Il était jeune, charmant et fougueux. Provocateur, il n’hésitait pas à défier les usages diplomatiques en disant tout haut ce que les chefs d’Etat des pays pauvres et faibles pensaient tout bas, mais n’osaient jamais énoncer dans un discours officiel. Et bien que le capitaine Sankara n’ait présidé l’ancienne Haute-Volta - qu’il a renommée Burkina Faso - que pendant quatre ans, entre août 1984 et octobre 1987, il reste la figure la plus marquante de l’histoire de cet Etat sahélien d’Afrique de l’ouest.
En réalité, les festivités officielles ont été reportées au mois de décembre prochain afin de permettre l’achèvement de la vaste entreprise de constructions et d’embellissement engagée dans la deuxième ville du pays, Bobo-Dioulasso, qui a été choisie pour abriter l’évènement. Si Thomas Sankara reste l’icône inoubliable du « pays des hommes intègres », traduction littérale de Burkina Faso, son successeur et actuel président, Blaise Compaoré, paraît bien parti pour s’imposer dans les mémoires comme un bâtisseur qui aura fait progresser son pays dans les domaines économique, social et culturel.
Révolution militarisée
Les deux amis et frères d’armes au sein des commandos parachutistes Sankara et Compaoré ont presque fait oublier leurs prédécesseurs depuis l’indépendance. Lorsqu’ils prennent le pouvoir le 4 août 1983, avec d’autres jeunes officiers, ils affichent la volonté de rompre radicalement avec la corruption et l’inefficacité économique et sociale des régimes précédents, mais aussi avec leur trop grande dépendance à l’égard de l’ancienne puissance colonisatrice, la France.
Mais la réalité quotidienne sous la révolution militarisée était certes moins agréable pour les populations burkinabè qu’on le pensait de l’extérieur. Néanmoins, le charisme et le volontarisme de Sankara séduisent les jeunes générations sur tout le continent. Le choc est donc immense le 15 octobre 1987, lorsque Sankara se fait brutalement tuer dans l’enceinte du palais présidentiel. Un coup d’Etat mené par le numéro deux du régime révolutionnaire, Compaoré, qui prend le pouvoir et préside toujours aux destinées du pays.
Compaoré, calculateur et insaisissable
Seul maître à bord, Compaoré passe haut la main l’épreuve de la transition au multipartisme et se mue en président démocratiquement élu, et réélu sans souci depuis 1991. Candidat à l’élection présidentielle prévue en novembre prochain, il devrait rempiler pour un mandat de cinq ans, l’ultime si la constitution ne venait pas à être modifiée entre-temps pour l’autoriser à se présenter à nouveau en 2015.
Signe de l’emprise de cet homme intelligent, calculateur et insaisissable sur son pays, le débat politique, à trois mois de l’échéance présidentielle de 2010, est focalisé sur l’élection de… 2015 et l’éventuel départ du chef d’Etat qui aura alors bouclé 28 ans au pouvoir. Le Burkina Faso ne s’est pas transformé de pays aride dépourvu de gisements miniers exceptionnels en eldorado - il reste classé parmi les pays les plus pauvres du monde -, mais il a fait d’indéniables progrès qui ont nettement amélioré son image et son statut en Afrique de l’ouest.
L’ardeur au travail de ses femmes et de ses hommes, dans cet ordre, ainsi qu’une passion pour les arts qu’illustre le Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (FESPACO), créé en 1969 et maintenu à flot depuis lors par la volonté collective des Burkinabè, en dépit de la rareté des ressources, constituent les principaux moteurs de ces progrès.
Rôle trouble dans la région
Compaoré a fait jouer à son pays un rôle trouble dans la région, en soutenant discrètement des groupes armés qui ont participé aux guerres civiles au Liberia, en Sierra Leone au début des années 1990, puis en Côte d’Ivoire en septembre 2002. Dans le bras de fer diplomatique engagé depuis 2002 entre la Côte d’Ivoire, locomotive économique de l’espace ouest-africain francophone grippée depuis deux décennies, et le Burkina Faso démuni et considéré depuis l’époque coloniale comme un fournisseur de main d’œuvre agricole bon marché à sa voisine du sud, c’est le pays sahélien qui l’a emporté.
Directement mis en cause par le chef d’Etat ivoirien Laurent Gbagbo au début du conflit, Compaoré a réussi le tour de force de devenir le « facilitateur » du dialogue inter-ivoirien en 2007. L’enfant terrible de l’Afrique de l’ouest en est désormais le faiseur de paix recherché pour toutes les médiations difficiles, du Togo à la Guinée. Ses compatriotes espèrent qu’il ne prendra pas le risque de détruire sa nouvelle image internationale en s’accrochant au pouvoir au-delà de 2015, et attendent de lui la préparation d’une succession démocratique et pacifique.
jeudi 5 août 2010
mardi 3 août 2010
Niger : une indépendance minée par l’économie de rente
Niamey a renoncé à toute cérémonie fastueuse pour le 50e anniversaire de l’indépendance du Niger, un pays frappé par une crise alimentaire. Près d’un quart des 13 millions de Nigériens a du mal à trouver chaque jour de quoi se nourrir.
Le président Salou Djibo, chef de la junte militaire qui dirige ce pays sahélien depuis février 2010, n’a pas préféré comme son prédécesseur Mamadou Tandja courir le risque de laisser mourir en silence ses compatriotes affamés plutôt que de faire appel à l’aide étrangère, au nom d’une curieuse idée de la dignité d’un pays souverain. Le général Djibo et le gouvernement de transition ont vite reconnu que le Niger affronte cette année une crise alimentaire grave, susceptible de se transformer en famine dans certaines régions si rien n’est fait par l’Etat et ses partenaires internationaux. Devoir lutter contre la faim cinquante ans après la proclamation de l’indépendance suffit à caractériser le bilan d’étape de la vie de cette nation, qui occupe un immense territoire largement désertique entre l’Afrique du Nord et l’Afrique de l’Ouest.
Deuxième producteur mondial d’uranium
La nature n’a pas fait cadeau au Niger de terres arables abondantes ni des conditions climatiques qui verdissent tout au long de l’année ses voisins du sud, Bénin, Nigeria et les autres pays côtiers de la région. Les contraintes naturelles au développement de l’agriculture et de l’élevage ne sont cependant pas une explication convaincante de la récurrence des crises alimentaires dans le pays et de la grande pauvreté qui y sévit. D’autant plus que cette nature a gratifié le sous-sol du désert nigérien d’uranium, minerai stratégique dont ce pays très pauvre est le deuxième producteur mondial.
L’empire colonial français n’aura finalement pas fait une mauvaise affaire en plantant son drapeau sur ce territoire a priori peu hospitalier. La France n’a pas tardé à repérer les exceptionnels gisements d’uranium du pays et à garantir que l’indépendance, accordée le 3 août 1960, ne changerait rien à son privilège d’accès à cette ressource précieuse pour le développement de son industrie nucléaire. Si l’ancienne puissance colonisatrice a fort bien su comment transformer l’uranium nigérien en énergie électrique pour ses populations, les dirigeants qui se sont succédés à la tête du pays n’ont pas su transformer l’économie du pays, demeurée rentière, rurale et peu productive.
Les Nigériens ont « faim »
Le fait que le Niger célèbre le cinquantenaire de son indépendance sous un régime d’exception est une illustration de l’histoire politique tourmentée du pays. Le putsch du 18 février 2010 restera peut-être dans les mémoires comme un « bon coup d’Etat » parmi les nombreux qu’a connus Niamey. Le premier du genre a mis un terme en 1974 aux quatorze ans de pouvoir du père de l’indépendance Hamani Diori. Le lieutenant-colonel Seyni Kountché prend alors solidement les rênes du pays et ne les lâche pas avant sa mort en 1987. Son successeur galonné cède face à la montée des revendications démocratiques qui secouent l’ouest africain au début des années 1990. Le premier président élu de l’ère du multipartisme ne finit pas son mandat, chassé par un coup d’Etat en 1996. Le pays fait son retour à la démocratie en élisant en 1999 un colonel retraité comme président, Mamadou Tandja.
C’est en décidant envers et contre tout de se maintenir au pouvoir au-delà de son deuxième et dernier mandat constitutionnel que Tandja, oublieux de l’histoire de son pays et trop sûr de son contrôle de l’armée, s’est fait éjecter du fauteuil présidentiel en février dernier. Il est toujours en résidence surveillée en août 2010 et compte désormais sur la magnanimité du président de la transition. Salou Djibo a promis de remettre le pouvoir à un président élu démocratiquement avant mars 2011. En attendant, le Niger dont la croissance démographique est l’une des plus fortes du continent, a faim. Hélas, comme trop souvent au cours des cinq dernières décennies.
