombre de ses membres mais peine lui-même à adopter une stratégie claire. En effet, les autorités d'Abuja oscillent régulièrement entre tentation du dialogue et répression militaire dont on voit qu'elle n’est guère fructueuse. 

Le groupe continue-t-il à recruter ?

On sait assez peu de choses sur le fonctionnement interne de Boko Haram, car, comme je l’ai dit, il est émietté et totalement clandestin. Néanmoins, à en juger par les centaines de membres du groupe qui ont été tués ces dernières années au cours des nombreuses opérations menées par l’armée et la police, il est clair qu'il parvient toujours à se renouveler, et donc à recruter. 
 
Qu’est-ce qui différencie Boko Haram d’Ansaru, l’autre grande organisation islamiste du nord du Nigeria ?

A l’origine, Ansaru est une branche dissidente de Boko Haram [née en 2012]. La principale différence entre les deux repose sur le choix des cibles. Contrairement aux objectifs très locaux de Boko Haram, (commissariats de police, autorités religieuses...), ceux d’Ansaru ont une dimension plus « internationale » (prises d’otages étrangers). Cette organisation semble avoir davantage de connexions avec la nébuleuse islamiste internationale, et notamment Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI).   

L'Etat central peine à lutter efficacement contre Boko Haram. Comment expliquer une telle impuissance ?    

La violence n’émane pas uniquement de Boko Haram. Elle est structurelle et concerne à la fois le Nord, la « Middle Belt » (région centrale) et le delta du Niger, dans le Sud. Cette violence est liée à la manière dont le pays a été gouverné, non pas seulement au cours des dernières années, mais des dernières décennies. Le Nigeria est un Etat pétrolier qui n’aurait jamais dû se trouver dans la situation actuelle, avec des régions totalement délaissées sur le plan socio-économique. C’est donc la gestion du pays à long terme qui est en cause. C’est sur ce terreau fertile que Boko Haram a pu naître et surtout prospérer jusqu’à devenir une menace pour la sécurité des populations. A cela s’ajoutent des facteurs plus politiques. A travers le pays, les luttes de pouvoir – que ce soit au niveau de la capitale fédérale, c'est-à-dire de la présidence du pays, ou au niveau des Etats pour les postes très convoités de gouverneur – sont âpres, voire féroces, car le Nigeria est très riche en ressources. Celles-ci proviennent de la rente des hydrocarbures, dont une part non négligeable est répartie entre les 36 Etats de la fédération. Chacun, de fait, les convoite et tente d’instrumentaliser la violence à son profit. Evidemment, cela ne concourt pas à rendre l’Etat efficace dans sa lutte contre un groupe comme Boko Haram ; combat qui implique de disposer de forces de sécurité qui soient unies et soumises à une direction politique claire, conscientes de leur devoir et capables de faire la distinction entre les cibles terroristes et des populations civiles longtemps abandonnées à elles-mêmes par l’Etat et les élites politiques. 


Entretien avec Aymeric Janier, journaliste au Monde, publié le 17 avril sur lemonde.fr

Leçons préliminaires de la crise malienne pour l’Afrique de l’Ouest et au-delà

La crise dans laquelle le Mali a plongé au début de l’année 2012 et dont ce vaste pays d’Afrique de l’Ouest n’est pas encore totalement sorti, a mis en jeu de très nombreux acteurs dans un contexte national mais aussi régional et international d’une grande complexité. On peut cependant mettre en lumière les conditions qui devaient absolument être réunies au même moment pour qu’un pays présumé stable et démocratique pendant deux décennies puisse basculer ainsi dans un conflit politico-militaire qui l’affaiblira pendant de longues années. Alors que le Mali a cessé d’être au premier plan de l’actualité internationale, et même africaine, il me semble indispensable de revenir sur cette crise pour en tirer quelques leçons pour l’ensemble des pays d’Afrique de l’Ouest et, au-delà, pour tous les pays africains qui se sont engagés dans des processus de démocratisation au début des années 1990.

