Le quartier d’affaires du Plateau, à Abidjan, a retrouvé son animation pendant les heures de travail et sa torpeur du soir. Ses résidents, largement épargnés par les affrontements militaires pendant les neuf dernières années, n’ont pas encore oublié les longues journées passées cloîtrés chez eux, affamés, privés de sommeil par le crépitement des armes et rongés par la peur de ne pas sortir vivants de la guerre civile urbaine éclair. Ils n’ont pas encore oublié non plus le spectacle glaçant des dizaines de corps traînant dans les rues d’une des villes les plus courues d’Afrique de l’Ouest dans les jours qui ont suivi la défaite militaire de Laurent Gbagbo.
Les festivités prévues pour la célébration du 51e anniversaire de l’indépendance le 7 août auraient dû aider à effacer les mauvais souvenirs. Un grave et spectaculaire accident de la circulation qui a fait plus de 50 morts à l’avant-veille de la fête nationale en a décidé autrement.
Après la violente crise postélectorale et la bataille d’Abidjan, ceux qui pensaient que la guerre pouvait être joyeuse ont peut-être enfin compris. Peut-être. La Côte d’Ivoire peut tourner la page, redevenir la locomotive économique de la région et un pays où le niveau d’insécurité au quotidien est «acceptable».
Elle le peut si le président Alassane Ouattara ne compte pas exclusivement sur une gouvernance politique et économique aux antipodes de celle de son prédécesseur pour réunifier la Côte d’Ivoire et permettre la réconciliation progressive de ses communautés. Et si les acteurs régionaux et internationaux n’adoptent pas l’attitude qui a mené si souvent aux pires désillusions: «Ça va aller… même si on fait le service minimum».
Ouattara doit respecter ses engagements
Grâce à l’appui diplomatique de la communauté africaine et des grandes puissances, et à la mobilisation armée de l’ex-rébellion des Forces nouvelles, le président élu a pu accéder officiellement au pouvoir au mois de mai. Il doit mener de front les chantiers de la recomposition des forces armées, de la réconciliation nationale, de la justice, de la normalisation politique et institutionnelle et de la relance économique. Les décisions qui seront prises dans ces domaines dans les prochains mois seront décisives pour les perspectives d’une stabilisation durable du pays. La période critique ne se refermera sans doute que bien après les élections législatives —prévues au plus tôt à la fin de cette année.
Arrivé à la présidence dans les pires conditions —son prédécesseur ayant opté pour la politique de la terre brûlée— Ouattara a une marge de manœuvre limitée, notamment en matière de sécurité et de justice. C’est difficile, compliqué, ingrat et certainement dangereux pour la sécurité de son régime, mais il va pourtant lui falloir éloigner autant que possible de la scène politique et militaire les personnalités les plus emblématiques de la rébellion des Forces nouvelles. Lorsque les responsabilités des crimes les plus graves seront établies par la justice nationale ou internationale, le président devra également respecter son engagement de ne protéger personne. C’est à ce prix que la première moitié du mandat de Ouattara posera les bases de la «nouvelle Côte d’Ivoire» que des pancartes colorées annoncent à Abidjan.
Alassane Ouattara a maintenant nommé les hommes qui devront remettre sur pied l’armée, la gendarmerie, la police et les agences de sécurité. Si le nouveau chef d’état-major général des armées, le général Soumaïla Bakayoko, ancien chef d’état-major de la rébellion n’a jamais été la personnalité la plus antagoniste au sein des Forces nouvelles, les commandants de zone récemment nommés dans la garde républicaine, le groupement de sécurité de la présidence de la République, les nouvelles forces spéciales et dans la région militaire de Korhogo, le sont beaucoup plus.
Il est heureux qu’ils n’aient pas été nommés à des positions plus élevées, plus centrales et plus visibles de commandement des forces régulières. Mais leur présence dans l’entourage militaire immédiat du président reste choquante. Ce choix, peut-être dicté par l’extrême difficulté pour Ouattara à trouver des hommes de confiance hors des rangs des Forces nouvelles pour sa propre sécurité, doit être contrebalancé par le démantèlement effectif et immédiat des mécanismes de contrôle militaire et économique des zones occupées depuis 2002 par les hommes du Premier ministre Guillaume Soro.
Favoriser la réconciliation
La crédibilité des messages de réconciliation nationale est une exigence fondamentale pour le président. Ayant mis en place la Commission dialogue, vérité et réconciliation, placée sous la direction de l’ancien Premier ministre Charles Konan Banny, le gouvernement Ouattara doit apporter des gages de l’indépendance de celle-ci, afin d’asseoir sa crédibilité aux yeux des principales organisations de la société civile jusque-là peu convaincues par la méthode de mise en place de cette commission. Avant de débuter ses travaux en septembre, le président Banny devrait se mettre davantage à l’écoute des voix critiques et se garder d’une personnalisation excessive de cette entreprise aussi sensible qu’exaltante.
