En janvier et février 2007, une grève générale en Guinée Conakry se transformait en insurrection populaire. Ce soulèvement d’ampleur inédite était dirigé contre un gouvernement accusé d’avoir plongé au bout de deux décennies les populations dans la misère et le désespoir. Le mouvement avait ses icônes, mais il ne s’agissait pas de leaders politiques : Rabiatou Serah Diallo, femme de caractère au verbe direct, dirigeante de la Confédération nationale des travailleurs de Guinée (CNTG), la plus vieille centrale syndicale du pays, et Ibrahima Fofana, banquier de profession, volubile et combatif, à la tête de l’Union syndicale des travailleurs de Guinée (USTG). En quelques semaines, ces deux dirigeants réussissaient à faire plier, sinon céder, l’un des régimes les plus anciens d’Afrique.
La scène politique guinéenne est dominée depuis 24 ans par le général Lansana Conté. Et avant lui, le pays devenu indépendant en 1958, n’avait connu qu’un autre homme fort, Ahmed Sékou Touré dont le règne sans partage fut marqué d’abord par un réel espoir de progrès puis rapidement par la paranoïa des complots, une terrible violence d’État qui emporta des milliers de vies humaines et provoqua un exil massif des élites. Touré disait "préférer la liberté dans la pauvreté à la richesse dans l'esclavage". Les Guinéens n'eurent ni la richesse, ni la liberté au cours des 26 années de sa dictature (1958-1984). Sous Lansana Conté, qui a pris le pouvoir à l’issue d'un coup d'état au lendemain de la mort naturelle de Touré, ils ont eu plus de liberté, mais les promesses initiales de progrès économique et social ont fait long feu. Comme la majorité de ses pairs sur le continent, Conté à dû accepter dans les années 1990 le principe du multipartisme et se résigner à organiser des élections pour donner un maquillage démocratique à un pouvoir qui est resté militaire, personnel et volontiers violent lorsqu’il est menacé.
Depuis 2003, la dégradation de la santé du président âgé aujourd'hui de 74 ans est apparue comme la menace essentielle à la longévité du régime. Mais ses crises soudaines, réelles ou feintes, n’ont nullement altéré la détermination du général usé et plus souvent reclus dans son village que présent dans la capitale. Dans les faits, ce pays très riche en ressources naturelles – premières réserves mondiales de bauxite mais aussi immenses gisements de fer, des diamants, des promesses d’uranium et un potentiel hydroélectrique et agricole remarquable-, était de plus en plus laissé aux mains de différents clans de politiciens, d’affairistes et de militaires mus par la préservation de leurs intérêts financiers individuels. C’est de la grave détérioration des conditions de vie des populations, de leur absence totale de perspectives, et de l’affichage du mépris de la minorité de privilégiés pour les citoyens ordinaires qu’est venue la révolte qui a failli emporter le système Conté au début 2007.
La mobilisation des forces sociales s’était amorcée dès 2006. Le premier acte fut la grève générale décrétée par les deux grandes centrales syndicales du 27 février au 3 mars 2006. Les Guinéens, aussi bien fonctionnaires que travailleurs du secteur privé et même du secteur informel qui « se débrouillent » pour trouver la pitance quotidienne, respectèrent largement le mot d’ordre et paralysèrent alors le pays. Cette grève marquait la renaissance du secteur syndical qui avait joué un rôle important avant l’indépendance en 1958 et jusqu’à son interdiction après qu’un mouvement des enseignants eut déplu en 1961 à Sékou Touré, lui-même ancien dirigeant syndical. Après avoir retrouvé une existence légale dans les années 1990, les syndicats étaient restés discrets. La dégradation accélérée de la situation économique depuis 2003 et la paupérisation des travailleurs les ont remis en selle.
Après une deuxième grève générale en juin 2006, les centrales syndicales ont engagé un mouvement bien plus audacieux en janvier 2007. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase a été la décision de Conté d’aller libérer à la prison de Conakry le 16 décembre 2006 deux de ses proches incarcérés pour des malversations portant sur plus de 15,5 milliards de francs guinéens (deux millions d’euros). De fait, l’avis de grève de 2007 ne se limitait plus aux revendications d’amélioration du pouvoir d’achat des travailleurs mais dénonçait « l’incapacité avérée du Premier Magistrat de la République d’assumer correctement la mission à lui confiée par le peuple de Guinée ». Il demandait à Conté de nommer un Premier ministre, chef de gouvernement qui gérerait de fait les affaires du pays, et lui permettrait… de se reposer. Les responsables syndicaux établissaient ainsi un lien direct entre la corruption, le népotisme et l'incompétence du système Conté d’une part, et de l’autre, l’inflation qui les appauvrissait davantage tous les jours, l’eau courante et l’électricité aux abonnés absents, le désastre du système éducatif, le délabrement des hôpitaux, ou la dégradation des infrastructures routières qui isole des parties du territoire pendant la saison des pluies.
