Le capitaine ne fait plus rire. Celui qui était devenu l’une des stars des sites de vidéos sur le Web au rayonnement planétaire est d’un coup devenu moins drôle. Ses pantalonnades ont fini de lasser. Il faut dire qu’on riait certes mais qu’on avait honte aussi lorsqu’on se souvenait brusquement que le capitaine Dadis Camara, qui se mettait en scène dans des shows télévisés où il grondait ses interlocuteurs comme de petits enfants, était tout de même le président de la République de Guinée en 2009. Ce pays qui suscita l’admiration de millions d’Africains lorsqu’il asséna un « non » retentissant au général de Gaulle et prit son indépendance en 1958 avant toutes les colonies d’Afrique francophone. En tant qu’Africain, on a cette fâcheuse tendance à s’identifier à tout ressortissant du continent qui expose ses bêtises à la face du monde, on ne sait d’ailleurs pas trop pourquoi. Sans doute parce qu’on subodore que ceux qui ne connaissent rien du continent, sa diversité et ses dynamiques contradictoires bâtissent leur opinion sur ce qu’ils voient au journal de 20 heures et sur youtube, et qui leur paraît confirmer ce qu’ils ont souvent entendu dire sur le continent noir.
Dadis et ses compagnons en tenue de camouflage militaire se sont enfin dévoilés. Le putschiste de décembre 2008 au lendemain de la mort du général Lansana Conté sera bien-sûr candidat à l’élection présidentielle qu’il organisera en janvier prochain ou un peu après. Maintenant que les frères en armes du Conseil national pour la démocratie et le développement (CNDD) sont postés à tous les postes clés de l’administration centrale et préfectorale, Dadis pourrait sans frayeur aucune aller aux élections, dès la semaine prochaine si on le lui demande.
N’avait-il pas promis et juré qu’il n’avait aucune ambition présidentielle, qu’aucun membre du CNDD ni du gouvernement de transition ne serait autorisé à se présenter, que lui, Dadis, patriote n’était intéressé ni par le pouvoir, ni par l’argent ? Oui, oui, il l’a dit, répété, martelé, ânonné, et adorait tellement les caméras de la télévision nationale aux ordres qu’on peut lui faire voir les images de ses proclamations survoltées et de ses engagements sur l’honneur pendant plusieurs jours sans discontinuer. Seulement voilà : quand tout un peuple vous appelle, des « femmes du CNDD » aux jeunes du « Mouvement Dadis doit rester », un patriote ne peut se défiler. Lui, Dadis, n’a donc pas dit qu’il sera candidat, mais personne, hurle-t-il depuis quelques semaines, personne ne pourra l’empêcher de l’être, et la Cour pénale internationale (sic) ne le jugera pas pour cela… Les Guinéens ont compris le message.
Le fantasque capitaine guinéen n’est pas le seul dans la région à avoir entendu des voix ces derniers temps. Du côté de Niamey, le peuple a également supplié le général reconverti président civil Tandja Mamadou, de rester à la tête de l’Etat, parce qu’il est le seul à pouvoir achever les grands travaux qu’il a initiés dans son pays, parce que lui seul peut conduire le Niger plus que jamais producteur d’uranium au nirvana de la prospérité partagée. Il semble que personne n’ait bien saisi l’ampleur de l’innovation de Tandja. Il n’a pas seulement modifié la constitution, comme beaucoup de ses homologues, pour en extirper la limitation du nombre de mandats présidentiels. Il a fait prolonger son mandat courant de trois années supplémentaires au terme desquelles il pourra se présenter ad vitam eternam à la magistrature suprême. Il lui a fallu dissoudre le temps d’une tempête de sable du désert une assemblée nationale, un conseil constitutionnel et une commission électorale indépendante. C’est très fort. Chapeau mon général.
N’avait-il pas donné sa parole d’officier, tout de même plus expérimenté et sage a priori qu’un remuant capitaine de l’armée façonnée par Conté, qu’il prendrait sa retraite au terme de son second mandat ? Oui, oui et oui, il l’avait promis, juré, mais on vous l’a déjà dit, un patriote ne peut se soustraire à la sollicitation pressante d’un peuple qui ne survivrait pas au départ de son président bien-aimé. Au moins à l’époque du dictateur togolais Gnassingbé Eyadéma, et de son comparse Mobutu du Zaïre, la mise en scène des pleureuses suppliant les « pères de la nation » de ne jamais abandonner leurs « enfants » donnait lieu à de sympathiques chorégraphies et témoignaient d’une certaine imagination.
