mercredi 20 avril 2016

Bénin : quelles réformes institutionnelles pour rompre avec la démocratie corrompue ? (III): Huit objectifs prioritaires pour une révision constitutionnelle substantielle

Non seulement le Bénin a besoin de rupture avec les pratiques politiques et administratives qui ont dévoyé son expérience démocratique depuis 25 ans, mais il a également besoin de réformes institutionnelles plus audacieuses que celles proposées dans le programme du nouveau président. Les mesures envisagées pour réduire la toute puissance de la fonction présidentielle doivent s’accompagner de la création de nouvelles institutions indépendantes dûment consacrées par la Constitution et dotées chacune d’un mandat précis contribuant au renforcement de la démocratie, des libertés, de l’Etat de droit et de l’Etat tout court dans sa posture d’incarnation de l’intérêt général.
Le Bénin malade de sa gouvernance politique ne doit pas se limiter à de petits ajustements institutionnels, à coups de décrets présidentiels marqués du sceau appréciable d’une authentique volonté de rupture.
Aux grands maux les grands remèdes. Le Bénin malade de sa gouvernance politique ne doit pas se limiter à de petits ajustements institutionnels, à coups de décrets présidentiels marqués du sceau appréciable d’une authentique volonté de rupture. Si le président Talon veut surprendre tous ceux qui s’étranglent encore d’inquiétudes en examinant les zones d’ombre de sa trajectoire personnelle, et dessiner en cinq ans un nouvel horizon prometteur pour le Bénin, il doit ouvrir dès maintenant un processus de consultation nationale décentralisé devant aboutir à l’élaboration d’une nouvelle Constitution.
Aller plus loin dans l’audace des réformes consisterait à mettre sur la table dès aujourd’hui les propositions suivantes, les affiner et les soumettre à un processus de consultation publique nationale :
  1. Mettre en place un mécanisme institutionnel visant explicitement à réguler les activités des partis et des acteurs politiques et à décourager les pratiques qui corrompent l’esprit de la démocratie :
  • Le mécanisme doit reposer sur des incitations aux bonnes pratiques– transparence des sources de financement des partis, représentativité nationale, démocratie interne, respect intégral des dispositions du code électoral, promotion de l’égalité entre hommes et femmes, production de programmes de gouvernement alternatifs et formation des adhérents au civisme -, et sur des sanctions graduelles des partis et des acteurs politiques qui se caractérisent par de mauvais comportements.
  • Il faudrait se servir du financement public des partis politiques comme d’un outil pour récompenser et encourager les partis qui adoptent les pratiques démocratiques voulues et pour sanctionner ceux qui ne le font pas.
  • L’allocation de ressources publiques accordée aux partis ne devrait donc pas dépendre seulement des résultats électoraux obtenus mais aussi d’une évaluation annuelle de leurs contributions à la consolidation de la démocratie sur la base de critères précis validés par tous à l’avance.
  • Allouer des ressources aux partis en fonction de leurs performances électorales ne véhicule aucune incitation à de bonnes pratiques. Cela revient dans la réalité à récompenser les partis et les acteurs pour lesquels tous les moyens sont bons pour gagner des élections.
  • Les pratiques les plus graves de corruption politique et de manipulation ethnique, religieuse ou régionaliste à des fins politiques pourraient déboucher sur une suspension des activités des partis concernés pour une durée limitée. Une suspension définitive pourrait être prononcée par la Cour suprême.
  • L’objectif d’un tel mécanisme d’incitations ne serait pas seulement d’encourager les meilleures pratiques politiques mais aussi de régénérer le système partisan béninois par l’élimination naturelle des coquilles vides qui se font passer pour des partis et par celle des coalitions opportunistes d’entrepreneurs politiques dépourvus de la moindre idéologie.
  • On imagine aisément qu’une régulation forte des activités politiques, pour être acceptable par la classe politique, ne pourrait être confiée qu’à une institution indépendante des pouvoirs exécutif et législatif.
  • Deux options au moins sont envisageables : créer une commission indépendante de régulation des activités politiques dédiée exclusivement à cette tâche, ou confier ce mandat à une nouvelle commission électorale indépendante aux prérogatives élargies, en remplacement de la Commission électorale nationale autonome (CENA) actuelle.
  • Il faudrait dans ce cas s’inspirer du modèle de commissions électorales existant dans les pays anglophones comme le Nigeria, le Ghana, ou plus loin le Botswana, où ces institutions consacrées par les lois fondamentales jouent un rôle crucial dans la régulation de la compétition politique au-delà de l’organisation des élections.
  1. Renforcer le pouvoir exécutif dans sa dimension collégiale en élevant le niveau d’exigence en matière d’intégrité et de compétence des membres du gouvernement :
  • Cela devrait passer par une obligation de consultation préalable par le président d’une nouvelle institution de conseil et par un système d’audiences publiques de confirmation des membres proposés par le président pour les fonctions ministérielles et pour quelques hautes fonctions de l’administration publique dûment déterminées dans la Constitution.
  • Avant de former son gouvernement, le président devra consulter obligatoirement une institution jouant un rôle de « conseil de sages », par exemple sur le modèle du Conseil d’Etat (Council of State) du Ghana, ou du Conseil de la République du Cap-Vert.
  • La composition de cette institution serait aussi inspirée de l’exemple ghanéen où elle compte des personnalités ayant occupé dans le passé de hautes fonctions publiques (anciens présidents de la Cour suprême, anciens chef d’état-major des armées, anciens directeurs de la police nationale…), des personnalités représentant chacune des régions du pays et des personnalités nommées par le président.
  • Au Ghana, toutes les nominations par le président des dirigeants d’institutions importantes comme l’Auditeur général, la Commission du service public, la Commission électorale indépendante et même les conseils d’administration des entreprises publiques doivent se faire « en consultation » avec le Conseil d’Etat. Les nominations des ministres se font quant à elles après approbation par le Parlement. Le président ghanéen, pourtant élu au suffrage universel, ne peut pas nommer n’importe qui comme ministre ou offrir à un ou une amie sans aucune compétence présumée une des plus hautes fonctions de la nation.
  • Au Bénin, la déliquescence des partis politiques est un constat largement partagé, et la corruption de la démocratie a entaché autant le pouvoir exécutif que le supposé contre-pouvoir de l’Assemblée nationale, où certains députés sont soupçonnés de monnayer leurs votes. Les réformes ne permettront pas de changer ces pratiques en un tour de main. Dans ces conditions, il serait judicieux de ne pas faire de la seule Assemblée nationale, ou de son bureau, l’institution de confirmation des ministres proposés à la nomination par le président.
  • On peut imaginer une consultation obligatoire du Conseil d’Etat (ou de la République) et une audience de confirmation formelle par l’Assemblée nationale dont l’intérêt principal serait la séance publique de questions à laquelle seraient soumis tous les ministres proposés. L’objectif d’un tel mécanisme ne serait pas de disqualifier les personnes choisies par le président, mais de forcer ce dernier à éviter dès le départ des choix de personnes aux aptitudes et/ou à l’intégrité douteuses pour former son gouvernement.
  • Rappelons qu’aux Etats-Unis, le puissant président doit faire confirmer par le Sénat le choix de toutes les personnalités les plus importantes du gouvernement. Je ne vois pas très bien pourquoi il serait scandaleux d’imposer un tel filtre des nominations au président de la République du Bénin. Cela ferait comprendre clairement aussi bien aux citoyens qu’au président que l’élection ne fait pas de ce dernier un monarque souverain et irresponsable.
  1. Donner plus de chances de disposer d’une administration publique performante et dédiée à l’intérêt général :
  • Cela devrait passer par une clarification dans la Constitution des fonctions qui relèvent directement du pouvoir exécutif du moment et de toutes les fonctions dans les ministères et agences publiques qui doivent être exclusivement soumises aux règles régissant le service public.
  • Cela passerait aussi par la création d’une Commission du service public, chargée de veiller au respect des principes fondamentaux du service public, de définir les règles gouvernant les recrutements, les rémunérations, les promotions et les sanctions dans l’administration.
  • Cette commission rendrait compte chaque année de la performance du service public, des efforts entrepris pour l’améliorer, des faiblesses les plus importantes aussi bien en matière de performance globale que de contribution à la réduction des inégalités régionales dans l’accès aux services publics.
  • Il n’y aurait ici aussi rien à inventer : les Public Service Commission existent dans plusieurs pays africains anglophones, le Ghana étant encore l’exemple le plus facile à examiner comme modèle dont peut s’inspirer le Bénin.