(Publié sur infosud.org le 3 août 2010)
Le président Salou Djibo, chef de la junte militaire qui dirige ce pays sahélien depuis février 2010, n’a pas préféré comme son prédécesseur Mamadou Tandja courir le risque de laisser mourir en silence ses compatriotes affamés plutôt que de faire appel à l’aide étrangère, au nom d’une curieuse idée de la dignité d’un pays souverain. Le général Djibo et le gouvernement de transition ont vite reconnu que le Niger affronte cette année une crise alimentaire grave, susceptible de se transformer en famine dans certaines régions si rien n’est fait par l’Etat et ses partenaires internationaux. Devoir lutter contre la faim cinquante ans après la proclamation de l’indépendance suffit à caractériser le bilan d’étape de la vie de cette nation, qui occupe un immense territoire largement désertique entre l’Afrique du Nord et l’Afrique de l’Ouest.
Deuxième producteur mondial d’uranium
La nature n’a pas fait cadeau au Niger de terres arables abondantes ni des conditions climatiques qui verdissent tout au long de l’année ses voisins du sud, Bénin, Nigeria et les autres pays côtiers de la région. Les contraintes naturelles au développement de l’agriculture et de l’élevage ne sont cependant pas une explication convaincante de la récurrence des crises alimentaires dans le pays et de la grande pauvreté qui y sévit. D’autant plus que cette nature a gratifié le sous-sol du désert nigérien d’uranium, minerai stratégique dont ce pays très pauvre est le deuxième producteur mondial.
L’empire colonial français n’aura finalement pas fait une mauvaise affaire en plantant son drapeau sur ce territoire a priori peu hospitalier. La France n’a pas tardé à repérer les exceptionnels gisements d’uranium du pays et à garantir que l’indépendance, accordée le 3 août 1960, ne changerait rien à son privilège d’accès à cette ressource précieuse pour le développement de son industrie nucléaire. Si l’ancienne puissance colonisatrice a fort bien su comment transformer l’uranium nigérien en énergie électrique pour ses populations, les dirigeants qui se sont succédés à la tête du pays n’ont pas su transformer l’économie du pays, demeurée rentière, rurale et peu productive.
Les Nigériens ont « faim »
Le fait que le Niger célèbre le cinquantenaire de son indépendance sous un régime d’exception est une illustration de l’histoire politique tourmentée du pays. Le putsch du 18 février 2010 restera peut-être dans les mémoires comme un « bon coup d’Etat » parmi les nombreux qu’a connus Niamey. Le premier du genre a mis un terme en 1974 aux quatorze ans de pouvoir du père de l’indépendance Hamani Diori. Le lieutenant-colonel Seyni Kountché prend alors solidement les rênes du pays et ne les lâche pas avant sa mort en 1987. Son successeur galonné cède face à la montée des revendications démocratiques qui secouent l’ouest africain au début des années 1990. Le premier président élu de l’ère du multipartisme ne finit pas son mandat, chassé par un coup d’Etat en 1996. Le pays fait son retour à la démocratie en élisant en 1999 un colonel retraité comme président, Mamadou Tandja.
C’est en décidant envers et contre tout de se maintenir au pouvoir au-delà de son deuxième et dernier mandat constitutionnel que Tandja, oublieux de l’histoire de son pays et trop sûr de son contrôle de l’armée, s’est fait éjecter du fauteuil présidentiel en février dernier. Il est toujours en résidence surveillée en août 2010 et compte désormais sur la magnanimité du président de la transition. Salou Djibo a promis de remettre le pouvoir à un président élu démocratiquement avant mars 2011. En attendant, le Niger dont la croissance démographique est l’une des plus fortes du continent, a faim. Hélas, comme trop souvent au cours des cinq dernières décennies.
(Publié sur infosud.org le 3 août 2010)
lundi 2 août 2010
Un « Madoff » à la sauce béninoise
Considéré comme un modèle de démocratie sur le continent africain, le Bénin voit son président éclaboussé par un vaste scandale financier, de mauvais augure à quelques mois des élections. Mais alors que le pays fête ses 50 ans d’indépendance, cette affaire révèle surtout une grave crise morale et politique.
Quelques mois avant la fête de l’Indépendance du 1er août, l’état d’avancement des chantiers -pourtant modestes- lancés dans la capitale politique du Bénin, Porto-Novo, n’a pu que susciter inquiétudes et dépit. A croire que l’extraordinaire difficulté à faire, à bien faire, et à respecter les délais prévus pour la moindre réalisation publique d’envergure est peut-être le meilleur révélateur de l’absence d’un lien automatique entre démocratie d’une part et bonne gouvernance et décollage économique de l’autre.
Terre de royaumes puissants et de résistance héroïque à l’entreprise coloniale française, le Dahomey – qui sera renommé Bénin en 1975 -, s’est longtemps enorgueilli de son étiquette de « quartier latin de l’Afrique », bon élève de l’école coloniale élitiste française. Champion africain des coups d’Etat sans effusion de sang dans les années 1960, le pays est encore réputé aujourd’hui dans la région pour la qualité de ses intellectuels. Ceci, alors que le pays n’a pourtant jamais été un champion du développement économique, social, culturel ou même sportif. De quoi se poser des questions dérangeantes à l’heure du cinquantenaire.
Bienveillance de l’État envers les fraudeurs
Mais ce travail d’introspection et de remise en cause collective n’aura pas vraiment lieu en ce mois d’août gris et pluvieux. La faute à un énième scandale financier et politique, particulièrement énorme. Qualifiée de « Madoff béninois », du nom du super escroc américain Bernard Madoff, l’affaire met en scène une institution de placement d’argent, Investment Consultancy & Computering services, qui a collecté auprès des populations béninoises l’équivalent de plus de 150 millions d’euros avant de se révéler comme ce qu’elle a toujours été : une vaste escroquerie fonctionnant sur le vieux principe de la fraude pyramidale.
L’affaire n’aurait pas pris la tournure d’une crise nationale sans précédent si elle ne concernait pas une proportion inquiétante de citoyens et n’impliquait pas des sommes vertigineuses au regard de la petite économie béninoise. Et si les responsables de l’entreprise frauduleuse n’avaient pas bénéficié de la bienveillance des principales personnalités de l’Etat et du pouvoir en place.
Le président Boni Yayi, économiste élu brillamment avec près de 75 % des voix au second tour de l’élection présidentielle en 2006, se retrouve en mauvaise posture à huit mois de la remise en jeu de son mandat. Aujourd’hui, une cinquantaine de députés sur les 83 que compte le parlement demandent que le président soit mis en accusation dans l’affaire des placements d’argent illégaux. Il a déjà dû limoger le procureur de la République de la capitale économique, Cotonou, et son ministre de l’Intérieur, tous deux détenus pour complicité présumée avec les auteurs de la fraude.
Des intérêts promis de 200%
Entre les histoires dramatiques des Béninois qui ont mis toutes leurs économies et des fonds empruntés dans les caisses de l’institution de placement qui leur promettait des intérêts de l’ordre de 200% et les accusations de complicité et répliques salées échangées quotidiennement entre les leaders de l’opposition et ceux du camp présidentiel, point de place pour une analyse dépassionnée du bilan des cinquante dernières années.
En réalité, le scandale financier qui frappe toutes les couches de la société béninoise offre une occasion rare à la nation de se regarder en face et de constater, enfin, que le quatrième temps de son histoire est celui du culte de l’argent facile et de la mort des idées, après l’époque des illusions de l’indépendance, l’ère de la ferveur révolutionnaire, puis celle de l’excitation démocratique et des libertés retrouvées.
Au Bénin, une insidieuse et profonde crise des valeurs collectives assombrit l’avenir pourtant plein de promesses d’une population jeune, bouillonnante et capable d’ingéniosité. La crise est aussi celle d’un système politique marqué aussi bien par sa capacité à produire des alternances démocratiques pacifiques que par sa corruption et son inaptitude à insuffler une véritable dynamique économique partagée.
Pendant cinquante ans, les Dahoméens puis les Béninois ont su échapper au pire : la guerre civile, les violences politiques et intercommunautaires et la famine. Les Béninois nourrissent plus d’ambitions au moment d’entamer un nouveau cinquantenaire.
(Publié sur infosud.org le 2 août 2010)
Quelques mois avant la fête de l’Indépendance du 1er août, l’état d’avancement des chantiers -pourtant modestes- lancés dans la capitale politique du Bénin, Porto-Novo, n’a pu que susciter inquiétudes et dépit. A croire que l’extraordinaire difficulté à faire, à bien faire, et à respecter les délais prévus pour la moindre réalisation publique d’envergure est peut-être le meilleur révélateur de l’absence d’un lien automatique entre démocratie d’une part et bonne gouvernance et décollage économique de l’autre.
Terre de royaumes puissants et de résistance héroïque à l’entreprise coloniale française, le Dahomey – qui sera renommé Bénin en 1975 -, s’est longtemps enorgueilli de son étiquette de « quartier latin de l’Afrique », bon élève de l’école coloniale élitiste française. Champion africain des coups d’Etat sans effusion de sang dans les années 1960, le pays est encore réputé aujourd’hui dans la région pour la qualité de ses intellectuels. Ceci, alors que le pays n’a pourtant jamais été un champion du développement économique, social, culturel ou même sportif. De quoi se poser des questions dérangeantes à l’heure du cinquantenaire.