Changement de décor. C’était le 20 avril dernier. Une amie journaliste m’annonçait la terrible nouvelle : un ami commun venait de mourir à Conakry, d’une fièvre typhoïde, avait-elle appris. Choc et consternation. Il avait 36 ans. Journaliste de la presse écrite locale mais aussi correspondant de plusieurs médias étrangers, il avait suivi l’actualité guinéenne très chargée depuis les grèves et les manifestations de janvier 2007. J’étais avec lui à Conakry lors des premiers jours de cette grève générale dont on ignorait encore qu’elle allait se transformer en une insurrection populaire sans précédent. Moi j’étais en mission pour l’organisation de prévention de conflits pour laquelle je travaillais alors, et qui alertait depuis 2003 sur la déliquescence de la Guinée et l’urgence d’empêcher qu’un nouveau Conté galonné et limité remplace le vieux président malade déterminé à mourir au pouvoir. Lui était en son pays, faisait son travail de journaliste, rédigeait ses articles et allait au cybercafé orangé du centre-ville les envoyer. En fait, depuis qu’un ami m’avait recommandé de le contacter avant ma toute première mission à Conakry en 2006, il était devenu ma boussole en Guinée, celui qui rendait heureuse et stimulante la perspective d’une mission compliquée. Celui qui insistait pour venir me chercher à mon hôtel pour me conduire à l’aéroport à quatre heures du matin pour le vol retour vers Dakar.
Quel rapport, vous demandez-vous, entre Dadis, Tandja et leurs paroles de déshonneur et mon ami disparu ? Pas grand-chose, dois-je bien reconnaître. Sauf que chaque fois que je pense à la Guinée, l’image souriante de mon ami me vient toujours à l’esprit. Sauf que lui aimait par-dessus tout son travail, était tout le temps en mouvement, avait tout compris des sombres perspectives qui s’offraient à son pays avant et après la mort de Conté, n’avait jamais accepté de troquer son éthique de journaliste et de citoyen guinéen engagé contre les propositions malhonnêtes d’hommes politiques ambitieux, n’avait jamais cru aux promesses des excités du CNDD, gagnait sa vie en se levant tôt et en se couchant tard. Il nourrissait des ambitions non pas seulement pour lui mais pour son pays et sa jeunesse sacrifiée, au propre, quand les militaires leur tirent dessus, comme en 2007, et au figuré, quand leurs aînés galonnés et civils au pouvoir déplument de plus belle la Guinée de toutes ses richesses et y enterrent les valeurs.
Valeurs ! On y est. Le propos de cet article n’est pas de s’étonner ni de se lamenter des acrobaties verbales pathétiques du chef de la junte guinéenne. Encore moins d’épiloguer sur le coup fourré de Tandja. Tous ceux qui suivent avec un peu d’attention la situation en Guinée, connaissent sa trajectoire historique et ne croient pas au Père Noël savaient que le scénario de loin le plus probable au lendemain du décès de Conté était celui d’une prise du pouvoir par une junte militaire. Celui-ci réussi, on n’avait pas non plus besoin d’être le plus grand marabout de Kankan pour prévoir que les nouveaux hommes forts promettraient de « balayer la maison », de remettre au plus vite le pouvoir à un président démocratiquement élu… et qu’ils n’en feraient absolument rien. Quant à Tandja, on ne pouvait facilement deviner l’astuce institutionnelle dont il userait pour contourner une constitution particulièrement verrouillée, mais son ambition de demeurer au palais de Niamey était transparente depuis bien longtemps. Non, le propos ici est de faire remarquer que la nouvelle génération de despotes africains est en train de parfaire avec brio l’œuvre entamée par leurs prédécesseurs : réussir à façonner des sociétés à leur image, c’est-à-dire dépourvues de valeurs.
À la maison - enfin dans la majorité des maisons-, à l’école et bien sûr dans les lieux de culte toujours bondés dans nos pays africains, on apprend aux enfants qu’il ne faut ni voler, ni mentir. Cela est mal, leur assène-t-on. Ils doivent bien rigoler, les enfants guinéens et nigériens, et ils ne sont pas les seuls. N’étant pas idiots, sourds et aveugles, ils ont vu leurs présidents – ce n’est tout de même pas n’importe qui un président -, jurer qu’ils iraient se reposer leur mission accomplie, et quelques mois plus tard, se perdre en circonvolutions et en grossières manipulations pour s’accrocher à leur fauteuil. Comme ils ne sont pas imbéciles, les enfants ont compris que c’était le mensonge et la fourberie qui payaient. Et qu’il suffisait de le faire avec un peu d’élégance et de créativité si on en avait les capacités. Sinon, la force…et la distribution de l’argent de l’Etat, c’est-à-dire volé, feront largement l’affaire.