Deux faits ont marqué l’entrée du Mali dans une grave crise : le début d’une rébellion armée dans le Nord du pays le 17 janvier 2012 et le renversement du président en exercice Amadou Toumani Touré (ATT) par un coup d’Etat militaire le 21 mars 2012. Ces deux évènements vont mener au début du mois d’avril à la perte de contrôle des plus de deux tiers nord du territoire par l’Etat malien, au profit de groupes armés irréguliers qui se recomposeront au fil des mois suivants au gré des rapports de forces entre ceux qui ont mis en avant des revendications indépendantistes des régions du Nord (Le Mouvement national de libération de l’Azawad, MNLA) et ceux qui se sont présentés comme des combattants islamistes déterminés à imposer leur vision particulière de l’Islam dans un pays très majoritairement musulman. Dans ce dernier groupe se sont retrouvés le mouvement Ansar Eddine, le Mouvement pour l’unicité du Jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) et Al Qaeda au Maghreb islamique (AQMI).

L’émergence du MNLA fin 2011 et la première confrontation avec l’armée malienne début 2012 tiennent à la fois de circonstances du moment, et notamment des conséquences immédiates du conflit armé en Libye, et de problèmes plus anciens et bien connus : l’existence, à chaque génération, de groupes au sein de la communauté touareg du Mali tentés par une mobilisation politico-militaire contre l’Etat central et les limites des nombreux accords de paix précédents visant à mettre fin définitivement aux revendications autonomistes voire séparatistes dans le Nord du Mali. Cette fois, et ce fut une première dans l’histoire des rébellions touareg du Mali, le MNLA a explicité revendiqué l’indépendance de l’Azawad, un territoire qui, selon ce mouvement, regroupe les trois régions du septentrion malien (Gao, Tombouctou et Kidal), et l’a même proclamée en avril 2012 après l’effondrement militaire et politique de l’Etat malien.

En examinant la rébellion du MNLA, il est nécessaire de mettre en lumière à la fois les circonstances, en partie extérieures au Mali, qui ont permis de transformer un mouvement de contestation politique plutôt embryonnaire dans le Nord en un mouvement armé organisé doté d’une aile politique et d’une aile militaire, tout en ne perdant pas de vue la continuité historique du recours aux armes par des groupes touareg plus ou moins populaires au sein de la communauté dont ils estiment défendre les intérêts. C’est un autre Touareg influent originaire de la région de Kidal, et un des chefs de la rébellion des années 1990, Iyad Ag Ghali, qui a créé le mouvement armé Ansar Eddine. Connecté politiquement à Bamako mais aussi doté de relations dans les pays voisins, de l’Algérie à la Libye, Iyad Ag Ghali a réussi à doter un groupe initial de quelques dizaines de combattants de moyens militaires et logistiques considérables en quelques semaines, après avoir cherché dans un premier temps à prendre la tête du MNLA au moment de sa gestation officielle fin 2011.

Ce sont les connexions d’Ag Ghali avec des membres d’un autre groupe, Al Qaeda au Maghreb islamique (AQMI), qui ont rapidement fait d’Ansar Eddine un groupe armé beaucoup plus fort que le MNLA. Ansar Eddine a permis en réalité à AQMI, dont les principaux chefs sont Algériens, de prendre le contrôle de l’essentiel du Nord-Mali et d’instaurer un nouvel ordre islamiste dans les régions de Tombouctou, Kidal et Gao. Tandis que les élements d’AQMI et d’Ansar Eddine font la loi dans les deux premières régions, un autre groupe, le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), qui s’était fait connaître par des enlèvements d’otages européens en 2011, prend pied dans la région de Gao et se distingue par un recrutement diversifié (Maliens songhaï et peuls mais aussi Mauritaniens, Nigériens, Nigérians, Sénégalais etc.).

Même s’ils affichent des identités propres, Ansar Eddine et le MUJAO gravitent autour d’AQMI qui semble avoir décidé de faire du Nord-Mali un véritable territoire durablement placé sous son contrôle. Héritier du Groupement salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), AQMI est un produit des années de violences en Algérie.  Ce groupe s’était implanté au Nord du Mali à partir des années 2002-2003, y trouvant des conditions idéales pour en faire une base-arrière stratégique à partir de laquelle il pouvait mener des opérations de prise d’otage d’Occidentaux du Niger à la Mauritanie, dans le vaste espace sahélo-saharien. La présence de ce groupe affilié à la nébuleuse Al Qaeda pendant une dizaine d’années dans le Nord-Mali, a été déterminant dans la tournure prise par les évènements après le déclenchement de l’offensive du MNLA. On voit ainsi apparaître en plus de l’effet immédiat de la crise en Libye celui de l’exportation en partie des problèmes sécuritaires du grand voisin algérien.