Bienveillance de l’État envers les fraudeurs
Mais ce travail d’introspection et de remise en cause collective n’aura pas vraiment lieu en ce mois d’août gris et pluvieux. La faute à un énième scandale financier et politique, particulièrement énorme. Qualifiée de « Madoff béninois », du nom du super escroc américain Bernard Madoff, l’affaire met en scène une institution de placement d’argent, Investment Consultancy & Computering services, qui a collecté auprès des populations béninoises l’équivalent de plus de 150 millions d’euros avant de se révéler comme ce qu’elle a toujours été : une vaste escroquerie fonctionnant sur le vieux principe de la fraude pyramidale.
L’affaire n’aurait pas pris la tournure d’une crise nationale sans précédent si elle ne concernait pas une proportion inquiétante de citoyens et n’impliquait pas des sommes vertigineuses au regard de la petite économie béninoise. Et si les responsables de l’entreprise frauduleuse n’avaient pas bénéficié de la bienveillance des principales personnalités de l’Etat et du pouvoir en place.
Le président Boni Yayi, économiste élu brillamment avec près de 75 % des voix au second tour de l’élection présidentielle en 2006, se retrouve en mauvaise posture à huit mois de la remise en jeu de son mandat. Aujourd’hui, une cinquantaine de députés sur les 83 que compte le parlement demandent que le président soit mis en accusation dans l’affaire des placements d’argent illégaux. Il a déjà dû limoger le procureur de la République de la capitale économique, Cotonou, et son ministre de l’Intérieur, tous deux détenus pour complicité présumée avec les auteurs de la fraude.
Des intérêts promis de 200%
Entre les histoires dramatiques des Béninois qui ont mis toutes leurs économies et des fonds empruntés dans les caisses de l’institution de placement qui leur promettait des intérêts de l’ordre de 200% et les accusations de complicité et répliques salées échangées quotidiennement entre les leaders de l’opposition et ceux du camp présidentiel, point de place pour une analyse dépassionnée du bilan des cinquante dernières années.
En réalité, le scandale financier qui frappe toutes les couches de la société béninoise offre une occasion rare à la nation de se regarder en face et de constater, enfin, que le quatrième temps de son histoire est celui du culte de l’argent facile et de la mort des idées, après l’époque des illusions de l’indépendance, l’ère de la ferveur révolutionnaire, puis celle de l’excitation démocratique et des libertés retrouvées.
Au Bénin, une insidieuse et profonde crise des valeurs collectives assombrit l’avenir pourtant plein de promesses d’une population jeune, bouillonnante et capable d’ingéniosité. La crise est aussi celle d’un système politique marqué aussi bien par sa capacité à produire des alternances démocratiques pacifiques que par sa corruption et son inaptitude à insuffler une véritable dynamique économique partagée.
Pendant cinquante ans, les Dahoméens puis les Béninois ont su échapper au pire : la guerre civile, les violences politiques et intercommunautaires et la famine. Les Béninois nourrissent plus d’ambitions au moment d’entamer un nouveau cinquantenaire.
(Publié sur infosud.org le 2 août 2010)
samedi 31 juillet 2010
Du vote, de l’ethnie et de la démocratie en Guinée et ailleurs en Afrique
En Guinée, le second tour de l’élection présidentielle opposera au cours du mois d’août l’ancien Premier ministre Cellou Dalein Diallo, chef de l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG) et l’opposant de longue date Alpha Condé, candidat du Rassemblement du peuple de Guinée (RPG). Le premier a obtenu selon les résultats définitifs validés par la Cour suprême 43,69% des suffrages exprimés, le second 18,25%, au terme d’un premier tour qui avait opposé 24 candidats dans ce pays de dix millions d’âmes. La plupart des candidats éliminés qui ont un certain poids électoral, à commencer par le troisième homme Sidya Touré de l’Union des forces républicaines (UFR) qui a choisi Cellou Diallo, ont déjà dévoilé leur choix parmi les deux qualifiés et donné leurs consignes de vote sur la base d’accords politiques. Au second tour, chacune des communautés de Guinée n’aura pas la photo d’un de ses « fils » ou d’une de ses « filles » sur le bulletin de vote. Chacun des deux candidats restant en lice aura à conquérir des voix hors de sa communauté ethnique et de ses fiefs géographiques. De leur côté, une bonne partie des électeurs devront élargir leur faisceau de critères au-delà de la proximité ethnique avec un candidat. Il reste que la démographie ethnique aura pesé lourd dans le dénouement de l’élection présidentielle historique de cette année en Guinée.
La puissance du facteur ethnique
Cellou Diallo est bien connu sur la scène politique nationale pour avoir occupé diverses fonctions ministérielles pendant une dizaine d’années sous la longue présidence de Lansana Conté. Son expérience gouvernementale a connu son apogée entre 2004 et 2006, lorsqu’il a été Premier ministre sous l’autorité d’un président malade qui s’était depuis longtemps désintéressé de la gestion des affaires de l’État tout en s’accrochant au pouvoir et à ses privilèges. Plutôt haut fonctionnaire au verbe lisse et convenu qu’acteur politique combatif, Cellou Diallo n’était pas cité parmi les présidentiables favoris il y a encore deux ans. Tout a changé lorsque le jeu politique est devenu très ouvert à la suite de la neutralisation des ambitions présidentielles du successeur militaire de Conté, le capitaine Moussa Dadis Camara. Cellou Diallo, qui avait entre-temps opportunément pris le contrôle d’un parti anciennement implanté et mobilisé à l’évidence de puissants moyens financiers, s’est présenté comme tout ce que la Guinée compte de personnalités ayant une certaine notoriété et de l’argent pour se porter candidat et faire campagne.
Diallo est le candidat de l’UFDG, ancien Premier ministre, économiste mais il est aussi… Peul, originaire de la région naturelle de Moyenne-Guinée. Lors du scrutin du 27 juin dernier, il était dans l’esprit de beaucoup, Peuls comme non Peuls, le candidat de la communauté Peule. En réalité, il n’était pas le seul Peul parmi les 24 candidats figurant sur le bulletin de vote. Mais il était le seul Peul qui était capable de se qualifier pour le second tour et donc le seul à avoir des chances réelles de devenir président de la République dans un pays qui a connu trois chefs d’État depuis 1958, Sékou Touré issu de la communauté Malinké de Haute-Guinée, Lansana Conté du groupe Soussou de Basse-Guinée et, pendant onze mois, Moussa Dadis Camara de l’ethnie Guerzé, un des groupes originaires de la Région Forestière. Autant dire que pour beaucoup de Peuls, c’est le moment ou jamais d’avoir eux aussi un de leurs « fils » au palais présidentiel.
Alpha Condé, arrivé deuxième de la compétition du 27 juin, n’avait pas non plus à se soucier de sa notoriété dans le pays. Présent dans le paysage politique physiquement ou symboliquement depuis l’époque de Sékou Touré, il incarne l’opposition historique à tous les gouvernements qui se sont succédé au cours des dernières décennies. Il a connu l’exil pendant de longues années et les souffrances de la prison sous Lansana Conté. Il avait tout de même contraint ce dernier à un second tour en 1993, lors de la première élection présidentielle organisée sous le régime du multipartisme, à un moment où le pouvoir ne maîtrisait pas encore parfaitement l’art de la fraude électorale. Opposant de longue date donc, leader d’un parti ancien, structuré et ancré idéologiquement à gauche, Alpha Condé est aussi… Malinké. Pour nombre de Malinkés et de non Malinkés, il était le candidat Malinké à la présidentielle. Ou plutôt le mieux placé des candidats Malinkés pour se qualifier pour le second tour.
En fait, un autre candidat Malinké également originaire de Haute-Guinée, l’ancien Premier ministre Lansana Kouyaté, avait réussi à pénétrer le cercle restreint des aspirants à prendre au sérieux en injectant dans sa préparation et dans sa campagne des moyens conséquents. Kouyaté a fini en quatrième position (7,04%), derrière Cellou Diallo, Alpha Condé et un autre ancien Premier ministre, Sidya Touré (13,62%), moins marqué ethniquement que les autres en raison du caractère très minoritaire de sa communauté même dans sa région d’origine de la Basse-Guinée. Au second tour, Cellou Diallo en découdra avec Alpha Condé. En arrière-plan, dans la tête de beaucoup de Guinéens, qu’ils le veuillent, l’admettent, le regrettent, le dénoncent ou non, ce sera le candidat Peul contre le candidat Malinké.