  • L’avantage de se doter d’une Commission du service public de taille réduite et fixée par la Constitution plutôt que des ministères en charge de la Fonction publique et de la réforme administrative, qui changent tous les ans de titulaires au gré des remaniements, serait de clarifier les responsabilités, de stabiliser les règles et de les affranchir des manipulations politiques partisanes et circonstancielles.
  1. Renforcer l’apprentissage de la culture démocratique et de la participation citoyenne à la délibération sur les politiques publiques :
  • Après 25 ans de démocratisation pendant lesquels l’apprentissage laborieux de l’organisation des élections par les institutions et celui de la politique politicienne par les acteurs attirés par la conquête du pouvoir ont accaparé toutes les énergies, il est peut-être temps de mettre l’accent sur le renforcement de la demande des citoyens d’une meilleure offre politique.
  • Il s’agirait de stimuler par un effort délibéré et budgétisé la volonté de participation des citoyens à la vie politique et plus largement leur intérêt pour le contrôle de la gestion des affaires publiques.
  • Une telle ambition nécessiterait la création d’une Haute Autorité en charge de la consolidation de la démocratie, institution indépendante et constitutionnelle qui aurait pour mandat de conduire des campagnes permanentes d’éducation civique de la population et d’organiser des débats annuels décentralisés et citoyens sur les grands domaines de l’action publique (éducation, santé, sécurité, politique économique, protection de l’environnement, politique étrangère).
  • Cette proposition ne serait pas un luxe pour une jeune démocratie africaine mais une innovation institutionnelle majeure qui marquerait une volonté de faire évoluer la démocratie représentative vers un démocratie participative, substantielle et intelligente faisant une place à la recherche de consensus sur les enjeux les plus cruciaux pour l’avenir du pays.
  1. Mettre en place un cadre cohérent global de lutte contre la mauvaise gestion des ressources publiques et contre la corruption :
  • Préciser dans la Constitution les principes généraux de la détermination des salaires, des primes et de tous les avantages accordés aux fonctionnaires et à toutes les personnes qui exercent des fonctions publiques, ainsi que les institutions en charge de cette détermination, à l’instar de la Commission de service public et éventuellement de comités parlementaires et/ou du Conseil d’Etat ou de la République.
  • Renforcer toutes les structures de contrôle de l’utilisation des ressources publiques, notamment l’Auditeur général et la Cour des comptes (érigée en institution judiciaire indépendante de la Cour suprême), qui doivent faire l’objet de dispositions précises dans la Constitution en matière de mode de composition, de garanties d’indépendance et de moyens financiers.
  • Constitutionnaliser l’Autorité nationale de lutte contre la corruption et en faire une institution dont les ressources financières sont sécurisées, et qui est dotée d’un mandat élargi intégrant un rôle d’enquête sur tous les faits présumés de corruption, d’évaluation régulière de la vulnérabilité à la corruption des ministères et de toutes les agences publiques et de prévention de la corruption par des programmes de sensibilisation destinés à l’ensemble de la population.
  • Supprimer l’actuelle Haute cour de justice qui a prouvé qu’elle offrait surtout aux plus hautes personnalités politiques soupçonnées de corruption une protection contre des poursuites judiciaires, et ne conserver comme dérogation aux lois qui s’appliquent à tous les citoyens que des dispositions permettant de protéger les membres du gouvernement et le président de poursuites abusives pendant l’exercice de leurs fonctions.
  1. Mettre en place des cadres institutionnels formels inscrits dans la Constitution pour assurer que les décisions touchant les questions fondamentales pour le pays soient toujours prises après consultation des personnes occupant les fonctions pertinentes au sein de l’Etat, et pour réduire l’influence des considérations purement politiques sur ces décisions :
  • Formaliser un Conseil national de sécurité en s’inspirant des modèles existants et fixer la composition ainsi que les domaines de compétence de ce Conseil dans la Constitution.
  • Créer une Commission nationale de planification du développement sur le modèle du National Development Planning Commission du Ghana, qui jouerait un rôle effectif de conseil du gouvernement sur les orientations de politique économique à moyen et long terme, les options en matière de développement équilibré de tous les départements du pays, l’anticipation des menaces à la continuité du progrès économique et social du pays.
  • Créer un Conseil national de l’enseignement supérieur, dont la composition serait déterminée par la Constitution, avec pour mission de conseiller le gouvernement sur les grandes orientations en matière d’enseignement supérieur et de la recherche, de définir des objectifs de moyen et de long terme dans ce domaine et d’assurer ainsi une continuité de l’action de l’Etat au-delà des changements de gouvernement.
  1. Inscrire dans la Constitution non seulement les principes généraux de la décentralisation mais aussi les mécanismes garantissant leur mise en œuvre effective en intégrant les dispositions principales des lois et décrets existants sur la décentralisation :
  • Préciser les obligations de l’Etat central à l’égard des collectivités territoriales décentralisées
  • Définir le cadre formel des responsabilités et des relations entre les collectivités décentralisées et les représentants de l’Etat central dans les départements
  • Inscrire dans la loi fondamentale le principe de l’affectation obligatoire d’un pourcentage minimal des ressources de l’Etat aux collectivités décentralisées.
  • Formaliser le mode de représentation des collectivités territoriales dans une institution nationale, le Conseil d’Etat (ou de la République). Chacun des départements pourrait ainsi désigner un représentant au sein de cette institution de conseil et de modération du pouvoir présidentiel.
  1. Renforcer la capacité de l’Assemblée nationale à jouer pleinement les différents rôles qui lui sont attribués par la Constitution :
  • Cela passe nécessairement par la réforme du système partisan et donc par les mesures proposées plus haut visant à réguler et à orienter l’action des partis politiques par un mécanisme reposant sur des incitations et des sanctions.
  • Mais il faudra beaucoup de temps pour que le Bénin dispose de partis structurés susceptibles d’animer positivement la vie politique et de produire en leur sein de futurs gouvernants préparés à l’exercice des plus hautes fonctions.
  • Une piste immédiate qui permettrait de redynamiser le Parlement, d’améliorer son fonctionnement et d’encourager les partis à préparer la future génération de femmes et d’hommes politiques serait la mise en place d’un programme de formation, sur financement public, de jeunes assistants parlementaires qui pourraient être ensuite recrutés par les députés.
  • On peut imaginer plusieurs formules dont celle d’une dotation financière accordée aux partis représentés à l’Assemblée nationale dédiée exclusivement à la rémunération de jeunes assistants parlementaires, avec un dispositif de contrôle crédible.
  • Associé à un système de financement public modulé des partis politiques, un tel programme permettrait d’atteindre plusieurs objectifs à la fois, y compris celui de redorer le blason, terni par la corruption généralisée, de l’engagement en politique au service de l’intérêt général.
Les réformes proposées ici semblent conduire à une prolifération de nouvelles institutions, qui pourraient ne pas être plus efficaces que celles dont dispose déjà la république. Il ne s’agit pas de créer de nouvelles institutions budgétivores, mais de fixer au contraire dans la Constitution des règles et des cadres formels aussi précis que possible pour que le fonctionnement de l’Etat ne dépende pas excessivement des qualités et des défauts du chef de l’Etat et de ceux d’une poignée de conseillers officiels et officieux qui ne répondent à personne d’autre que lui.
Le Bénin pourrait être le premier pays francophone à oser un véritable métissage constitutionnel. 
En clarifiant les responsabilités de chacune des institutions dans la loi fondamentale, en bouchant autant que possibles les trous de l’actuelle Constitution qui sont autant de non-dits susceptibles d’interprétations abusives au gré des intérêts particuliers des élites politiques, en palliant les graves insuffisances de la démocratie représentative qui concernent d’ailleurs toutes les démocraties dans le monde, le Bénin pourrait être le premier pays francophone à oser un véritable métissage constitutionnel.
Il ne me semble pas très logique de défendre des constitutions qui se limitent à l’énonciation de principes généraux et laissent un immense champ d’action aux pouvoirs exécutif et législatif dans le contexte de pays où les élites politiques, économiques, administratives et même religieuses et traditionnelles peuvent se confondre et accaparer tous les pouvoirs et toutes les ressources. La nécessité d’élaborer des textes constitutionnels détaillés, qui rompent avec la tradition politique et juridique française, inspiratrice des modèles constitutionnels de ses anciennes colonies, me semblent s’imposer aujourd’hui comme une évidence.
Article publié sur www.wathi.org, 20 avril 2016
http://www.wathi.org/laboratoire/tribune/benin-quelles-reformes-institutionnelles-pour-rompre-avec-la-democratie-corrompue-iii-huit-objectifs-prioritaires-pour-une-revision-constitutionnelle-substantielle/