Mais on voit aussi l’interaction entre les facteurs initialement extérieurs et l’environnement malien. Il faut notamment s’interroger sur les conditions locales au Nord-Mali qui ont facilité l’implantation d’AQMI mais aussi le recrutement relativement aisé par Ansar Eddine et le MUJAO de jeunes d’origines ethniques très diverses réellement endoctrinés et prêts à se sacrifier prétendument pour le jihad. Sans la confondre avec la mobilisation dans des groupes armés terroristes, il est essentiel d’identifier les facteurs politiques, économiques et socioculturels qui ont favorisé une radicalisation islamiste au sein de plusieurs communautés aussi bien au nord qu’au sud du Mali. 

Le déclenchement de la rébellion par le MNLA et l’entrée en scène simultanée de groupes armés islamistes depuis janvier 2012 signifiaient nécessairement qu’ils avaient anticipé une faible capacité de réaction de l’ennemi incarné par l’armée malienne. La désorganisation, les problèmes d’équipements et les tensions vives au sein de l’armée se donnaient à voir au lendemain des premières attaques dans le Nord. Il n’a pas fallu longtemps avant qu’un deuxième événement vienne enfoncer davantage le pays dans la crise : un coup d’Etat qui met fin le 21 mars au régime du président ATT. Ce coup d’Etat était en fait « accidentel » dans la mesure où il fait suite à une mutinerie de soldats qui se plaignent des conditions dans lesquelles la hiérarchie militaire les envoie se battre dans le Nord.

L’incapacité du régime ATT à répondre au nouveau défi sécuritaire dans le Nord précipité par le reflux des Touareg de Libye n’a été qu’une circonstance immédiate du coup d’Etat. L’effondrement militaire, politique et institutionnel du pays a résulté de malaises et de frustrations plus anciens au sein des forces de défense et de sécurité et d’une gouvernance marquée par l’enracinement de la corruption et du laxisme aussi bien au sein de la hiérarchie des forces armées que dans les cercles de décision politique. Il y avait déjà eu des rumeurs de complots déjoués contre ATT à Bamako, au cours de l’année 2010. Il était déjà question de jeunes sous-officiers frustrés notamment par la promotion fulgurante d’officiers de la génération du président et ancien général ATT à des haut grades, et plus généralement par la perception, correcte ou exagérée, d’un affairisme sans précédent des élites militaires et civiles les plus proches de la présidence.

La crise malienne lorsqu’on la décompose en ses différentes dimensions, affiche son enchevêtrement de facteurs internes et externes, de circonstances immédiates, récentes et anciennes, de faillite dans la gestion des affaires publiques, civiles et militaires, de non résolution d’anciens problèmes de coexistence entre communautés et d’intégration dans la nation malienne, de pénétration d’idéologies religieuses extérieures dans le corps social local et de pénétration parallèle d’acteurs du crime organisé transnational, notamment les réseaux de trafic de drogue. Le fait que cette crise soit survenue dans un des trois ou quatre pays d’Afrique de l’Ouest ayant régulièrement tenu des élections jugées globalement acceptables depuis une vingtaine d’années (1992 précisément, au lendemain de la transition conduite alors par le lieutenant-colonel ATT) est particulièrement significatif. Les acteurs politiques et ceux de la société civile malienne doivent en tirer toutes les leçons, mais aussi tous les autres pays d’une région qui venait à peine de tourner la page d’un long et coûteux conflit armé en Côte d’Ivoire.

Une leçon principale me semble devoir être tirée de cette crise : le processus de démocratisation, même lorsqu’il est une réalité, ne doit pas être confondu avec le processus de consolidation d’un Etat et ne le garantit en rien. Il était incongru de considérer le Mali comme on l’a  beaucoup entendu comme un modèle de démocratie en Afrique, mais il pouvait être effectivement considéré comme un modèle de démocratisation en prenant en compte son évolution politique depuis la conférence nationale de 1991 et surtout celle de la plupart des autres pays de la région où les éléctions ont été systématiquement contestées et où la démocratisation formelle n’a pas abouti à une alternance au sommet de l’Etat. En réalité, plusieurs élections présidentielles et législatives ont fait l’objet de sérieuses contestations au Mali sous le président Alpha Oumar Konaré et sous le président ATT, et la perception du Mali comme modèle de démocratisation a toujours été flatteuse. Mais comme plusieurs pays de la région ont basculé dans des violences politiques, voire des conflits armés, pendant les décennies 1990 et 2000, les critères à partir desquels un pays pouvait être considéré comme un « modèle » n’étaient pas très exigeants.