Alors y-a-t-il eu un vote ethnique en Guinée ? Sans le moindre doute si l’on entend par cette expression le fait que l’appartenance ethnique de chacun des candidats et celle de l’électeur moyen pèsent lourdement sur le choix de ce dernier. Cellou Dalein Diallo a fait le plein de voix en Moyenne-Guinée, très majoritairement peuplée de Peuls, et également obtenu d’excellents résultats dans certaines communes de la capitale Conakry également réputées dominées par les Peuls. Alpha Condé a eu d’excellents résultats dans son fief de Haute-Guinée, dans le terroir Malinké. Il a cependant souffert significativement de présence et de la performance électorale de l’autre grand candidat Malinké, Lansana Kouyaté. Autre manifestation de la puissance de la fibre ethnique, le résultat remarquable de Papa Koly Kourouma, ancien ministre de la junte de Dadis Camara et originaire comme ce dernier de la Région forestière, où il a souvent devancé tous les favoris. En l’absence de sondages d’opinion des électeurs qui ont effectivement voté le 27 juin dernier, il est rigoureusement impossible de saisir de manière fine l’ampleur du vote ethnique. Il n’y a cependant aucun doute sur l’influence déterminante de ce facteur.
Le caractère démocratique du vote ethnique
Alors le vote ethnique est-il antidémocratique comme le suggèrent depuis des semaines nombre d’observateurs et de journalistes guinéens et étrangers ? Non. Pas du tout. La démocratie, c’est le pouvoir par le peuple. En matière électorale, cela signifie que les choix agrégés des citoyens électeurs déterminent le vainqueur de la compétition. C’est tout. Les électeurs font ce qu’ils veulent. Ils se décident sur la base de critères dont ils sont les seuls maîtres. Ils sont libres de choisir un candidat parce qu’il est charmant, très connu, leur paraît sage ou compétent, parce qu’il a avancé des idées qui semblent sensées, parce qu’il a la plus belle flotte de véhicules de luxe tout terrain, qu’il a fait imprimer les affiches électorales les plus belles, qu’il a fait commander en Chine des tee-shirts colorés de meilleure qualité que les autres, qu’il a distribué en sous main plus d’enveloppes garnies de billets aux leaders d’opinion que les autres ou parce qu’il parle la même langue et a été moulé dans les mêmes coutumes qu’eux. Dans ce dernier cas, les motivations du vote déterminé par l’ethnie ne sont d’ailleurs pas aussi évidentes qu’on peut le penser. On peut voter pour le candidat de sa communauté parce qu’on se sent plus proche de lui que des autres sans en attendre un avantage personnel. Mais on peut aussi voter pour ce candidat parce qu’on pense qu’on sera plus en sécurité sous un président issu de la même communauté ethnique que soi et/ou qu’on aura marginalement plus de chances d’améliorer sa condition économique sous une telle présidence. Dans le second cas, la motivation est moins ethnique qu’économiquement rationnelle et partagée par les électeurs dans toutes les démocraties.
Alors si le vote ethnique est démocratique, où est le problème ? Le problème vient du fait que la puissance du facteur ethnique a tendance à étouffer les autres critères à l’aune desquels les électeurs peuvent choisir leurs représentants au sommet de l’État. Cela n’enlève rien au caractère démocratique du vote mais réduit significativement les chances que le système politique démocratique produise le meilleur choix possible pour la collectivité nationale. En Guinée, il n’y a pas un tête-à-tête exclusif entre les Peuls et les Malinkés, comme on peut le voir par exemple dans deux pays à la configuration ethnique spécifique et rare en Afrique, le Rwanda et le Burundi. Malinkés et Peuls représenteraient ensemble au maximum 70% de la population guinéenne, en faisant abstraction de l’ampleur du métissage ethnique qui frappe d’inexactitude tout calcul démographique ethnique sommaire. Aucune communauté ethnique de Guinée, même en se soudant à l’extrême, ne peut faire seule la loi dans le pays.
Assumer et gérer la diversité ethnique en démocratie
Comment peut-on atténuer l’influence excessive de la configuration ethnique d’un pays sur la qualité des démocraties électorales ? Face à la solidité et à la résistance dans le temps du sentiment ethnique en Afrique subsaharienne, les choix tacites qui ont été faits depuis la naissance des États indépendants dans leurs frontières actuelles ont au mieux été inappropriés, au pire catastrophiques. Au cours des décennies de généralisation de l’autoritarisme, les élites politiques ont fait des partis uniques au service d’un indéboulonnable président censé incarner l’unité nationale l’antidote indispensable au communautarisme ethnique et au risque de désintégration politique de jeunes nations en construction. Depuis le retour au multipartisme et aux rituels électoraux dans les années 1990, le choix des élites consiste à faire semblant. Faire semblant de croire en l’efficacité des dispositions constitutionnelles qui interdisent la mobilisation des sentiments d’appartenance ethnique et religieuse par les partis politiques, alors que cela n’a qu’une influence minimale sur les pratiques réelles des acteurs politiques. Faire croire que le vote ethnique est uniquement lié au déficit de culture politique et civique démocratique des populations rurales et que les cadres parfaitement urbains et de niveau d’éducation universitaire ne sont pas concernés. Faire semblant de s’émouvoir à chaque manifestation du vote ethnique et faire pleurer dans les chaumières en dénonçant la persistance du comportement « tribaliste » de l’électorat.
Nier l’importance de l’identité ethnique dans la tête d’une majorité de ressortissants de pays d’Afrique subsaharienne est parfaitement stérile. Il n’y a pas de honte à se sentir pleinement Soussou, fièrement Peul, résolument Malinké ou irréductiblement Kissi et totalement Guinéen. À être Haoussa, Ibo ou Yorouba et profondément Nigérian. À être accroché à sa culture Fon, Bariba ou Mina et absolument Béninois. Et pas de honte, non plus, à être de ceux qui ne donnent pas beaucoup d’importance à leur terroir d’origine, aux pratiques culturelles de leur communauté ethnique et qui sont résolument urbains et « occidentalisés », tout en étant aussi authentiquement Guinéen, Nigérian ou Béninois que n’importe lequel de leurs compatriotes. Le défi qui se pose aux sociétés multiethniques africaines n’est pas d’enterrer les ethnies ou de faire comme si elles n’existaient pas. Il est de trouver en urgence les bonnes formules institutionnelles pour gérer la diversité ethnique dans un système politique pleinement démocratique.
La première étape consiste à ensevelir l’idée qui voudrait que la démocratie, parce qu’elle serait congénitalement occidentale, est incompatible avec la vitalité des identités multiples des Africains. La deuxième étape devra être celle du débat dans chaque pays sur la meilleure formule qui permette de concilier respect des principes démocratiques fondamentaux, respect de l’expression de la diversité des populations, respect de l’égalité des communautés ethniques et respect de l’égalité des citoyens. C’est une tâche ardue et il n’y a pas de professeur retraité de droit constitutionnel français, belge, anglais ou portugais à payer grassement pour proposer une pale copie de la loi fondamentale de son pays flanquée de quelques platitudes en guise d’adaptation aux réalités socioculturelles africaines. La gestion de l’extraordinaire diversité interne des pays africains dans un cadre démocratique libéral est un défi d’une rare complexité qui exige une forte capacité d’innovation institutionnelle. La condition sine qua non pour que ce travail soit engagé au plus tôt est que les élites subsahariennes se libèrent de la prison mentale dans laquelle les enferme encore trop souvent le complexe du colonisé. Et qui leur fait croire qu’il n’y a que deux options : le mimétisme institutionnel aveugle ou le rejet tacite des principes démocratiques pour cause d’incompatibilité insurmontable avec les réalités africaines.
Publié sur afrik.com le 31 juillet 2010)
La puissance du facteur ethnique
Cellou Diallo est bien connu sur la scène politique nationale pour avoir occupé diverses fonctions ministérielles pendant une dizaine d’années sous la longue présidence de Lansana Conté. Son expérience gouvernementale a connu son apogée entre 2004 et 2006, lorsqu’il a été Premier ministre sous l’autorité d’un président malade qui s’était depuis longtemps désintéressé de la gestion des affaires de l’État tout en s’accrochant au pouvoir et à ses privilèges. Plutôt haut fonctionnaire au verbe lisse et convenu qu’acteur politique combatif, Cellou Diallo n’était pas cité parmi les présidentiables favoris il y a encore deux ans. Tout a changé lorsque le jeu politique est devenu très ouvert à la suite de la neutralisation des ambitions présidentielles du successeur militaire de Conté, le capitaine Moussa Dadis Camara. Cellou Diallo, qui avait entre-temps opportunément pris le contrôle d’un parti anciennement implanté et mobilisé à l’évidence de puissants moyens financiers, s’est présenté comme tout ce que la Guinée compte de personnalités ayant une certaine notoriété et de l’argent pour se porter candidat et faire campagne.