Bénin : quelles réformes institutionnelles pour rompre avec la démocratie corrompue ? (II): Les réformes envisagées vont dans le bon sens

Les réformes institutionnelles proposées dans le programme de Patrice Talon, outre le mandat présidentiel unique de cinq ans, vont dans le sens d’une réduction de l’influence du pouvoir exécutif sur les institutions réputées indépendantes, particulièrement la Cour constitutionnelle, la Cour suprême et la Haute autorité de l’audiovisuel et de la communication (HAAC).
Une des mesures proposées consiste ainsi à enlever au président de la République et au président de l’Assemblée nationale le privilège de désigner les membres de la Cour constitutionnelle. Cette responsabilité serait confiée aux corps des magistrats, des professeurs de droit, des avocats, et aux collèges des anciens présidents de la République et des anciens présidents de l’Assemblée nationale qui éliraient des représentants. L’objectif d’accroître les chances d’une indépendance réelle de la Cour constitutionnelle par rapport à l’institution présidentielle mais aussi au Parlement est évident.
Ces changements institutionnels sont cohérents avec la dénonciation par l’ex-candidat Talon d’un pouvoir présidentiel « surpuissant » écrasant toutes les autres institutions. 
C’est la même logique qui sous-tend les propositions de réforme de la Cour suprême, dont le président ne serait plus nommé par le chef de l’Etat mais élu par les membres de la plus haute institution judiciaire. Même volonté de renforcer l’indépendance de la HAAC dont le président serait élu au sein des professionnels des médias membres de cette Autorité de régulation, même si le président de la République désignerait aussi un des membres. Ces changements institutionnels sont cohérents avec la dénonciation par l’ex-candidat Talon d’un pouvoir présidentiel « surpuissant » écrasant toutes les autres institutions.
Même s’il faudra examiner avec attention les risques éventuels liés aux nouveaux modes de sélection des membres de ces institutions cruciales pour un meilleur équilibre des pouvoirs, ces propositions vont dans le bon sens. Les dérives de la gouvernance du pays sous l’ancien président Yayi Boni, mais aussi sous ses prédécesseurs, n’ont fait qu’exposer davantage les dangers qu’une nation court lorsque la Constitution ne prévoit pas de dispositifs permettant de limiter et d’encadrer les pouvoirs discrétionnaires des présidents, notamment en ce qui concerne les nominations à toutes les fonctions civiles et militaires, y compris à la tête des plus hautes institutions censées agir comme contre-pouvoir.
Il y a de ce point de vue une tentative appréciable dans le projet de réformes du président Talon de mettre fin à une gestion des affaires publiques entièrement soumise à des choix politiques et, in fine, aux préférences personnelles du président ou aux choix qui lui sont imposés dans l’ombre par une variété de groupes d’intérêts privés, qu’ils soient purement affairistes ou ethno-régionaux, religieux ou sectaires.
Il y a de ce point de vue une tentative appréciable dans le projet de réformes du président Talon de mettre fin à une gestion des affaires publiques entièrement soumise à des choix politiques. 
Le projet de l’ancien candidat propose de « pourvoir les hautes fonctions de l’administration par appel à candidatures avec mandat et une rémunération conséquente » et de procéder de la même manière pour le recrutement des membres des structures de contrôle de l’Etat. L’objectif paraît aussi clair et cohérent avec le diagnostic sur la mauvaise gouvernance : réduire la politisation de l’administration publique et augmenter les chances d’avoir des hauts fonctionnaires présumés compétents dans les domaines spécifiques dont la responsabilité leur est confiée.
La question du mode de sélection des personnes qui doivent occuper les fonctions où se prennent les décisions déterminantes pour le présent et l’avenir d’un pays dans tous les domaines de l’action publique n’est ni anodine ni secondaire. Elle est centrale. Le dicton populaire « l’homme ou la femme qu’il faut à la place qu’il faut » est aussi simple et ancien que juste et actuel. Plus personne, sauf peut-être quelques extrémistes du néolibéralisme, ne conteste aujourd’hui le rôle clé du leadership politique et de la qualité de l’administration publique dans la capacité d’un pays à améliorer sur une longue durée les conditions de vie de ses habitants.
Le dicton populaire « l’homme ou la femme qu’il faut à la place qu’il faut » est aussi simple et ancien que juste et actuel. 
Au Bénin en particulier, les obstacles majeurs à un progrès économique, social, éducatif et culturel partagé ne relèvent pas d’un manque d’esprit d’initiative privée.Au contraire, les Béninoises et les Béninois, dans leur grande variété d’origines sociales, font preuve au quotidien d’une grande ingéniosité pour survivre, pour vivre décemment, pour vivre convenablement ou pour vivre très confortablement. En s’affranchissant, aussi souvent que nécessaire, des lois et des règlements d’un Etat qui ne fonctionne qu’accidentellement au service de l’intérêt général.
C’est l’absence d’un progrès continu et visible dans l’œuvre de construction d’un Etat structuré, respectable, régulateur et producteur de services et de politiques publics essentiels et la généralisation de la corruption dans toutes les strates de la société qui expliquent le sentiment de malaise et de désenchantement des Béninois. C’est sans doute en partie parce que le candidat Talon a bien compris les origines de ce malaise qu’il a osé faire campagne sur le slogan d’une rupture avec une mauvaise gouvernance qu’il a pourtant observée… et fréquentée de près.
Article publié sur www.wathi.org, le 20 avril 2016
http://www.wathi.org/laboratoire/tribune/benin-reformes-institutionnelles-rompre-democratie-corrompue-ii-reformes-envisagees-sens/