À court terme, la volonté politique de réconciliation se mesurera à travers tous les faits et gestes du gouvernement. Dans son discours du 6 août dernier, le président Ouattara a eu les mots justes, en disant tendre la main, en particulier «aux frères et sœurs du Front populaire ivoirien et de La majorité présidentielle», respectivement le parti et la coalition de mouvements politiques ayant soutenu l’ancien président Gbagbo lors de la dernière élection.
Reconstruire, réhabiliter, sécuriser
Ouattara a également appelé au retour de tous les exilés civils et militaires et offert la garantie de leur sécurité. Il faut maintenant que le gouvernement mette en place un espace de dialogue entre tous les partis politiques afin de discuter des conditions techniques d’organisation des élections législatives et du calendrier des opérations électorales. Si elles sont organisées sur une base consensuelle, les législatives permettront au pays de faire un pas supplémentaire vers la paix.
La volonté du président de mettre les ministères et l’ensemble du pays au travail le plus vite possible est appréciable. Les actions du gouvernement à court terme doivent non seulement viser l’efficacité économique mais aussi révéler un choix politique en faveur de la réconciliation. L’allocation des dépenses budgétaires devrait bénéficier aux localités dont les résidents ont été les plus affectés par la crise postélectorale, dans l’Ouest et dans les communes populaires pauvres de la métropole d’Abidjan.
La reconstruction des maisons des milliers de personnes déplacées dans la zone de Duékoué et la réhabilitation des villages attaqués pendant les mois de violences doivent être érigées en priorité pour le gouvernement. Tout doit être fait pour éviter la fixation durable des déplacés dans des camps humanitaires et permettre leur retour dans leurs habitations et dans leurs plantations, qui courent le risque d’être investies par d’autres paysans, faisant le lit de futurs conflits fonciers violents.
L’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (Onuci) doit s’impliquer directement dans le processus de restauration de la sécurité et de redéploiement des services de l’Etat sur toute l’étendue du territoire. La résolution 2.000 du Conseil de sécurité de l’ONU votée le 27 juillet dernier a prolongé pour un an la mission de l’Onuci, qui est en train d’ouvrir de nouveaux camps militaires notamment le long de la frontière avec le Liberia.
Alors que les forces armées ivoiriennes sont encore au début de leur recomposition et ne bénéficient pas de la confiance de toutes les communautés ethniques, les Casques bleus doivent sortir de leurs camps, effectuer des patrouilles y compris sur les axes secondaires et les routes villageoises, et contribuer directement à la sécurité en collaboration étroite avec les autorités civiles locales. La collaboration entre l’Onuci et la mission de maintien de la paix au Liberia est plus que jamais indispensable à moins de trois mois des élections générales dans ce pays voisin toujours fragile.
Consolider la paix
L’ancien ministre néerlandais Bert Koenders qui remplacera le diplomate sud-coréen Choi Young-jin à la tête de l’Onuci à partir de septembre devra veiller personnellement à l’adaptation des composantes militaire et policière de la mission aux besoins sécuritaires immédiats du pays. Son rôle politique de facilitateur du dialogue entre le gouvernement, les partis politiques et la société civile dans les prochains mois sur tous les aspects de la normalisation institutionnelle —à commencer par l’organisation d’élections législatives apaisées— sera tout aussi crucial. Il lui faudra très vite rechercher un consensus entre les parties ivoiriennes sur les nouveaux critères qui vont guider la mise en œuvre du mandat de certification reconduit par le Conseil de sécurité, et tirer toutes les leçons de la malheureuse confusion qui avait brouillé le rôle de l’ONU dans la validation de l’élection présidentielle.
La Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cédéao), plutôt inaudible ces trois derniers mois, doit apporter sa contribution à la consolidation de la fragile paix ivoirienne en s’attaquant en priorité à la menace régionale que constituent la prolifération des armes de guerre et la circulation des mercenaires et miliciens aux frontières de la Côte d’Ivoire. L’Afrique de l’Ouest ne peut se permettre de manquer une nouvelle occasion de fermer définitivement la longue page de régression humaine, économique et sociale d’un pays dont le sort affecte irrémédiablement, pour le bien ou pour le mal, celui de tous ses voisins.
La Côte d’Ivoire peut tourner la page si et seulement si chacun fait sa part du travail et fait les choix les plus difficiles. Il n’y aura pas de miracle dans le cas contraire. Les statistiques sur les guerres civiles sont peu encourageantes: un pays qui a goûté à ce type de conflit a beaucoup plus de chances d’en connaître un autre dans les cinq prochaines années que ceux qui n’en ont jamais fait l’expérience. Il n’y aura pas de miracle mais il n’y a aucune fatalité non plus.
(Publié sur slateafrique.com le 16 août 2011)