Les premières lignes de ce texte ont été écrites le vendredi 20 novembre depuis l’aéroport de Bamako et dans l’avion qui me ramenait à Dakar. Au moment même où la prise d’otages à l’hôtel Radisson Blu de la capitale malienne n’était pas encore dénouée et où le bilan humain de cette énième tragédie n’était pas encore établi. Il sera de 22 morts, y compris les deux terroristes abattus. Parents et amis avaient cherché à me joindre à Bamako pour savoir si je n’étais pas au mauvais endroit au mauvais moment.
J’aurais pu être à l’hôtel Radisson Blu pour un rendez-vous ou pour une triviale course ce matin-là. J’y étais passé brièvement la veille à la mi-journée. Une semaine plus tôt, le vendredi 13 novembre, quand le premier flash d’information annonça les premières nouvelles des attentats à Paris, mon premier réflexe fut de penser à la partie de ma famille et à mes nombreux amis qui habitent dans la région parisienne, et à envoyer quelques textos pour m’assurer qu’ils n’étaient pas sortis ce soir-là.
Compassion et médiatisation à géométrie variable
Nous étions sans doute très nombreux, loin de Paris, dans des villes africaines, à nous être inquiétés pendant quelques heures de la possibilité qu’un de nos proches se fût trouvé au mauvais endroit au mauvais moment. Chacune des 130 victimes des attentats de Paris avait des dizaines de proches. Chacune des victimes de l’attaque de Bamako aussi. Tout comme chacune des 224 victimes du très probable attentat contre un avion de ligne russe en Egypte.
Ces proches ne trouveront sans doute jamais une explication convaincante à leur drame personnel. Rappeler ce que signifient concrètement ces tragédies est nécessaire pour évacuer très vite le débat sur la compassion et la médiatisation à géométrie variable qui se traduisent par des minutes de silence respectueuses aux quatre coins du monde pour les victimes de Paris et par des mentions furtives des victimes d’actes terroristes comparables au Liban, au Nigeria, au Kenya, en Syrie, au Pakistan, lorsque les cibles ne sont pas spécifiquement occidentales.
Dans les villes africaines, et dans le monde virtuel des réseaux sociaux, l’opinion publique oscille entre une empathie totale avec le peuple français, nourrie par l’information continue sur les médias internationaux les plus populaires sur le continent, et la virulente dénonciation du deux poids deux mesures dans l’appréciation des drames humains selon qu’ils touchent les pays occidentaux ou les autres.
Respecter la mémoire de toutes les victimes
Lorsqu’on croit fondamentalement au principe d’égalité de toutes les vies humaines, on doit pouvoir être capable de respecter la mémoire de toutes les victimes de la folie des hommes, qu’elles fussent fauchées dans une salle de concert parisienne que dans un petit marché de Yola, quelque part dans le nord-est du Nigeria. L’empathie et l’émotion partagée n’obligent pas cependant à se laisser embarquer, sans prendre le temps de la réflexion, dans une logique de guerre contre le terrorisme tous azimuts.
Les attentats de Paris se sont produits trois jours seulement après la fin du deuxième Forum de Dakar sur la paix et la sécurité en Afrique, dont le thème principal était « les défis du terrorisme en Afrique ». Très largement inspiré et organisé par le gouvernement français, le ministère de la défense en tête, ce grand rendez-vous a été l’occasion pour tous les intervenants d’affirmer qu’aucun pays n’était à l’abri du terrorisme et que la réponse au terrorisme devait être globale. A Dakar, on a beaucoup parlé de radicalisation religieuse, de financement illicite des groupes terroristes, de coopération régionale au Sahel et au-delà, des besoins des forces armées de la région et de ce que les partenaires principaux dans le domaine de la sécurité, la France, les Etats-Unis, l’Europe, pouvaient apporter aux Etats africains.
Le terrorisme, l’ennemi commun numéro un
Je faisais partie des invités au forum qui considéraient que cette focalisation sur le terrorisme en Afrique, à coups de réunions, de sommets, d’ateliers, devenait une obsession dangereuse et une nouvelle distraction des ressources humaines rares de notre région des priorités fondamentales qui incluent, mais ne se limitent point, à la lutte contre le terrorisme. Les attentats de Paris suivis une semaine plus tard de celui de Bamako ne sont-ils pas une funeste démonstration que le terrorisme est bel et bien l’ennemi commun numéro un, et que la lutte contre le fléau doit être une priorité absolue pour la France, l’Europe, les Etats-Unis et l’Afrique ? N’est-il pas temps que nous acceptions tous et sans réserve qu’il faut une réponse globale contre le problème global qu’est le terrorisme ?