Bénin : quelles réformes institutionnelles pour rompre avec la démocratie corrompue? (I): Le mandat présidentiel unique n’est ni une mauvaise idée ni la panacée

Le nouveau président Patrice Talon dont la fulgurante réussite électorale aura incarné la toute puissance de l’argent dans la politique béninoise sera-t-il celui qui permettra au Bénin de sortir du piège de la démocratie corrompue ? Rien dans la trajectoire personnelle de l’ex-candidat Patrice Talon comme homme d’affaires prospère et comme financeur d’acteurs politiques victorieux n’incite a priori à un tel optimisme. Mais il y a une raison objective de croire qu’il peut effectivement être l’homme d’un « nouveau départ » : le diagnostic juste qu’il fait de l’état de la gouvernance dans le pays et l’orientation générale des réformes institutionnelles proposées dans son projet de société.
La proposition d’un mandat présidentiel unique de cinq ans est, sans surprise, celle qui est la plus commentée parmi les mesures clés avancées par le candidat Talon dans le domaine des réformes politiques et institutionnelles. Il s’est engagé à donner lui-même le ton en ne faisant qu’un seul mandat de cinq ans, alors que l’actuelle constitution autorise deux mandats consécutifs. Il n’a pas hésité à réitérer son engagement à se retirer en 2021 dans son discours d’investiture.
La suppression de la possibilité pour un président d’être réélu participe, comprend-on, d’une volonté de réduire la « puissance » de la personne qui exerce la fonction présidentielle 
Le diagnostic qu’on peut lire dans le document de campagne du nouveau président est le suivant : « Le Président de la République exerce désormais un pouvoir « surpuissant » qui lui a permis de dominer toutes les autres institutions, de mettre sous son contrôle exclusif tous les moyens de l’Etat, d’affaiblir les droits et de discriminer dans l’accomplissement de ses devoirs vis-à-vis des citoyens » ; « le pouvoir exécutif est devenu nuisible en ce qu’il est exposé à toutes les dérives institutionnelles, structurelles et personnelles. Il œuvre exclusivement à son propre maintien et épanouissement, au détriment de la dynamique collective ».
La suppression de la possibilité pour un président d’être réélu participe, comprend-on, d’une volonté de réduire la « puissance » de la personne qui exerce la fonction présidentielle – en limitant la période maximale de cet exercice à cinq petites années. On s’attend aussi, et peut-être surtout, à ce qu’un mandat unique mette fin à la tentation pour un président élu de se focaliser dès la première année de pouvoir sur la réélection et de n’être guidé dans toute son action que par l’obsession de rester au pouvoir le plus longtemps possible.
L’obsession du maintien au pouvoir du président et parfois encore davantage de ses proches et de tous les profiteurs agglutinés autour du palais présidentiel est un des facteurs majeurs de grandes désillusions démocratiques, voire de drames nationaux violents. 
Cet argument me semble tout à fait percutant, lorsqu’on observe attentivement les pratiques politiques pernicieuses qui se sont installées au Bénin comme dans toutes les jeunes démocraties africaines au cours des deux dernières décennies. L’obsession du maintien au pouvoir du président et parfois encore davantage de ses proches et de tous les profiteurs agglutinés autour du palais présidentiel est un des facteurs majeurs de grandes désillusions démocratiques, voire de drames nationaux violents.
Après avoir mis les moyens politiques, sécuritaires, financiers, médiatiques, diplomatiques de l’Etat au service de l’obtention d’un deuxième mandat, nombre de chefs d’Etat ont pensé qu’il n’y avait pas de raison de ne pas mobiliser les mêmes moyens – surpuissants – pour faire sauter les dispositions limitant souvent à deux le nombre de mandats. Il ne me paraît pas idiot de proposer le mandat unique comme un possible antidote au poison de l’irrésistible attrait du pouvoir à intensité et à durée illimitées.
Mais on peut aussi aisément faire apparaître les limites du mandat unique, voire les dangers qu’il comporterait. Il y a un risque d’instabilité institutionnelle et de fragilisation de l’Etat liée à un changement de président tous les cinq ans. Cette alternance obligatoire se traduirait par une absence de continuité dans l’action de l’Etat si les orientations fondamentales changent avec chaque président. Il y a un risque d’affaiblissement trop important de la fonction présidentielle – qui incarne pourtant le choix du peuple souverain à travers l’élection au suffrage universel-, au profit d’institutions ou de groupes de personnes moins légitimes, et plus difficiles à identifier et à tenir pour responsables de l’action publique.
Mais on peut aussi aisément faire apparaître les limites du mandat unique, voire les dangers qu’il comporterait. 
Mais l’argument qui paraît le plus fort à opposer à l’option du mandat unique consiste à lui reprocher de supprimer l’incitation première à la bonne conduite pour un président en exercice : la perspective d’une réélection. Pourquoi un chef d’Etat se donnerait-il beaucoup de mal pour produire des résultats économiques et sociaux incontestables en cinq ans s’il ne peut pas voir sa performance récompensée par un plébiscite pour lui accorder au moins cinq ans de plus ? Pourquoi se gênerait-il pour tirer autant d’avantages que possible de la fonction présidentielle furtive alors qu’il n’aurait pas de sanction politique à craindre de la part des électeurs ?
Pourquoi le président Patrice Talon, pour prendre cet exemple, parce qu’il aura choisi volontairement de ne faire qu’un mandat, ne profiterait-il pas de ses cinq ans pour s’assurer de se mettre définitivement à l’abri de toute menace sur sa fortune ? On ne peut pas éluder ces questions et ne pas reconnaître la force de cet argument. Enlever la possibilité de la réélection, c’est aussi ôter au peuple souverain le choix de reconduire un chef qu’il trouve bon pour lui et pour le pays. C’est un coup porté à un des piliers de la justification des démocraties électorales : la possibilité qu’elles offrent aux citoyens de choisir mais aussi de congédier ou de reconduire leurs élus.
En observant l’évolution politique récente dans les pays d’Afrique de l’Ouest, on doit reconnaître que la perspective de la réélection joue désormais un rôle certain dans la volonté des présidents d’afficher un bilan positif au terme de leur premier mandat, en termes d’infrastructures routières, énergétiques, de santé et d’éducation ou de distribution de microcrédits. Même s’ils ne se contentent pas de compter sur leur bilan économique et social pour gagner, ils font tout de même des efforts importants pour en avoir un à présenter aux électeurs. En feraient-ils autant s’ils n’avaient droit qu’à un mandat unique constitutionnel ?
On doit reconnaître que la perspective de la réélection joue désormais un rôle certain dans la volonté des présidents d’afficher un bilan positif au terme de leur premier mandat. 
L’argument n’est cependant pas imparable. La pression politique pour afficher des résultats après cinq ans n’a pas que des avantages. D’abord, elle ne joue pas encore dans le contexte ouest-africain le rôle le plus important comme déterminant des chances de réélection : il est au moins aussi efficace de mobiliser les moyens de l’Etat en fin de mandat pour faire une précampagne et une campagne victorieuses, accompagnées d’achats directs ou indirects de voix et de nombreuses autres astuces pour corrompre le processus électoral afin de gagner… même lorsqu’on a en réalité perdu.

