Le quidam qui débarque à l’aéroport Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan n’a pas le sentiment de fouler le sol d’un pays en situation de ni paix, ni guerre, ni élection depuis huit ans. L’aéroport est sobre, propre et fonctionnel. Les agents de la police aux frontières sont plutôt courtois et il n’y a point de paranoïa sécuritaire qui saute aux yeux du visiteur. L’impression de normalité peut durer au-delà du tarmac, nourrie par l’animation du quartier d’affaires du Plateau dans la journée et par l’ambiance festive des quartiers chauds une fois la nuit tombée.
Et pourtant. Aucun des problèmes de fond de la crise ivoirienne, qui a pris la tournure d’une guerre civile intermittente de 2002 à 2003, et même d’une mini-guerre avec la France de Jacques Chirac hostile au président Laurent Gbagbo en novembre 2004, n’a été résolu par un processus de paix interminable. C’est que la majeure partie des acteurs politiques et militaires ivoiriens -ceux dont les opinions et les actes peuvent influencer le calendrier et les modalités de sortie de crise-, se sont formidablement adaptés à la situation incongrue du pays.
Normalisation redoutée par certains
Nombreux sont ceux à s’être enrichis de façon considérable à chacune des phases de la crise politique, et qui redoutent aujourd’hui une réelle normalisation synonyme d’organisation d’une élection présidentielle et de législatives, d’une restauration effective de l’autorité de l’État sur tout le territoire et de la disparition de toutes les pratiques malsaines que chacun justifie par « la crise ».
L’élection présidentielle, reportée systématiquement depuis cinq ans, vient finalement d’être programmée pour le 31 octobre prochain. Mais les réclamations actuelles concernant les listes électorales définitives, sur lesquelles de nombreux votants fictifs seraient inscrits, pourront-elles être traitées à temps ? Rien n’est moins sûr.
Le président Gbagbo, élu en octobre 2000, tient solidement les rênes à Abidjan et dispose de deux armes essentielles en tant que chef d’État en exercice, certes de moins en moins légitime : l’autorité sur les forces de défense et de sécurité et la puissance financière liée à la fonction présidentielle et au maintien de la capacité de l’économie ivoirienne à créer des richesses malgré tout.
S’il n’est pas certain de gagner l’élection -et rien n’indique qu’il le soit-, le président n’a aucune raison de se presser d’y aller. Le Premier ministre nommé depuis 2007 en vertu d’un accord de paix, Guillaume Soro, qui a mené la rébellion armée contre Gbagbo, donne le sentiment de faire ce qu’il peut en tant que chef de gouvernement pour organiser le scrutin dès que possible, mais lui non plus n’a aucune raison de se précipiter vers un avenir incertain.
Quant aux deux principaux adversaires déclarés de Gbagbo, l’ancien Premier ministre Alassane Ouattara et l’ancien président Henri Konan Bédié, ils sont certes davantage pressés d’aller aux urnes que le sortant mais ils avaient peu de prise sur le calendrier. Et eux aussi, ainsi que les cadres de leurs partis politiques, font partie de cette élite dont la vie quotidienne plus que confortable ne pousse pas à une folle audace.
Despotisme éclairé d’Houphouët-Boigny
Au moment de faire le bilan du cinquantenaire de l’indépendance le 7 août 2010, la classe politique des années 1990-2010 ne peut que méditer sur l’état lamentable dans lequel elle a collectivement mené ce pays de cocagne. Les responsabilités individuelles sont différentes d’un acteur à l’autre, mais le résultat est là : ils ont détruit avec obstination ce que le despotisme cynique, couvé par la France, mais éclairé de Félix Houphouët-Boigny avait fait de la Côte d’Ivoire en 33 ans de pouvoir.
L’essentiel des infrastructures publiques qui placent aujourd’hui encore ce pays devant tous ses voisins francophones date des deux premières décennies de prospérité de l’ère du « Vieux ». La relative qualité des ressources humaines dans l’administration et dans le secteur privé est aussi le résultat des investissements massifs faits à l’époque dans le système éducatif, de la politique d’attraction des cadres formés dans le pays et à l’étranger et des incitations qui ont encouragé l’enrichissement individuel par le travail.
Gâchis africain du dernier demi-siècle
La déliquescence de l’économie, la remise en cause brutale du contrat qui permettait la cohabitation pacifique sur le sol ivoirien des différentes communautés ethniques nationales et de celles issues de l’immigration ouest-africaine, la montée des violences politiques au début des années 1990, l’installation de la culture de la distribution de prébendes pour acheter la tranquillité politique et sociale ont tous commencé sous le règne d’Houphouët-Boigny.
Le père de la nation a donc sa part de responsabilité dans la décadence qui a suivi son décès. Mais les nouveaux maîtres de la maison Ivoire, toujours première productrice mondiale de cacao, auraient pu et auraient dû bâtir sur les aspects positifs du bilan du « Vieux » et liquider les tares de sa gouvernance.
Lorsqu’affleurera l’impact réel de la bataille des dirigeants ivoiriens pour la présidence au cours des quinze dernières années, - celui de la banalisation de la violence, de la criminalisation de l’État, de l’abandon des campus universitaires à une organisation étudiante mafieuse, du sacrifice des investissements publics, des excès dans toutes les formes de corruption-, les lumières du Plateau, les coquettes villas des quartiers huppés, les boîtes de nuit délurées du secteur des expatriés français, les douzaines de bières alignées sur les tables des « maquis » et la très dansante musique ivoirienne ne suffiront plus à cacher l’un des plus énormes gâchis africains du dernier demi-siècle.
(Publié sur infosud.org le 6 août 2010)
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