Le problème de fond, ce n’est ni Dadis ni Tandja ni leurs quelques autres homologues aux mœurs similaires. Il y aura toujours des hommes accrochés au pouvoir et à ses privilèges, en Afrique, comme ailleurs, y compris dans les plus grandes démocraties. Enlevez l’essentiel des institutions et tout le décor politique, économique et sociétal en France, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis et vous y mettriez à nu une belle brochette d’hommes politiques aussi allergiques aux valeurs démocratiques, à la transparence et à la gestion honnête des ressources publiques que l’autocrate corrompu africain, asiatique ou latino-américain moyen. Non, le problème, c’est bien davantage plus généralement les élites des pays africains que les chefs d’Etat, putschistes ou non, militaires ou non, qui ont perdu tout sens de l’honneur. En Guinée, Dadis sait qu’il peut compter non seulement sur les milliers de jeunes et de moins jeunes à qui ses réseaux font distribuer des enveloppes de francs guinéens pour monter des mouvements de soutien depuis des mois, mais aussi, le moment venu, sur une partie non négligeable des élites du pays.
L’appel des millions de francs guinéens. Le rêve de changer de vie, de pouvoir construire aussi son imposante villa, de pouvoir s’offrir le dernier iPhone, une télé écran plasma et des consoles de jeux vidéos pour ses enfants, d’aller enfin en mission à Paris avec Air France et d’y faire quelques menues courses… S’il suffit de soutenir bruyamment Dadis pour voir ses rêves de prospérité individuelle se réaliser, alors peu nombreux seront ceux qui y résisteront. Au Niger, il faut le reconnaître et le saluer, beaucoup ont résisté. Ils ont forcé Tandja à dissoudre à tout va et à révéler ainsi l’ampleur de son mépris des règles. Mais il n’a pas eu trop de mal à recruter des remplaçants pour les démissionnés des institutions dissoutes : des cadres diplômés, qui mangent déjà à leur faim et auraient bien pu dire « non merci monsieur le président ». Pendant les nombreux débats qui ont précédé le référendum sur la nouvelle constitution, on a pu entendre avec consternation des juristes tout fiers de rappeler leurs diplômes parisiens tenter pitoyablement de noyer les intentions terre à terre du régime sous une pluie d’arguties juridiques. Que ne faut-il pas faire pour mettre sa famille à l’abri de l’austère vie de l’honnête cadre d’un pays africain démuni ?
Et mon ami disparu dans tout ça ? Il y a deux manières de voir. D’abord, on peut se dire que lui aura été au moins épargnée l’affligeante perspective de voir à nouveau le destin de son pays confisqué par des gouvernants incapables et illuminés ou capables et corrompus. Il serait parti certes sans illusion sur les ambitions du CNDD mais au moins n’en aurait-il pas eu la confirmation de son vivant. Une autre manière de voir consiste à se dire qu’il représentait l’antithèse des élites décevantes, qu’il y avait des dizaines, des centaines d’autres Guinéens de sa génération qui continuaient à résister à l’appel de l’argent facile et de la compromission. Au Niger aussi, beaucoup se battent toujours, descendent dans les rues et se font tabasser et arrêter par les forces au service de Sa Majesté Tandja III. Mais ils ont trop peu de soutien de la part de leurs aînés, ceux qui ont les moyens réels de stopper les dérives autocratiques et qui ne prennent aucun risque pour conserver leur confort matériel de cadre supérieur européen. En Guinée, on aimerait voir démissionner le Premier ministre civil et tous les membres du gouvernement qui justifiaient leur présence aux côtés des putschistes par la volonté de conduire une transition démocratique. Partiront-ils maintenant que Dadis a montré ce qu’il entendait par transition ?
Voir les choses en blanc ou en noir, un peu à la George W Bush, n’est, il est vrai, pas très sophistiqué et rarement correct. N’empêche que dans les pays africains aujourd’hui, deux groupes se font bel et bien face : celui des femmes et des hommes qui ne pensent qu’à eux et aux leurs (la famille élargie parfois au clan ou au groupe ethnique) et sont prêts littéralement à tout conserver leur confort ou l’améliorer, et celui des personnes qui ne veulent pas de sociétés bâties sur l’égoïsme et l’absence de la moindre valeur partagée. Dans beaucoup d’endroits sur le continent, le rapport de forces est pour le moment clairement favorable aux premiers, et de loin. Jusque-là, ce sont les premiers qui enterrent les seconds, au propre et au figuré. Mais ils ne les enterreront pas tous. Dadis, Tandja, leurs courtisans et leurs équivalents dans d’autres pays de la région n’enterreront pas tous les millions de jeunes qui ne veulent plus avoir honte de leur pays.
(Publié sur allafrica.com le 1er septembre 2009)
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