En second lieu, la perspective de la réélection est une incitation à afficher un bon bilan et à paraître un bon président au moment précis du vote. Ce n’est pas nécessairement une incitation à faire les meilleurs choix de politiques publiques qui tiennent compte des coûts et des bénéfices immédiats mais aussi futurs. Ce qu’on observe en Afrique et d’ailleurs aussi dans toutes les démocraties rythmées et dominées par les élections présidentielles, c’est une tendance à privilégier à l’approche de la fin du premier mandat des mesures populistes même lorsqu’elles sont contraires à l’intérêt général à moyen et long terme. Ce n’est pas très grave dans les contextes où l’action publique consiste à apporter des changements marginaux à des orientations et à des systèmes déjà bien établis.
C’est beaucoup plus grave dans les pays africains où les choix à faire aujourd’hui dans les domaines comme l’éducation, la santé, la sécurité ou l’impulsion économique sont vitaux et doivent impérativement s’inscrire dans un horizon temporel qui dépasse la durée d’un ou de deux mandats présidentiels. La volonté de se faire réélire, dans le contexte d’un fossé économique, éducatif et social entre les élites et les masses, conduit peut-être, par exemple, à construire hâtivement des centaines d’écoles partout dans le pays…. mais pas à s’assurer qu’elles auront des enseignants, et qu’elles s’inscrivent dans une politique éducative nationale cohérente.
La croyance dans la capacité du mandat renouvelable à inciter à une bonne gouvernance pendant le premier mandat est donc avant tout… une croyance. 
L’obsession de la réélection conduit à investir plus que de raison dans la communication permanente sur tous les faits et gestes du président, à récompenser une armée de thuriféraires du chef de l’Etat en campagne permanente, à mettre parfois l’essentiel de l’administration publique au service de l’obligation d’assurer la popularité du président à la veille des élections. La croyance dans la capacité du mandat renouvelable à inciter à une bonne gouvernance pendant le premier mandat est donc avant tout… une croyance.
Le mandat unique n’incite certes pas nécessairement à faire des choix plus avisés de politiques publiques durables puisque le président aurait peu de chances de récolter les fruits des efforts entrepris pendant cinq ans et de se voir attribuer les succès à moyen terme de son gouvernement. Débarrassé de la peur de la défaite électorale au terme de son mandat, le président pourrait par contre être plus libre et capable d’engager des réformes cruciales pour l’avenir mais impopulaires, ou heurtant de puissants groupes d’intérêts à court terme. Le président ou la présidente le pourrait. C’est une possibilité parmi d’autres. Nous sommes donc ici aussi dans le registre des croyances.
Affirmer que le mandat unique est forcément un meilleur choix institutionnel que le mandat renouvelable une fois serait aussi intellectuellement douteux que d’affirmer l’inverse. C’est pour cela que l’examen de la question du mandat unique proposé par le nouveau président béninois doit se faire en relation avec les autres réformes institutionnelles envisagées. Et c’est là que s’ouvrent des perspectives prometteuses pour donner un véritable contenu au slogan de la rupture. A condition d’aller encore plus loin dans l’audace des réformes.
Article publié sur www.wathi.org, 20 avril 2016
http://www.wathi.org/laboratoire/tribune/benin-reformes-institutionnelles-rompre-democratie-corrompue-i-mandat-presidentiel-unique-nest-mauvaise-idee-panacee/

jeudi 17 mars 2016

Face au terrorisme, l’Afrique de l’Ouest doit rester zen et minimiser les risques