Diallo est le candidat de l’UFDG, ancien Premier ministre, économiste mais il est aussi… Peul, originaire de la région naturelle de Moyenne-Guinée. Lors du scrutin du 27 juin dernier, il était dans l’esprit de beaucoup, Peuls comme non Peuls, le candidat de la communauté Peule. En réalité, il n’était pas le seul Peul parmi les 24 candidats figurant sur le bulletin de vote. Mais il était le seul Peul qui était capable de se qualifier pour le second tour et donc le seul à avoir des chances réelles de devenir président de la République dans un pays qui a connu trois chefs d’État depuis 1958, Sékou Touré issu de la communauté Malinké de Haute-Guinée, Lansana Conté du groupe Soussou de Basse-Guinée et, pendant onze mois, Moussa Dadis Camara de l’ethnie Guerzé, un des groupes originaires de la Région Forestière. Autant dire que pour beaucoup de Peuls, c’est le moment ou jamais d’avoir eux aussi un de leurs « fils » au palais présidentiel.
Alpha Condé, arrivé deuxième de la compétition du 27 juin, n’avait pas non plus à se soucier de sa notoriété dans le pays. Présent dans le paysage politique physiquement ou symboliquement depuis l’époque de Sékou Touré, il incarne l’opposition historique à tous les gouvernements qui se sont succédé au cours des dernières décennies. Il a connu l’exil pendant de longues années et les souffrances de la prison sous Lansana Conté. Il avait tout de même contraint ce dernier à un second tour en 1993, lors de la première élection présidentielle organisée sous le régime du multipartisme, à un moment où le pouvoir ne maîtrisait pas encore parfaitement l’art de la fraude électorale. Opposant de longue date donc, leader d’un parti ancien, structuré et ancré idéologiquement à gauche, Alpha Condé est aussi… Malinké. Pour nombre de Malinkés et de non Malinkés, il était le candidat Malinké à la présidentielle. Ou plutôt le mieux placé des candidats Malinkés pour se qualifier pour le second tour.
En fait, un autre candidat Malinké également originaire de Haute-Guinée, l’ancien Premier ministre Lansana Kouyaté, avait réussi à pénétrer le cercle restreint des aspirants à prendre au sérieux en injectant dans sa préparation et dans sa campagne des moyens conséquents. Kouyaté a fini en quatrième position (7,04%), derrière Cellou Diallo, Alpha Condé et un autre ancien Premier ministre, Sidya Touré (13,62%), moins marqué ethniquement que les autres en raison du caractère très minoritaire de sa communauté même dans sa région d’origine de la Basse-Guinée. Au second tour, Cellou Diallo en découdra avec Alpha Condé. En arrière-plan, dans la tête de beaucoup de Guinéens, qu’ils le veuillent, l’admettent, le regrettent, le dénoncent ou non, ce sera le candidat Peul contre le candidat Malinké.
Alors y-a-t-il eu un vote ethnique en Guinée ? Sans le moindre doute si l’on entend par cette expression le fait que l’appartenance ethnique de chacun des candidats et celle de l’électeur moyen pèsent lourdement sur le choix de ce dernier. Cellou Dalein Diallo a fait le plein de voix en Moyenne-Guinée, très majoritairement peuplée de Peuls, et également obtenu d’excellents résultats dans certaines communes de la capitale Conakry également réputées dominées par les Peuls. Alpha Condé a eu d’excellents résultats dans son fief de Haute-Guinée, dans le terroir Malinké. Il a cependant souffert significativement de présence et de la performance électorale de l’autre grand candidat Malinké, Lansana Kouyaté. Autre manifestation de la puissance de la fibre ethnique, le résultat remarquable de Papa Koly Kourouma, ancien ministre de la junte de Dadis Camara et originaire comme ce dernier de la Région forestière, où il a souvent devancé tous les favoris. En l’absence de sondages d’opinion des électeurs qui ont effectivement voté le 27 juin dernier, il est rigoureusement impossible de saisir de manière fine l’ampleur du vote ethnique. Il n’y a cependant aucun doute sur l’influence déterminante de ce facteur.
Le caractère démocratique du vote ethnique
Alors le vote ethnique est-il antidémocratique comme le suggèrent depuis des semaines nombre d’observateurs et de journalistes guinéens et étrangers ? Non. Pas du tout. La démocratie, c’est le pouvoir par le peuple. En matière électorale, cela signifie que les choix agrégés des citoyens électeurs déterminent le vainqueur de la compétition. C’est tout. Les électeurs font ce qu’ils veulent. Ils se décident sur la base de critères dont ils sont les seuls maîtres. Ils sont libres de choisir un candidat parce qu’il est charmant, très connu, leur paraît sage ou compétent, parce qu’il a avancé des idées qui semblent sensées, parce qu’il a la plus belle flotte de véhicules de luxe tout terrain, qu’il a fait imprimer les affiches électorales les plus belles, qu’il a fait commander en Chine des tee-shirts colorés de meilleure qualité que les autres, qu’il a distribué en sous main plus d’enveloppes garnies de billets aux leaders d’opinion que les autres ou parce qu’il parle la même langue et a été moulé dans les mêmes coutumes qu’eux. Dans ce dernier cas, les motivations du vote déterminé par l’ethnie ne sont d’ailleurs pas aussi évidentes qu’on peut le penser. On peut voter pour le candidat de sa communauté parce qu’on se sent plus proche de lui que des autres sans en attendre un avantage personnel. Mais on peut aussi voter pour ce candidat parce qu’on pense qu’on sera plus en sécurité sous un président issu de la même communauté ethnique que soi et/ou qu’on aura marginalement plus de chances d’améliorer sa condition économique sous une telle présidence. Dans le second cas, la motivation est moins ethnique qu’économiquement rationnelle et partagée par les électeurs dans toutes les démocraties.
Alors si le vote ethnique est démocratique, où est le problème ? Le problème vient du fait que la puissance du facteur ethnique a tendance à étouffer les autres critères à l’aune desquels les électeurs peuvent choisir leurs représentants au sommet de l’État. Cela n’enlève rien au caractère démocratique du vote mais réduit significativement les chances que le système politique démocratique produise le meilleur choix possible pour la collectivité nationale. En Guinée, il n’y a pas un tête-à-tête exclusif entre les Peuls et les Malinkés, comme on peut le voir par exemple dans deux pays à la configuration ethnique spécifique et rare en Afrique, le Rwanda et le Burundi. Malinkés et Peuls représenteraient ensemble au maximum 70% de la population guinéenne, en faisant abstraction de l’ampleur du métissage ethnique qui frappe d’inexactitude tout calcul démographique ethnique sommaire. Aucune communauté ethnique de Guinée, même en se soudant à l’extrême, ne peut faire seule la loi dans le pays.
Assumer et gérer la diversité ethnique en démocratie
Comment peut-on atténuer l’influence excessive de la configuration ethnique d’un pays sur la qualité des démocraties électorales ? Face à la solidité et à la résistance dans le temps du sentiment ethnique en Afrique subsaharienne, les choix tacites qui ont été faits depuis la naissance des États indépendants dans leurs frontières actuelles ont au mieux été inappropriés, au pire catastrophiques. Au cours des décennies de généralisation de l’autoritarisme, les élites politiques ont fait des partis uniques au service d’un indéboulonnable président censé incarner l’unité nationale l’antidote indispensable au communautarisme ethnique et au risque de désintégration politique de jeunes nations en construction. Depuis le retour au multipartisme et aux rituels électoraux dans les années 1990, le choix des élites consiste à faire semblant. Faire semblant de croire en l’efficacité des dispositions constitutionnelles qui interdisent la mobilisation des sentiments d’appartenance ethnique et religieuse par les partis politiques, alors que cela n’a qu’une influence minimale sur les pratiques réelles des acteurs politiques. Faire croire que le vote ethnique est uniquement lié au déficit de culture politique et civique démocratique des populations rurales et que les cadres parfaitement urbains et de niveau d’éducation universitaire ne sont pas concernés. Faire semblant de s’émouvoir à chaque manifestation du vote ethnique et faire pleurer dans les chaumières en dénonçant la persistance du comportement « tribaliste » de l’électorat.
Nier l’importance de l’identité ethnique dans la tête d’une majorité de ressortissants de pays d’Afrique subsaharienne est parfaitement stérile. Il n’y a pas de honte à se sentir pleinement Soussou, fièrement Peul, résolument Malinké ou irréductiblement Kissi et totalement Guinéen. À être Haoussa, Ibo ou Yorouba et profondément Nigérian. À être accroché à sa culture Fon, Bariba ou Mina et absolument Béninois. Et pas de honte, non plus, à être de ceux qui ne donnent pas beaucoup d’importance à leur terroir d’origine, aux pratiques culturelles de leur communauté ethnique et qui sont résolument urbains et « occidentalisés », tout en étant aussi authentiquement Guinéen, Nigérian ou Béninois que n’importe lequel de leurs compatriotes. Le défi qui se pose aux sociétés multiethniques africaines n’est pas d’enterrer les ethnies ou de faire comme si elles n’existaient pas. Il est de trouver en urgence les bonnes formules institutionnelles pour gérer la diversité ethnique dans un système politique pleinement démocratique.