Le 27 janvier 2007, un accord de sortie de crise était signé entre le gouvernement, le patronat et les syndicats qui prévoyait la nomination d’un Premier ministre. Mais Conté désignait un des ses proches déclenchant la colère de la rue. La violence de l’insurrection, marquée par des pillages et une répression sanglante, inquiétait les députés au point qu’ils refusaient de voter la prolongation de l’état de siège demandée par le chef de l’Etat. Finalement, le 26 février, au terme d’un mouvement qui avait coûté la vie à 183 personnes, Conté consentait à choisir un chef de gouvernement sur une liste de personnalités indépendantes proposée par les syndicats. Lansana Kouyaté, fonctionnaire international, revêtait les habits de l’homme providentiel.
Le tour de force des syndicalistes en 2007 a été d’entraîner derrière eux la grande majorité de la population, transcendant ainsi les clivages de la société, qu’ils soient ethniques, régionaux ou politiques. Les quatre régions naturelles du pays qui correspondent à peu près aux aires culturelles des grands regroupements ethniques plus ou moins homogènes, les Soussous, les Malinkés, les Peuls et les Forestiers, ont abrité des manifestations massives pour réclamer le changement. L’auteur de ces lignes a rencontré dans les principales villes de ces quatre régions des acteurs locaux de la société civile qui exprimaient le même ras-le-bol et proclamaient la fin des longues années de résignation face à des gouvernants qui n’avaient aucun sens de l’intérêt général. La communauté de destin qui les unissait en tant que Guinéens n’était en rien contradictoire avec la réalité d’un sentiment d’appartenance à l’un ou l’autre des groupes ethniques. La coexistence de la conscience nationale et de l’identité ethnique est en Guinée comme ailleurs en Afrique, et au-delà, un fait politique et social qu’il serait temps d’intégrer sans y voir une quelconque curiosité tropicale incompatible avec l’idéal démocratique.
De leur côté, les partis d’opposition, structurellement affaiblis par les conflits de leadership, leur identification à des bases ethniques spécifiques, et des années de musellement par le régime Conté, avaient laissé les syndicats jouer les premiers rôles durant la crise de janvier-février 2007. Sans être tout à fait absents cependant. Quatorze partis d’opposition avaient publiquement apporté leur soutien à la grève générale et appelé tous les citoyens à entreprendre des "actions de désobéissance civile" pour accompagner la fronde syndicale. Et si les chefs de partis se montraient particulièrement discrets, les mouvements de jeunes de l’opposition participaient à la mobilisation dans les quartiers.
Plus d’un an après les manifestations et leur répression sanglante, et alors que la hausse des prix des denrées alimentaires provoque des spasmes sur le continent, l’incertitude plane toujours sur la Guinée. L’équipe Kouyaté a obtenu quelques résultats économiques mais n’est plus un gouvernement de consensus, décrié qu’il est par presque toutes les forces politiques. Le premier ministre a lancé des promesses fantaisistes qu’il n’a pu tenir, comme d’améliorer radicalement en moins de moins de trois mois la fourniture d’eau et d’électricité. L’opposition et les proches de Conté ont tiré parti de ces inconséquences alors même que les nominations à des postes de responsabilité de nombreuses personnes issues de la Haute Guinée, la région d’origine de Kouyaté majoritairement peuplée de Malinkés, et quelques autres maladresses comme l’érection au cœur de la capitale d’une statue d’éléphant, ancien symbole du parti unique de Sékou Touré, ont ravivé les rivalités ethniques. Les syndicats sont eux mêmes divisés sur la marche à suivre. Rabiatou Diallo juge ainsi plus sévèrement le bilan du premier ministre que ne le fait Ibrahima Fofana, beaucoup plus accommodant avec le gouvernement. Fofana étant Malinké comme Kouyaté et Rabiatou Diallo Peule, une grille de lecture ethnique a ici aussi été perfidement véhiculée pour fragiliser le front syndical.
L’unité d’action entre partis, responsables syndicaux et autres composantes de la société civile reste pourtant la seule option pour éviter l’embrasement de la rue ou un coup d’état militaire. Les Guinéens sont en train d’écrire leur histoire, dans la douleur, la confusion, le tâtonnement. Comme tous les peuples. Seul un certain nombrilisme occidental peut empêcher de voir dans les mutations en cours en Guinée, et dans d’autres pays du continent, l’expression de la complexité des mécanismes de transformation politique, au-delà des clichés.
(Publié dans Alternatives Internationales n°039 - juin 2008)