A qui le tour ? Après l’attentat terroriste à Ouagadougou en février dernier, on se posait déjà cette question morbide. Quelle capitale ouest-africaine serait la prochaine cible d’Al Qaeda au Maghreb islamique (AQMI) et de son nouveau mode opératoire ? Dakar ou Abidjan ? C’est la Côte d’Ivoire qui a été frappée ce dimanche 13 mars. Pas la métropole Abidjan elle-même mais son prolongement balnéaire du week-end, Grand-Bassam. Onze Ivoiriens, un Nigérian ont été tués aux côtés d’une Allemande, d’une Macédonienne, d’un Libanais et de quatre Français. A Ouagadougou et à Bamako aussi, les victimes étaient autant africaines que non africaines. Le terrorisme est une menace pour nous tous, résidents dans n’importe quelle ville d’Afrique de l’Ouest. Comme elle l’est depuis longtemps dans d’autres parties du monde.
On comprend qu’au lendemain de chaque acte terroriste, les chefs d’État de la région, de concert avec les autorités françaises, leurs premiers partenaires dans le domaine de la défense et de la sécurité, déclarent avec la même force leur détermination à lutter contre le terrorisme. Mais les dirigeants ouest-africains ont la responsabilité de développer aujourd’hui une réflexion autonome sur la menace terroriste, qui intègre cette dernière dans le contexte général des risques sécuritaires auxquels font face les pays de la région. Qui tienne compte de la situation politique, économique et sociale, des équilibres internes fragiles et des moyens limités de la région. Et qui tienne compte aussi des conséquences à long terme des choix stratégiques effectués aujourd’hui.
Cette réflexion autonome devrait être guidée par deux impératifs simples : protéger les populations autant que possible ici et maintenant ; et ne pas compromettre par les décisions d’aujourd’hui la paix et la sécurité à moyen et long terme dans la région.
Les dirigeants ouest-africains ont la responsabilité de développer aujourd’hui une réflexion autonome sur la menace terroriste
Il vaut mieux avoir dans son pays des forces spéciales entraînées et équipées pour pouvoir réagir efficacement à l’attaque d’un commando armé, que de ne pas en avoir. A Grand-Bassam, l’intervention rapide des forces ivoiriennes, en neutralisant les trois hommes armés, a incontestablement sauvé des vies et limité un bilan déjà douloureux de 16 tués.
Il n’y a pas de miracle. Sans être un expert en la matière, on peut affirmer que disposer de forces spéciales adaptées à ce type de situation nécessite un recrutement exigeant, une formation adaptée, des entraînements réguliers, des équipements appropriés, une logistique et une chaîne de commandement bien pensées. Dans tous les pays de la région, personne ne devrait trouver à redire à un renforcement des moyens nécessaires aux forces dédiées à la réaction contre des attaques terroristes de cette nature. Compte tenu des implications en termes de moyens financiers et d’expertise technique, on ne trouvera pas non plus à redire à une coopération avec la France, les États-Unis et d’autres partenaires dans le domaine de la formation et de l’équipement des forces spéciales et/ou des unités anti-terroristes.
Cette réflexion autonome devrait être guidée par deux impératifs simples : protéger les populations autant que possible ici et maintenant ; et ne pas compromettre par les décisions d’aujourd’hui la paix et la sécurité à moyen et long terme dans la région.
Le véritable succès de la lutte opérationnelle contre le terrorisme est cependant celui, discret, qui se traduit par des attaques déjouées ou découragées en amont par le travail des services de renseignements et de l’ensemble de l’appareil de sécurité intérieure et extérieure des États. Comme partout dans le monde, des succès ne pourront être enregistrés dans le domaine de la prévention de la forme dominante actuelle du terrorisme que par un renforcement de la qualité et du professionnalisme des ressources humaines impliquées dans les services de renseignements et de sécurité, et par un accroissement des moyens mis à leur disposition.
La prévention des attaques consiste aussi pour les pays de la région à sécuriser davantage de manière visible les lieux apparaissant comme les cibles potentielles les plus évidentes pour les terroristes, et à donner le sentiment d’avoir aussi renforcé la protection des cibles secondaires beaucoup trop nombreuses pour pouvoir être effectivement bien sécurisées. La perception d’un renforcement de la sécurité est autant important que la réalité. Le bon sens recommande de soutenir tous les efforts allant dans ce sens.
Mais le même bon sens devrait pousser les responsables politiques de la région à situer toutes les mesures sécuritaires immédiates dans le cadre de la protection des fondations structurelles de la paix et de la sécurité dans chacun des pays d’Afrique de l’Ouest. Préserver le dynamisme des activités économiques formelles et informelles dans tous les pays est notamment essentiel : casser par exemple la reprise économique en Côte d’Ivoire et ses perspectives à cinq ou dix ans par un attentat serait par exemple catastrophique pour ce pays et pour tout son voisinage.
C’est parce que l’impact des attaques terroristes sur les modes de vie est potentiellement dévastateur qu’il est judicieux de prendre des mesures qui rassurent les populations, à défaut de pouvoir les protéger effectivement. Les résidents des grandes villes ouest-africaines doivent absolument continuer à vivre, à sortir, à travailler, à commercer, à entreprendre, à se projeter dans un avenir meilleur. Les Etats doivent prendre des mesures pour donner aux populations le sentiment qu’elles sont mieux protégées tout en évitant d’opter pour un déploiement excessif de forces de sécurité armées qui provoquerait l’effet inverse : un sentiment d’insécurité permanente. C’est la recherche difficile de cet équilibre qui doit guider les autorités politiques de la région.
Casser la reprise économique en Côte d’Ivoire et ses perspectives à cinq ou dix ans par un attentat serait par exemple catastrophique pour ce pays et pour tout son voisinage.
Protéger les bases fondamentales de la paix et de la sécurité à long terme en Afrique de l’Ouest, c’est protéger les investissements dans l’éducation, la formation professionnelle, la santé et les infrastructures économiques et sociales structurantes. C’est investir dans la construction des capacités humaines des Etats à concevoir et à mettre en œuvre les politiques publiques les plus efficaces correspondant à l’intérêt général de leurs pays respectifs, dans tous les domaines, y compris celui de la sécurité qui ne se limite pas à la lutte contre le terrorisme. C’est renforcer la coopération au sein de l’espace régional ouest-africain élargi à l’ensemble du Sahel, investir dans la compréhension des dynamiques complexes et menaçantes de l’Afrique du Nord et tisser des liens d’un type nouveau avec les Etats et les peuples de cette région voisine.
La Côte d’Ivoire, dernière cible en date des criminels, a connu plus d’une décennie de crise politico-militaire avec un bilan désastreux. Pour ce pays, la première des priorités, avant et après l’attentat de Grand-Bassam, est d’éviter de recréer les conditions d’un retour à de graves fissures politiques internes et d’éloigner durablement toute possibilité de retour à une guerre civile. C’est pour cela qu’en Côte d’Ivoire, comme dans tous les autres pays d’Afrique de l’Ouest, côtiers comme sahéliens, il est essentiel que la lutte contre le terrorisme et les discours qui l’accompagne n’offrent aucune possibilité d’exploitation opportuniste aux entrepreneurs des extrémismes religieux et politiques.
C’est aussi pour éviter de compromettre la paix et la sécurité à moyen terme que les dirigeants des pays de la région ne doivent pas systématiquement reprendre en chœur la rhétorique de la guerre contre le terrorisme, comme s’ils avaient les mêmes moyens d’action, de défense et de protection que les pays les plus puissants de la planète. Il ne s’agit pas de prendre ses distances par couardise avec les partenaires occidentaux, ennemis déclarés de premier ordre des groupes se revendiquant d’Al Qaeda ou de l’État islamique. Il s’agit de continuer à coopérer avec la France, les États-Unis, l’Europe dans les domaines sécuritaire et militaire, mais sans en faire trop. Notamment sans communiquer à outrance sur l’intensité de cette coopération.
Je ne sais toujours pas si les citoyens ouest-africains doivent se réjouir ou s’inquiéter de voir chaque année toujours davantage d’avions militaires européens et américains dans le ciel des capitales de la région.
L’Afrique de l’Ouest ne doit pas renoncer à toute ambition de développer une capacité autonome d’évaluation des menaces sécuritaires et de hiérarchisation de ses priorités. Elle doit le faire en expliquant à ses partenaires occidentaux qu’elle n’a aucune envie de courir le risque de devenir, dans quelques années, le nouveau champ de bataille, et de ruines, entre les puissances de la planète et leurs ennemis les plus déterminés du moment. Je ne sais toujours pas si les citoyens ouest-africains doivent se réjouir ou s’inquiéter de voir chaque année toujours davantage d’avions militaires européens et américains dans le ciel des capitales de la région. Je ne sais pas si la transformation progressive de l’Afrique de l’Ouest et du Sahel en une base militaire géante pour la lutte contre le terrorisme est le meilleur choix pour l’avenir. Je n’ai aucune certitude mais peut-être devrions-nous en discuter.
Article publié sur www.wathi.org, 17 mars 2016
http://www.wathi.org/laboratoire/tribune/face-terrorisme-lafrique-de-louest-rester-zen-minimiser-risques/