La première étape consiste à ensevelir l’idée qui voudrait que la démocratie, parce qu’elle serait congénitalement occidentale, est incompatible avec la vitalité des identités multiples des Africains. La deuxième étape devra être celle du débat dans chaque pays sur la meilleure formule qui permette de concilier respect des principes démocratiques fondamentaux, respect de l’expression de la diversité des populations, respect de l’égalité des communautés ethniques et respect de l’égalité des citoyens. C’est une tâche ardue et il n’y a pas de professeur retraité de droit constitutionnel français, belge, anglais ou portugais à payer grassement pour proposer une pale copie de la loi fondamentale de son pays flanquée de quelques platitudes en guise d’adaptation aux réalités socioculturelles africaines. La gestion de l’extraordinaire diversité interne des pays africains dans un cadre démocratique libéral est un défi d’une rare complexité qui exige une forte capacité d’innovation institutionnelle. La condition sine qua non pour que ce travail soit engagé au plus tôt est que les élites subsahariennes se libèrent de la prison mentale dans laquelle les enferme encore trop souvent le complexe du colonisé. Et qui leur fait croire qu’il n’y a que deux options : le mimétisme institutionnel aveugle ou le rejet tacite des principes démocratiques pour cause d’incompatibilité insurmontable avec les réalités africaines.
Publié sur afrik.com le 31 juillet 2010)
jeudi 8 juillet 2010
L’an zéro de la démocratie en Guinée
Dimanche 27 juin 2010. Du « kilomètre 36 », carrefour stratégique à la sortie de Conakry à Dubréka, de Forécariah à Kindia, à 137 kilomètres de la capitale, presque personne sur les routes qui traversent la Basse-Guinée, une des quatre régions naturelles de ce pays d’Afrique de l’Ouest. Celle qui s’ouvre avec bonheur sur les eaux grises de l’océan Atlantique et témoigne, à moins de deux heures de l’agitation de Conakry, de l’éblouissante beauté des verdoyants paysages guinéens. C’est jour de vote et pour l’occasion, la circulation est interdite à tout véhicule non muni d’un laissez-passer. Routes libres donc pour ceux qui ont obtenu le sésame, observateurs nationaux et internationaux, journalistes, autorités administratives, commission électorale nationale et tous les autres acteurs de l’organisation du premier tour de l’élection présidentielle. Pendant les semaines qui ont précédé ce 27 juin, ce sont les cortèges imposants de véhicules 4x4 des candidats – ils étaient 24 à figurer sur le bulletin de vote extra large -, qui avaient pris d’assaut les routes plus ou moins praticables du pays.
Au lendemain du jour de vote, la seule certitude était que les 4,2 millions d’électeurs inscrits devraient se remettre en rang très bientôt pour le second tour inévitable de la présidentielle. Il opposera l’ancien Premier ministre Cellou Dalein Diallo à l’opposant « historique » Alpha Condé, si les résultats définitifs attendus de la Cour suprême ne remettent pas en cause l’ordre d’arrivée des trois premiers candidats favoris de cette élection présidentielle. La première étape très redoutée de cette nouvelle tentative de démocratisation dans un État qui n’a connu en 52 ans d’existence que des variantes plus ou moins détestables de régimes autoritaires a été franchie dans le calme et la farouche détermination des femmes et des hommes, des vieux et des jeunes, à voter. Envers et contre tout. Comme on pouvait le prévoir, les lendemains de la proclamation des résultats provisoires du vote sont moins sereins. La Cour suprême aura fort à faire pour corriger les résultats provisoires manifestement corrompus ici et là par des irrégularités, notamment dans les fiefs électoraux des deux candidats arrivés en tête.
Ce dimanche 27 juin, du côté des très nombreux électeurs analphabètes, savoir comment indiquer son choix sur cette grande feuille de papier portant nom, parti, emblème et photo du candidat n’est pas chose aisée. Quelques-uns demandent de l’aide aux agents du bureau de vote, aux délégués des partis politiques présents ou aux observateurs gênés aux entournures. Ils se font rabrouer et inviter à entrer au plus vite dans l’isoloir et à se débrouiller. D’autres se dirigent vers l’urne transparente sans avoir auparavant plié en deux ou en quatre, – ce n’est pas aussi facile que cela avec un bulletin de cette taille -, et ont droit à la même réprimande collective. À l’heure du dépouillement à la lumière blanche des lampes chinoises en plastique coloré fournies dans le kit électoral distribué dans chaque bureau de vote, point de surprise : on décompte une proportion élevée de bulletins invalides parce que vierges de toute annotation ou marqués au mauvais endroit. Du côté des agents du bureau de vote, la maîtrise des procédures de vote n’est pas toujours plus impressionnante que celle des électeurs. Certains ne savent que faire des scellés couleur orange fournis dans le kit et censés protéger l’intégrité des urnes. Dans beaucoup de cas, nulle volonté de travestir le vote des électeurs, mais une formation défectueuse, voire inexistante, des agents des bureaux de vote. Dans d’autres cas, - mais on ne saura jamais combien,- le non respect des procédures élémentaires de vote est moins innocent et relève bien de la vilaine fraude.
On était donc loin, très loin de la perfection électorale le 27 juin dernier. La Guinée a cependant voté et l’histoire retiendra qu’il s’agissait de la première élection présidentielle qui méritait cette qualification dans la première colonie française d’Afrique subsaharienne à avoir exigé et obtenu son indépendance en 1958, deux ans avant les autres. Le général Sékouba Konaté, président de la transition depuis janvier 2010, a tenu sa promesse de veiller à l’organisation du scrutin présidentiel dans un délai de six mois. Un étonnant concours de circonstances aura eu raison d’une affaire très mal engagée. Entre le 28 septembre 2009, jour du massacre de populations civiles et de violences sexuelles inqualifiables dans un stade et le 27 juin 2010, neuf mois étonnants qui ont vu une commission d’enquête de l’ONU débarquer à Conakry avec une promptitude fort inhabituelle pour la bureaucratie mondiale, un aide de camp soupçonné de crimes contre l’humanité viser le crâne de son président, un axe diplomatique transcontinental veiller à la neutralisation politique de ce dernier évacué au Maroc et un général taciturne investi président par intérim respecter son engagement à passer le témoin à un président civil élu au plus tôt.
L’objectif était de tourner au plus vite la page ubuesque et sanglante des militaires et miliciens drogués et ivres qui faisaient la pluie et le beau temps sous le régime éphémère du capitaine Moussa Dadis Camara. En perpétrant un putsch attendu, ce dernier avait succédé au général Lansana Conté mort après 24 ans de pouvoir le 22 décembre 2008. L’objectif primordial d’assainissement minimal de l’armée est en passe d’être atteint. L’histoire politiquement incorrecte retiendra que la Guinée le doit à un criminel présumé, l’aide de camp qui a participé à la tuerie du 28 septembre 2009 avant d’attenter à la vie du chef de la junte dans un camp militaire puis de s’évaporer dans la nature. Elle retiendra également que la « communauté internationale », cette chose à géométrie variable qui désigne dans le cas guinéen les États-Unis, la France, l’Union européenne, les Nations unies, l’Union africaine, la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et le fantôme de la Cour pénale internationale-, a joué un rôle décisif et positif. La Guinée n’est pas la Guinée-Bissau. Elle dispose de réserves exceptionnelles encore inexploitées de bauxite, de fer, de pétrole, de l’or, du diamant, de l’uranium... Un tel pays suscite de l’intérêt.
L’an zéro de l’apprentissage démocratique en Guinée ne signifie pas que la liquidation des stigmates de cinq décennies d’histoire tourmentée a déjà commencé ou est en passe de l’être. Les 24 ans de pouvoir de Lansana Conté n’ont pas seulement produit une économie pauvre et stagnante, un abandon de territoires ruraux enclavés, une armée de jeunes chômeurs urbains promis à la délinquance, une armée désarticulée, autogérée et infiltrée par des voyous, des entreprises de service public qui n’en fournissent aucun et une administration dont les fonctionnaires nombreux et mal payés n’ont aucune raison de travailler. L’impact le plus pernicieux d’un régime dont le chef était arrivé au pouvoir par hasard, n’avait aucune vision et ne s’en cachait d’ailleurs nullement n’est pas celui qui saute aux yeux : les infrastructures dégradées, l’appauvrissement des populations, l’ampleur des inégalités, la rareté de l’eau courante et de l’électricité dans les quartiers de la capitale, sans évoquer la situation des villes de l’intérieur. Le legs le plus dévastateur des deux dernières décennies est celui qui a altéré le matériau humain dans sa capacité à discerner ce qui est bon, neutre ou mauvais pour la collectivité. Aucune société ne peur sortir indemne de 26 ans de dictature civile violente, sous le père de l’indépendance Sékou Touré, suivie par 24 ans d’une dictature militaire certes camouflée et moins expéditive que la précédente mais qui ne charriait aucune valeur et aucune ambition partagée.