Derrière la pacification de l’espace politique particulièrement sous le paravent de la « démocratie consensuelle » sous ATT se cachait un partage du pouvoir et des ressources du pays au sein d’une élite peu concernée par l’intérêt général, y compris dans le domaine de la sécurité des populations et de la protection du territoire face aux menaces de toute nature. Une démocratisation qui se traduit simplement par la capacité des citoyens à choisir leurs dirigeants à l’occasion des élections ne garantit en rien que les pratiques de ceux-ci, une fois au pouvoir, seront orientées vers une gestion saine des affaires publiques et non exclusivement dédiées à l’accumulation d’avantages privés.

La démocratie malienne s’est accommodée d’un enracinement et d’une banalisation de la corruption sous diverses formes à tous les échelons de l’Etat et la sphère militaire et sécuritaire n’ayant pas de raison d’être épargnée, ceux qui par leurs fonctions étaient chargés de surveiller le territoire du Nord au Sud, de détecter et de contrer les menaces extérieures avant qu’elles ne prennent une dimension trop importante, étaient occupés par la recherche de gains financiers privés, bien au-delà de leurs rémunérations officielles très modestes. Des officiers maliens reconnaissent en privé par exemple que tout le monde était au courant de l’implantation d’AQMI dans le Nord depuis des années et que l’Etat laissait faire, en partie parce que les différents trafics dans ce vaste espace profitaient directement à des responsables politiques, militaires et sécuritaires à très haut niveau.

La force des influences extérieures déstabilisatrices et la réalité de la difficulté pour un Etat pauvre à contrôler effectivement ses frontières et son immense territoire ne doivent pas conduire à sous-estimer le lien puissant entre corruption généralisée, déliquescence des institutions et exposition à des crises et des conflits menaçant l’existence même de l’Etat. Chacun sait que les pays qui conjuguent démocratie formelle et permanence de la corruption à des degrés elévés sont légion en Afrique de l’Ouest, et ailleurs sur le continent. Ils devraient tous tirer les leçons de l’expérience malienne.

Enfin, il convient de rappeler aussi que la dimension intercommunautaire ou interethnique de la crise malienne, à travers la « question touareg », est présente dans quasiment tous les pays de la région, dans des formes certes très variées. Si on ne doit pas réduire la crise malienne à  la crispation des relations entre les populations du Sud et du Nord du Mali non touareg d’une part et la communauté touareg de l’autre, communauté elle-même hétérogène, on ne doit pas non plus nier l’existence de tensions ou plus précisément d’un fond de méfiance entre « peaux noires » et « peaux claires ou rouges », depuis la délimitation des frontières de l’Etat malien par le colonisateur français, et depuis la création de la République indépendante du Mali. Cette méfiance n’est pas nécessairement le facteur explicatif principal des rébellions touareg successives qui ne mobilisent qu’une minorité active des Touareg, mais elle crée et entretient indubitablement un contexte favorable à l’émergence régulière de groupes rebelles à l’Etat central.

La nouvelle crise au Mali a ainsi montré l’extrême difficulté que nombre de pays de la région à trouver les bonnes formules pour forger des nations dans lesquelles toutes les communautés ethniques se retrouvent et s’identifient pleinement sans devoir renoncer à l’affirmation de leur identité ethnique particulière. C’est toute la question de la gestion politique de la diversité à l’intérieur des pays africains qui est posée. La démocratisation, même lorsqu’elle s’est accompagnée de décentralisation et donc de démocratisation au niveau local comme ce fut le cas au Mali, n’a pas apporté une réponse satisfaisante à ce problème. On pourrait même penser qu’elle a favorisé un puissant retour de la mobilisation politique sur des bases ethniques, avec parfois comme corrolaire des épisodes de violences interethniques à l’échelle locale. Le champ de travail en Afrique de l’Ouest, et en Afrique subsaharienne plus généralement, pour trouver les formules institutionnelles les plus appropriées pour produire des Etats qui soient à la fois démocratiques, effectifs et efficaces dans la protection de la paix, de la sécurité et du bien-être collectifs, est encore immense.


Cet article est une version raccourcie et modifiée d'une communication faite en juillet 2013 à Goma, en République démocratique du Congo (RDC) à l'occasion d'un colloque organisé par le Pole Institute (http://www.pole-institute.org).