mercredi 2 mars 2016

Bénin : sortir du piège sans fin de la démocratie corrompue

Le directeur d’une régie financière de l’Etat nouvellement nommé qui organise une messe dans son église pour remercier le président qui l’a choisi pour ce poste. Et qui fait diffuser son message de remerciement à Dieu et au président au journal du soir de la télévision nationale. Un directeur d’une grande entreprise publique, récemment nommé aussi, qui doit remercier aussi le président de la République en se prêtant à un meeting dans sa région d’origine. Remerciements appuyés du DG et de ses parents de la localité diffusés aussi dans le journal télévisé de la chaîne publique. C’était il y a plus d’un an. On m’avait expliqué que la pratique était courante, voire systématique, que le président exigeait lui-même ces marques de reconnaissance médiatisée des hauts fonctionnaires promus.
Plus récemment, il y a deux semaines, alors que j’étais à Cotonou, la même télévision publique diffusait en boucle une vidéo de présentation de la maquette surréaliste d’un projet de développement touristique sur la côte béninoise. Tous les Béninois d’âge adulte ont entendu parler depuis dix ou quinze ans du projet de transformation de la « Route des Pêches », une route sablonneuse reliant Cotonou à Ouidah distante de 42 kilomètres, bordée par les cocotiers et l’océan atlantique, au potentiel touristique évident. On a tous eu le temps de franchir plusieurs étapes dans nos vies sans voir le moindre début de réalisation du projet. Rien. Même pas quelques lampadaires pour éclairer cette corniche naturelle à la tombée de la nuit.
A trois semaines d’une élection présidentielle, la télévision publique n’avait rien d’autre à diffuser que les images de la maquette de l’énième version du projet, conçue cette fois par un promoteur venu de Macao… J’ai vu de mes propres yeux la diffusion de la cérémonie de décoration officielle du promoteur par l’Etat béninois. Décoré par l’Etat pour avoir proposé une maquette.
Dire que le Bénin est gravement malade peut paraître incongru, voire choquer. Dans cette Afrique de l’Ouest, nombre de pays connaissent une insécurité permanente, font face au terrorisme, se débattent dans des crises politiques interminables.
J’écris rarement sur le Bénin, mon pays, parce que j’ai vraiment du mal à savoir par quel bout prendre ses problèmes, et comment en évaluer la gravité. Dire que le Bénin est gravement malade peut paraître incongru, voire choquer. Dans cette Afrique de l’Ouest, nombre de pays connaissent une insécurité permanente, font face au terrorisme, se débattent dans des crises politiques interminables. D’autres se relèvent depuis quelques années seulement de périodes très difficiles.

Le Bénin connaît la paix et de manière générale la sécurité. C’est aussi un pays où on peut observer au quotidien des femmes et des hommes, dans cet ordre, levés aux aurores, travailler de longues heures sous un soleil de plomb, très majoritairement dans le secteur informel, pour gagner leur vie, payer les frais de santé et de scolarité de leurs enfants. C’est aussi un pays de grande liberté, où les gens s’expriment librement sur la politique, critiquent et insultent publiquement les plus hautes autorités. Un pays où les gens créent de nouvelles activités économiques tous les jours et diversifient leurs sources de revenus par tous les moyens.
C’est une sorte de paradis de l’entrepreneuriat privé et de la non régulation. Chacun peut transformer sa maison en une école du jour au lendemain, créer même une université privée, et prétendre délivrer des MBA (Master of Business Administration). Les autorisations formelles nécessaires seront obtenues sans mal. Chacun peut aussi faire le choix de l’investissement dans la très prospère économie de la foi, de la rédemption des âmes et des rêves d’une vie meilleure, et créer dans son salon une filiale d’une des multiples églises nigérianes d’inspiration américaine. Les fonctionnaires, les cadres du secteur privé formel, tous ou presque ont au moins deux sources de revenus et de multiples usages du temps de travail quotidien normalement affecté à une occupation professionnelle précise.
Chacun peut aussi faire le choix de l’investissement dans la très prospère économie de la foi, de la rédemption des âmes et des rêves d’une vie meilleure, et créer dans son salon une filiale d’une des multiples églises nigérianes d’inspiration américaine.
Dire que ce pays en paix, entreprenant, où le président va rendre le tablier à la fin de ses deux mandats, va très mal peut sembler incongru. Et pourtant. Le Bénin, qui a inauguré les conférences nationales africaines en 1990, me semble offrir aujourd’hui l’exemple le plus abouti des trajectoires de démocratisation corrompue et improductive. Comme beaucoup d’autres pays du continent, il est enfermé et s’enferme davantage, au rythme des kermesses électorales, dans le piège sans fin de la démocratie non réfléchie. La démocratisation et la libéralisation de l’économie à la béninoise ont interrompu l’œuvre difficile et de longue haleine de la construction d’un Etat et d’une nation. La démocratisation a apporté les libertés aux populations, et c’est là un acquis fondamental à préserver. Mais c’est bien le seul.
La démocratisation de ces 25 dernières années a fait exploser le clientélisme politique, légitimé la corruption et encouragé le repli identitaire et régionaliste. Les élites intellectuelles, suivies peu après par les élites économiques et traditionnelles, ont vite compris les règles du multipartisme intégral et de la démocratie électorale. Elles ont compris qu’il fallait mobiliser du monde derrière soi dans sa région d’origine, par tous les moyens, pour devenir un « honorable député », pour négocier une place dans un gouvernement ou dans une grande institution publique, et/ou pour s’assurer de pouvoir développer ses affaires licites, illicites, voire criminelles, avec la protection d’un Etat réduit à l’autorité politique suprême du moment.
La démocratisation de ces 25 dernières années a fait exploser le clientélisme politique, légitimé la corruption et encouragé le repli identitaire et régionaliste.
Si tout le monde dit publiquement que « voler, ce n’est pas bon », voler pour redistribuer dans sa région, se construire une base politique locale et l’offrir au pouvoir en place, est parfaitement acceptable. Ce n’est même pas voler. C’est savoir faire de la politique. La politique a ainsi fait corps avec la corruption, et l’a banalisée dans l’ensemble de la société. Les pratiques politiques réelles dans la démocratie modèle béninoise ont ridiculisé l’Etat de droit et le travail laborieux d’élaboration de lois que personne ne peut faire appliquer en l’absence de justice capable et indépendante, d’institutions de contre-pouvoir crédibles et d’une administration publique disposant d’un espace minimal de neutralité politique.
Au Bénin, on a pensé instaurer une démocratie digne de ce nom sans construire des partis politiques. Sans réguler les activités politiques et leur financement. Sans continuer à construire un Etat. Sans bâtir des institutions judiciaires indépendantes. Sans investir délibérément dans l’éducation civique et politique de populations majoritairement pauvres et non alphabétisées dans la langue officielle, subitement invitées à choisir leurs représentants et leurs gouvernants. Au lieu de renforcer l’Etat dans sa posture d’incarnation de l’intérêt général, la démocratie à la béninoise a considérablement affaibli la capacité de l’Etat à jouer ses rôles fondamentaux en faisant de l’allégeance politique le principal critère de nomination aux plus hautes fonctions publiques.
Il est même surprenant qu’il y ait encore autant de personnes compétentes dans les rouages de l’Etat. Le problème est que même ces personnes deviennent largement improductives dans un tel contexte politique. On ne peut pas être en train d’organiser des messes filmées et des cultes variés pour remercier le chef de l’Etat, être obligé d’être sur le terrain toutes les semaines pour soigner sa base électorale locale et diriger efficacement une grande administration ou une entreprise publique. Les pratiques politiques corrompues et le remplacement d’une éthique du travail et du service public par le culte de l’enrichissement personnel par tous les moyens n’ont miraculeusement pas encore eu raison de toutes les intelligences individuelles et de la créativité des Béninois.
Au Bénin, on a pensé instaurer une démocratie digne de ce nom sans construire des partis politiques. Sans réguler les activités politiques et leur financement. Sans continuer à construire un Etat.
Mais la moindre réalisation collective, – entendez tout projet qui implique plus d’une personne dans son exécution-, pose des problèmes quasiment insurmontables. C’est parce qu’on ne sait plus rien construire dans les délais et avec des coûts raisonnables, parce que « chacun veut manger quelque chose » à tous les niveaux, qu’on se contente d’applaudir des maquettes. Pendant ce temps-là, quelques-uns des pays voisins malgré leurs problèmes politiques, comme le Togo, ont construit en quelques années de nouvelles infrastructures d’envergure essentielles pour la relance économique.
Le Bénin ne sera pas gravement malade le jour où on se réveillera à Cotonou, Porto-Novo, Parakou ou Djougou avec le sentiment qu’il n’y a plus un Etat capable de faire face à la moindre catastrophe naturelle, ou au moindre choc sécuritaire ou économique. Quand on se rendra compte qu’il n’y a pas un Etat capable de fixer des limites à la criminalité organisée transnationale, aux faux prophètes et aux extrémistes religieux de tous bords. Ce sera trop tard. Le Bénin est déjà gravement malade aujourd’hui. Au lendemain de l’élection présidentielle du 6 mars, il faudra immédiatement hospitaliser le patient pour un traitement long et puissant. Quel que soit le nom de celle ou de celui qui succédera au président Yayi Boni.
Article publié sur www.wathi.org, 2 mars 2016
http://www.wathi.org/laboratoire/initiatives/opinions-election/benin-sortir-piege-fin-de-democratie-corrompue/