Non, il est trop tôt pour arrêter de réfléchir de manière autonome et pour adhérer corps et âme à une réponse qui n’aura de globale que le nom. La réponse qui a pris forme ces derniers jours et qui se décline d’une part en une palette de mesures de renforcement de la sécurité intérieure en France et en Europe, et d’autre part en une accentuation de la guerre contre l’Etat islamique, en Syrie et en Irak, est celle des grandes puissances militaires de la planète. Elle ne peut prétendre être globale. Entendons-nous bien. Les autorités françaises ont tout à fait raison de prendre toutes les mesures qui leur semblent les meilleures pour mieux protéger leurs citoyens, pour protéger leur économie déjà en souffrance et pour se protéger elles-mêmes d’une sanction politique brutale. Cela est valable aussi pour la Belgique et pour tous les pays européens.
De fortes chances que des attentats ponctuels continuent
L’Etat français, structuré de longue date, doté de moyens humains, financiers, techniques, conséquents, d’un réseau diplomatique étendu et de bases militaires en Afrique et en Moyen-Orient, sait déjouer la majorité des attaques qui visent son territoire. Il sera sans doute encore plus efficace avec les nouvelles mesures de renforcement de sa sécurité.
Mais la France, les autres pays européens comme les Etats-Unis ne peuvent échapper à la totalité des coups violents planifiés contre eux par leurs ennemis terroristes. Il y a de fortes chances que des attentats ponctuels continuent pendant les prochaines années mais il y a encore plus de chances que les pays puissants s’en relèveront chaque fois, et sans compter des dizaines de milliers de victimes.
Au Moyen-Orient, en Afghanistan et au Pakistan, les attaques terroristes, sur fond de désintégration des Etats et d’éclatement des sociétés, plus que jamais divisées en clans, tribus, courants islamiques, détruisent les perspectives de survie et de vie de millions de personnes. Dans ces régions du monde, la « guerre contre le terrorisme », décidée et conduite par les grandes puissances, à coups de longues interventions militaires et d’alliances politiques circonstancielles avec des acteurs locaux douteux, a décuplé les moyens de la violence en les inondant d’armes au fil des décennies. Le facteur le plus déterminant dans la gravité de l’insécurité partout dans le monde n’est pas l’intensité des rivalités, bien réelles, entre groupes sociaux pour le pouvoir, mais bien l’ampleur des moyens de la violence mis à leur disposition.
L’industrie des armes et le business de l’insécurité
Personne ne semble vouloir ouvrir le débat sur la responsabilité des grandes puissances, occidentales mais pas seulement, dans l’aggravation des conflits internes. Personne ne semble vouloir interroger la responsabilité des acteurs politiques et des acteurs de l’industrie des armes et du business de l’insécurité qui, comme aux Etats-Unis, refusent de prendre des mesures de réduction de la violence dans leur propre pays, quitte à voir tous les deux mois de jeunes tueurs fous cribler de balles des étudiants sur des campus. C’est le même cynisme qui projette dans toutes les régions du monde, où s’affrontent directement ou indirectement grandes et moyennes puissances militaires et financières, les moyens de la folie destructrice.
En Afrique, entendons-nous bien, le terrorisme est une réalité et une menace grave à la paix et à la sécurité des populations. Il est incarné par des groupes connus dans chacune des régions du continent : les Chababs en Somalie, au Kenya et dans tous les pays de la Corne et de l’Est ; Boko Haram au Nigeria et dans les pays du bassin du lac Tchad ; Al-Qaida au Maghreb islamique et ses nouveaux démembrements plus ou moins autonomisés au Mali et dans tout le Sahel ; et tous les groupes armés qui prolifèrent en Libye et dans le reste de l’Afrique du Nord, se réclamant qui d’Al-Qaida, qui de l’Etat islamique. En termes de bilan humain, Boko Haram et les Chababs font partie des groupes terroristes les plus meurtriers à l’échelle mondiale.
Renforcer les capacités des systèmes de sécurité
L’Afrique est donc bel et bien concernée par le terrorisme et par la lutte contre le terrorisme. Mais en Afrique comme ailleurs, le terrorisme est un mode d’action utilisé par des groupes qui sont aussi des acteurs politiques, économiques, sociaux poursuivant leurs objectifs dans un contexte spécifique. Les réduire aux moyens de la violence répugnants auxquels ils ont recours conduit à des analyses et à des réponses d’une grande inconsistance. La lutte contre le terrorisme doit passer par une mise à nu de tous les acteurs de l’insécurité dans chacune des régions africaines. Ceux qui recourent aux actes terroristes comme tous ceux qui en sont des complices objectifs en profitant des rentes générées par l’insécurité ou en créant les conditions politiques, économiques et sociales qui offrent d’exceptionnelles opportunités de prospérité aux acteurs de la violence.