Les Guinéennes et Guinéens qui se sont agglutinés devant les bureaux de vote le 27 juin dernier désiraient sincèrement doter leur pays d’un « bon président » qui résoudra leurs immenses difficultés. Sur quelle base allaient-ils former leur choix ? Comment savoir qui des 24 candidats est un grand voleur, un petit voleur, un honnête homme, un démagogue, un incompétent notoire, un otage de son groupe ethnique, un leader naturel, un irresponsable en puissance ou un pantin au service de tel ou tel autre groupe d’intérêt ? Les électeurs ont à l’évidence été influencés par trois facteurs : la proximité culturelle avec les candidats, liée dans le contexte subsaharien à l’appartenance à une même communauté ethnique ou à une même région ; la perception des chances des différents candidats de gagner, très influencée par la débauche de moyens financiers déployés pendant la campagne électorale par une poignée de candidats ; et la perception des qualités et des défauts des prétendants qui ont déjà exercé des fonctions importantes dans le pays. Les électeurs ont ainsi ridiculisé le parti indéboulonnable du temps de Lansana Conté dont le candidat a recueilli 1% des suffrages exprimés. Démonter une à une les pièces d’un fonctionnement politique, économique, social et culturel dont l’immoralité a contaminé de larges couches de la société sera un chantier dantesque. Les Guinéens ont effectivement besoin en cette période charnière d’un « bon président ». C’est une condition nécessaire mais certainement pas suffisante d’un nouveau départ.
(Publié sur afrik.com le 8 juillet 2010)
Au lendemain du jour de vote, la seule certitude était que les 4,2 millions d’électeurs inscrits devraient se remettre en rang très bientôt pour le second tour inévitable de la présidentielle. Il opposera l’ancien Premier ministre Cellou Dalein Diallo à l’opposant « historique » Alpha Condé, si les résultats définitifs attendus de la Cour suprême ne remettent pas en cause l’ordre d’arrivée des trois premiers candidats favoris de cette élection présidentielle. La première étape très redoutée de cette nouvelle tentative de démocratisation dans un État qui n’a connu en 52 ans d’existence que des variantes plus ou moins détestables de régimes autoritaires a été franchie dans le calme et la farouche détermination des femmes et des hommes, des vieux et des jeunes, à voter. Envers et contre tout. Comme on pouvait le prévoir, les lendemains de la proclamation des résultats provisoires du vote sont moins sereins. La Cour suprême aura fort à faire pour corriger les résultats provisoires manifestement corrompus ici et là par des irrégularités, notamment dans les fiefs électoraux des deux candidats arrivés en tête.
Ce dimanche 27 juin, du côté des très nombreux électeurs analphabètes, savoir comment indiquer son choix sur cette grande feuille de papier portant nom, parti, emblème et photo du candidat n’est pas chose aisée. Quelques-uns demandent de l’aide aux agents du bureau de vote, aux délégués des partis politiques présents ou aux observateurs gênés aux entournures. Ils se font rabrouer et inviter à entrer au plus vite dans l’isoloir et à se débrouiller. D’autres se dirigent vers l’urne transparente sans avoir auparavant plié en deux ou en quatre, – ce n’est pas aussi facile que cela avec un bulletin de cette taille -, et ont droit à la même réprimande collective. À l’heure du dépouillement à la lumière blanche des lampes chinoises en plastique coloré fournies dans le kit électoral distribué dans chaque bureau de vote, point de surprise : on décompte une proportion élevée de bulletins invalides parce que vierges de toute annotation ou marqués au mauvais endroit. Du côté des agents du bureau de vote, la maîtrise des procédures de vote n’est pas toujours plus impressionnante que celle des électeurs. Certains ne savent que faire des scellés couleur orange fournis dans le kit et censés protéger l’intégrité des urnes. Dans beaucoup de cas, nulle volonté de travestir le vote des électeurs, mais une formation défectueuse, voire inexistante, des agents des bureaux de vote. Dans d’autres cas, - mais on ne saura jamais combien,- le non respect des procédures élémentaires de vote est moins innocent et relève bien de la vilaine fraude.
On était donc loin, très loin de la perfection électorale le 27 juin dernier. La Guinée a cependant voté et l’histoire retiendra qu’il s’agissait de la première élection présidentielle qui méritait cette qualification dans la première colonie française d’Afrique subsaharienne à avoir exigé et obtenu son indépendance en 1958, deux ans avant les autres. Le général Sékouba Konaté, président de la transition depuis janvier 2010, a tenu sa promesse de veiller à l’organisation du scrutin présidentiel dans un délai de six mois. Un étonnant concours de circonstances aura eu raison d’une affaire très mal engagée. Entre le 28 septembre 2009, jour du massacre de populations civiles et de violences sexuelles inqualifiables dans un stade et le 27 juin 2010, neuf mois étonnants qui ont vu une commission d’enquête de l’ONU débarquer à Conakry avec une promptitude fort inhabituelle pour la bureaucratie mondiale, un aide de camp soupçonné de crimes contre l’humanité viser le crâne de son président, un axe diplomatique transcontinental veiller à la neutralisation politique de ce dernier évacué au Maroc et un général taciturne investi président par intérim respecter son engagement à passer le témoin à un président civil élu au plus tôt.
L’objectif était de tourner au plus vite la page ubuesque et sanglante des militaires et miliciens drogués et ivres qui faisaient la pluie et le beau temps sous le régime éphémère du capitaine Moussa Dadis Camara. En perpétrant un putsch attendu, ce dernier avait succédé au général Lansana Conté mort après 24 ans de pouvoir le 22 décembre 2008. L’objectif primordial d’assainissement minimal de l’armée est en passe d’être atteint. L’histoire politiquement incorrecte retiendra que la Guinée le doit à un criminel présumé, l’aide de camp qui a participé à la tuerie du 28 septembre 2009 avant d’attenter à la vie du chef de la junte dans un camp militaire puis de s’évaporer dans la nature. Elle retiendra également que la « communauté internationale », cette chose à géométrie variable qui désigne dans le cas guinéen les États-Unis, la France, l’Union européenne, les Nations unies, l’Union africaine, la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et le fantôme de la Cour pénale internationale-, a joué un rôle décisif et positif. La Guinée n’est pas la Guinée-Bissau. Elle dispose de réserves exceptionnelles encore inexploitées de bauxite, de fer, de pétrole, de l’or, du diamant, de l’uranium... Un tel pays suscite de l’intérêt.
L’an zéro de l’apprentissage démocratique en Guinée ne signifie pas que la liquidation des stigmates de cinq décennies d’histoire tourmentée a déjà commencé ou est en passe de l’être. Les 24 ans de pouvoir de Lansana Conté n’ont pas seulement produit une économie pauvre et stagnante, un abandon de territoires ruraux enclavés, une armée de jeunes chômeurs urbains promis à la délinquance, une armée désarticulée, autogérée et infiltrée par des voyous, des entreprises de service public qui n’en fournissent aucun et une administration dont les fonctionnaires nombreux et mal payés n’ont aucune raison de travailler. L’impact le plus pernicieux d’un régime dont le chef était arrivé au pouvoir par hasard, n’avait aucune vision et ne s’en cachait d’ailleurs nullement n’est pas celui qui saute aux yeux : les infrastructures dégradées, l’appauvrissement des populations, l’ampleur des inégalités, la rareté de l’eau courante et de l’électricité dans les quartiers de la capitale, sans évoquer la situation des villes de l’intérieur. Le legs le plus dévastateur des deux dernières décennies est celui qui a altéré le matériau humain dans sa capacité à discerner ce qui est bon, neutre ou mauvais pour la collectivité. Aucune société ne peur sortir indemne de 26 ans de dictature civile violente, sous le père de l’indépendance Sékou Touré, suivie par 24 ans d’une dictature militaire certes camouflée et moins expéditive que la précédente mais qui ne charriait aucune valeur et aucune ambition partagée.
Les Guinéennes et Guinéens qui se sont agglutinés devant les bureaux de vote le 27 juin dernier désiraient sincèrement doter leur pays d’un « bon président » qui résoudra leurs immenses difficultés. Sur quelle base allaient-ils former leur choix ? Comment savoir qui des 24 candidats est un grand voleur, un petit voleur, un honnête homme, un démagogue, un incompétent notoire, un otage de son groupe ethnique, un leader naturel, un irresponsable en puissance ou un pantin au service de tel ou tel autre groupe d’intérêt ? Les électeurs ont à l’évidence été influencés par trois facteurs : la proximité culturelle avec les candidats, liée dans le contexte subsaharien à l’appartenance à une même communauté ethnique ou à une même région ; la perception des chances des différents candidats de gagner, très influencée par la débauche de moyens financiers déployés pendant la campagne électorale par une poignée de candidats ; et la perception des qualités et des défauts des prétendants qui ont déjà exercé des fonctions importantes dans le pays. Les électeurs ont ainsi ridiculisé le parti indéboulonnable du temps de Lansana Conté dont le candidat a recueilli 1% des suffrages exprimés. Démonter une à une les pièces d’un fonctionnement politique, économique, social et culturel dont l’immoralité a contaminé de larges couches de la société sera un chantier dantesque. Les Guinéens ont effectivement besoin en cette période charnière d’un « bon président ». C’est une condition nécessaire mais certainement pas suffisante d’un nouveau départ.