jeudi 11 février 2016

Lutte contre la corruption : WATHI, un think tank citoyen, donne la parole

« La corruption n’est-elle pas présente dans tous les pays de la planète ? La corruption n’est-elle pas très répandue dans les pays d’Asie de l’Est qui sont pourtant des modèles en matière de développement économique ? »
« La corruption présente dans les hautes sphères politiques et économiques a-t-elle empêché la Chine de connaître des taux de croissance à deux chiffres pendant des décennies et de réduire significativement la pauvreté ?  Pourquoi donc parler autant de la corruption en Afrique et en faire le problème le plus important ? »
Cette opinion, on l’entend souvent, exprimée par des Africains ou par leurs partenaires en affaires du reste du monde, lorsqu’on s’attarde sur la corruption en Afrique comme étant un obstacle majeur au développement économique et social. Que la corruption soit présente sur tous continents n’est peut-être pas ce qui importe le plus pour les dizaines de millions d’Africains qui en paient le prix le plus fort, en étant privés d’un minimum de services publics de santé, d’éducation, de sécurité et d’opportunités économiques en raison des détournements massifs des ressources publiques et de nombreuses autres formes de pillage des richesses de leurs pays.
Décrivez les mécanismes de la corruption dans votre pays et proposez vos solutions!

C’est pour éviter que des questions mal posées n’éloignent les citoyens des pays africains de leurs priorités en matière d’engagement collectif pour changer le présent et l’avenir que le laboratoire d’idées citoyen et participatif pour l’Afrique de l’Ouest, le WATHI, a été créé. C’est parce que nous avons de bonnes raisons de penser que l’Afrique de l’Ouest est dangereusement fragilisée par le niveau de corruption qui règne dans la plupart des pays de la région que le premier débat en ligne de l’année sur le site de WATHI porte sur cette question.  
C’est vous qui avez la parole. Quelle est votre évaluation de l’ampleur et des conséquences de la corruption dans votre pays ? Quelles sont les formes qu’elle prend concrètement ? Comment se manifeste-t-elle dans les secteurs de l’éducation et de la santé ? Peut-on isoler la « petite corruption » visible des agents de police et autres fonctionnaires au contact des usagers de la grande corruption raffinée des hauts responsables politiques et administratifs et de leurs alliés locaux et étrangers dans le monde des affaires ? Et surtout, quelles sont vos propositions pour lutter plus efficacement contre la corruption et l’enrichissement illicite dans le contexte spécifique de votre pays ? Où et comment attaquer les systèmes de corruption profondément installés ?
L’enjeu de la lutte contre la corruption est considérable pour les pays de l’Afrique de l’Ouest. Nous soupçonnons fortement que la corruption sous ses diverses formes a atteint dans beaucoup de pays de la région le seuil à partir duquel une tumeur bénigne devient cancérigène et fatale. La corruption, lorsqu’elle est généralisée et systémique est une source de détournement massif de ressources financières destinées à des services publics vitaux pour les populations, dans le sens littéral du terme.
La corruption tue à petit feu nos États, nos économies et l’âme de nos sociétés
Au Bénin, la dernière grande affaire de corruption concernait le détournement massif, et bien élaboré, de fonds d’aide des Pays-Bas destinés aux projets d’approvisionnement en eau potable des populations rurales. Le coût d’une telle corruption, c’est la santé et donc la survie des plus pauvres.
Au Nigeria, où de hauts responsables civils et militaires ont détourné pendant des années, voire des décennies, des millions de dollars destinés aux équipements et à la formation des forces armées et des services de sécurité, le vrai coût de la cupidité d’une poignée d’élites toutes ethnies, religions et origines géographiques confondues, c’est la vie de dizaines de milliers de personnes au nord du Nigeria et dans tout le bassin du lac Tchad.
La corruption systémique change les incitations et oriente le temps, l’énergie, la créativité des populations vers des activités visant l’enrichissement individuel immédiat






Plus grave que ses effets immédiats perceptibles, la corruption systémique change les incitations et oriente le temps, l’énergie, la créativité des populations vers des activités visant l’enrichissement individuel immédiat par l’accession à des positions de rente, au détriment des activités productives, de l’innovation et de l’intérêt général. C’est pour cela que nous vous invitons tous à participer à cette réflexion collective sur les moyens non pas d’éradiquer la corruption, mais de la ramener dans des proportions et des formes qui ne détruisent pas à petit feu nos États, nos économies et l’âme de nos sociétés ouest-africaines.
Article publié dans Jeune Afrique le 11 février 2016
http://www.jeuneafrique.com/301543/politique/lutter-contre-corruption-wathi-think-tank-citoyen-donne-parole/