Dans les pays africains aussi, il faut bien sûr renforcer les capacités des systèmes de sécurité et de toutes les institutions qui permettent d’augmenter les chances de réduire les risques d’attentats terroristes réussis. Il faut aussi urgemment abandonner les comportements laxistes de la part des agents de sécurité tout comme des citoyens qui ne correspondent plus à la réalité du risque élevé d’attentat terroriste dans nombre de grandes villes africaines. Mais cette lutte contre le terrorisme n’a de sens que si elle s’inscrit dans une volonté de changer radicalement la manière dont sont gérés les Etats et dont ils fonctionnent au quotidien. Elle n’a de sens que si elle donne l’occasion d’exposer les facteurs internes et externes enchevêtrés qui sont à la base de la diversification des formes de violence sur le continent depuis une vingtaine d’années, en ajoutant aux formes préexistantes de la violence, celles du terrorisme se revendiquant du djihadisme armé.
Une réponse globale aux vecteurs majeurs de l’insécurité
En plus des réponses ancrées dans la compréhension des contextes locaux et régionaux spécifiques, le monde et l’Afrique ont effectivement besoin aussi d’une réponse globale aux vecteurs majeurs de l’insécurité dont font partie les groupes qui recourent au terrorisme. Cette réponse doit inclure un renforcement de la coopération entre les services de sécurité et de renseignement à l’échelle internationale, exigée par la mobilité des acteurs de la violence. Mais elle ne doit pas s’arrêter là. La formulation de la réponse globale doit passer par une interrogation qui me paraît aujourd’hui essentielle : la mondialisation à marche forcée depuis trois décennies, qui a libéré de manière extraordinaire les forces de l’argent et l’argent de la force ne constitue t-elle pas une grande partie du problème ?
La mondialisation est venue ajouter aux désordres inévitables et anciens provoqués par la confrontation des intérêts des grandes et moyennes puissances loin de leurs propres terres de nouveaux désordres exportés par des acteurs de toutes origines mus par la cupidité et parfois par l’idéologie. Dès lors que des émirats pétroliers, des entreprises multinationales, des groupes et même des individus immensément riches peuvent projeter leurs moyens financiers n’importe où dans le monde, il devient fort aisé de changer en un tour de main les rapports de forces politiques, militaires, économiques, sociaux… et même religieux dans des pays dotés d’Etats peu structurés, démunis et encore aux prises avec la tâche ardue de construction de nations effectives.
Un grand désordre mondial
L’Afrique, comme toutes les régions pauvres du monde, est devenue le réceptacle de tous les moyens d’amplification de la violence, armes, expertise, idéologies extrémistes, exportés massivement par des acteurs cyniques de toutes origines qui n’ont que faire des conséquences terribles de leurs actions. La mondialisation qui offre certes à l’humanité une palette exceptionnelle de gadgets électroniques donnant l’illusion à tous de vivre dans le même monde, brouille singulièrement la lecture des crises et l’identification des responsabilités. Le terrorisme n’est qu’une des manifestations d’un grand désordre mondial dont les conséquences sont loin d’être équitablement partagées.
Les pays riches et organisés, même s’ils ne peuvent déjouer tous les attentats terroristes, ne courent pas le risque de la désintégration de leurs Etats et de leurs sociétés. Nombre de pays du Moyen-Orient en sont déjà là. Il faut être très optimiste pour imaginer aujourd’hui une Syrie, un Irak ou une Libye en paix dans un horizon de dix ans et plus. Les pays africains devraient avoir comme objectif primordial d’éviter de connaître leur sort. Cela exige de leurs dirigeants de garder leur sang froid malgré l’émotion légitime et l’hypermédiatisation suscitées par les derniers attentats de Paris et de Bamako.
Cela exige de ne pas oublier que dans les pays africains, on peut mourir bêtement tous les jours de nombreuses autres manières que dans un attentat terroriste. Cela exige de savoir que le meilleur moyen de lutter contre le terrorisme en Afrique est de construire des Etats organisés et effectifs sous des directions politiques responsables, et de créer des espaces de débats ouverts et citoyens permettant la formulation à tâtons de politiques publiques réfléchies.
Article publié sur le site Le Monde Afrique le 24 novembre 2015
http://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/11/24/lutte-contre-le-terrorisme-en-afrique-resister-a-l-instinct-gregaire_4816397_3212.html#SP4qOOeuziWqW5PF.99
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