(Publié sur afrik.com le 8 juillet 2010)
mercredi 30 juin 2010
La République démocratique du Congo entre prédation, violence… et dépendance
« Car cette indépendance du Congo, si elle est proclamée aujourd’hui dans l’entente avec la Belgique, pays ami avec qui nous traitons d’égal à égal, nul Congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier cependant que c’est par la lutte qu’elle a été conquise…, une lutte dans laquelle nous n’avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang… ».
Ce 30 juin 1960, le jeune Premier ministre Patrice Emery Lumumba jette le froid sur une cérémonie jusque-là hypocritement conviviale. Il prononce ces mots devant le roi des belges Baudouin 1er qui a fait le voyage à Léopoldville, l’actuel Kinshasa. Comme ailleurs sur le continent en cette année des indépendances, l’heure est à l’optimisme. Lumumba parle du début d’une « lutte sublime » qui va mener son pays à la paix, à la prospérité et à la grandeur. 50 ans plus tard, l’actuel chef de l’Etat Joseph Kabila ne rappellera sans doute pas le discours de Lumumba lors des festivités prévues ce 30 juin 2010 à Kinshasa en présence de son invité de marque, l’actuel roi des Belges, Albert II. Au cours du dernier demi-siècle, la paix, la prospérité et la grandeur auront été des denrées rares au Congo-Léopoldville renommé Zaïre puis République démocratique du Congo.
Moins de deux semaines après la proclamation de l’indépendance, le gouvernement de l’Etat indépendant du Congo demande l’assistance militaire de l’ONU pour protéger le territoire national menacé à la fois par la sécession du Katanga, province minière la plus riche du pays, et par les fortes tensions avec la Belgique. Le Conseil de sécurité autorise rapidement le déploiement d’une force des Nations unies. Cette mission qui comprendra presque 20 000 hommes à son pic n’empêche pas le Congo de connaître son premier crime politique majeur, l’assassinat de Patrice Lumumba le 15 janvier 1961. C’est l’issue fatale d’une conspiration alliant les adversaires politiques congolais du fougueux et idéaliste Premier ministre et services secrets occidentaux tout autant hostiles à ce dernier accusé de sympathies communistes.
Le 30 juin 1964, les soldats de la plus grosse mission de paix de l’ONU à l’époque quittent le pays désormais « pacifié » par une main de fer enrobée du velours de la corruption et de toutes les compromissions. Celle du général Mobutu Sese Seko qui s’autoproclamera maréchal, pillera les caisses de l’Etat et ne quittera le pouvoir, par la force, qu’au bout de 32 ans. Il est chassé par les troupes d’une rébellion soutenue par les voisins rwandais et ougandais et conduite par un ancien partisan de Lumumba, Laurent-Désiré Kabila. Ce dernier est assassiné à son tour dans son bureau de la présidence en janvier 2001.
Le 30 juin prochain, environ 20 000 soldats et policiers de l’ONU seront sur le sol de la République démocratique du Congo. C’est sans doute pour éviter de donner la fâcheuse impression d’un pays qui a tourné en rond pendant cinquante ans et qui est toujours incapable d’assurer sa sécurité que le gouvernement de Joseph Kabila, qui a succédé à son père, a fait mine de réclamer avec insistance le départ des casques bleus de la Mission des Nations Unies au Congo (Monuc) présents depuis dix ans. Le Conseil de sécurité n’a autorisé que le départ de 2000 soldats avant le 30 juin et un changement cosmétique de la Monuc en Monusco, comme mission de stabilisation au Congo à compter du 1er juillet. En 2010, le Congo, 80 fois plus vaste que la Belgique, porte toujours comme une malédiction les circonstances de sa colonisation, d’abord par le roi des Belges qui en fit sa propriété personnelle puis par l’Etat belge, et celles de sa décolonisation dans le contexte de la guerre froide.
Extraordinairement riche en matières premières précieuses, du diamant à l’uranium, de cuivre au colombo-tantalite (coltan) essentiel dans l’industrie électronique, le pays fait l’objet de toutes les convoitises depuis près de deux siècles. Les acteurs locaux et étrangers changent mais les ingrédients du cauchemar de l’écrasante majorité des 66 millions d’habitants n’ont point varié : prédation, violence et impuissance. Le meurtre le 2 juin dernier de l’une des personnalités les plus respectées de la société civile congolaise, le défenseur des droits humains Floribert Chebeya, est venu rappeler l’extrême vulnérabilité de ceux qui luttent au quotidien pour que ce potentiel géant d’Afrique ne soit pas à jamais un gros poids mort au cœur du continent.
(Publié sur infosud.org le 30 juin 2010)
Ce 30 juin 1960, le jeune Premier ministre Patrice Emery Lumumba jette le froid sur une cérémonie jusque-là hypocritement conviviale. Il prononce ces mots devant le roi des belges Baudouin 1er qui a fait le voyage à Léopoldville, l’actuel Kinshasa. Comme ailleurs sur le continent en cette année des indépendances, l’heure est à l’optimisme. Lumumba parle du début d’une « lutte sublime » qui va mener son pays à la paix, à la prospérité et à la grandeur. 50 ans plus tard, l’actuel chef de l’Etat Joseph Kabila ne rappellera sans doute pas le discours de Lumumba lors des festivités prévues ce 30 juin 2010 à Kinshasa en présence de son invité de marque, l’actuel roi des Belges, Albert II. Au cours du dernier demi-siècle, la paix, la prospérité et la grandeur auront été des denrées rares au Congo-Léopoldville renommé Zaïre puis République démocratique du Congo.
Moins de deux semaines après la proclamation de l’indépendance, le gouvernement de l’Etat indépendant du Congo demande l’assistance militaire de l’ONU pour protéger le territoire national menacé à la fois par la sécession du Katanga, province minière la plus riche du pays, et par les fortes tensions avec la Belgique. Le Conseil de sécurité autorise rapidement le déploiement d’une force des Nations unies. Cette mission qui comprendra presque 20 000 hommes à son pic n’empêche pas le Congo de connaître son premier crime politique majeur, l’assassinat de Patrice Lumumba le 15 janvier 1961. C’est l’issue fatale d’une conspiration alliant les adversaires politiques congolais du fougueux et idéaliste Premier ministre et services secrets occidentaux tout autant hostiles à ce dernier accusé de sympathies communistes.
Le 30 juin 1964, les soldats de la plus grosse mission de paix de l’ONU à l’époque quittent le pays désormais « pacifié » par une main de fer enrobée du velours de la corruption et de toutes les compromissions. Celle du général Mobutu Sese Seko qui s’autoproclamera maréchal, pillera les caisses de l’Etat et ne quittera le pouvoir, par la force, qu’au bout de 32 ans. Il est chassé par les troupes d’une rébellion soutenue par les voisins rwandais et ougandais et conduite par un ancien partisan de Lumumba, Laurent-Désiré Kabila. Ce dernier est assassiné à son tour dans son bureau de la présidence en janvier 2001.
Le 30 juin prochain, environ 20 000 soldats et policiers de l’ONU seront sur le sol de la République démocratique du Congo. C’est sans doute pour éviter de donner la fâcheuse impression d’un pays qui a tourné en rond pendant cinquante ans et qui est toujours incapable d’assurer sa sécurité que le gouvernement de Joseph Kabila, qui a succédé à son père, a fait mine de réclamer avec insistance le départ des casques bleus de la Mission des Nations Unies au Congo (Monuc) présents depuis dix ans. Le Conseil de sécurité n’a autorisé que le départ de 2000 soldats avant le 30 juin et un changement cosmétique de la Monuc en Monusco, comme mission de stabilisation au Congo à compter du 1er juillet. En 2010, le Congo, 80 fois plus vaste que la Belgique, porte toujours comme une malédiction les circonstances de sa colonisation, d’abord par le roi des Belges qui en fit sa propriété personnelle puis par l’Etat belge, et celles de sa décolonisation dans le contexte de la guerre froide.
Extraordinairement riche en matières premières précieuses, du diamant à l’uranium, de cuivre au colombo-tantalite (coltan) essentiel dans l’industrie électronique, le pays fait l’objet de toutes les convoitises depuis près de deux siècles. Les acteurs locaux et étrangers changent mais les ingrédients du cauchemar de l’écrasante majorité des 66 millions d’habitants n’ont point varié : prédation, violence et impuissance. Le meurtre le 2 juin dernier de l’une des personnalités les plus respectées de la société civile congolaise, le défenseur des droits humains Floribert Chebeya, est venu rappeler l’extrême vulnérabilité de ceux qui luttent au quotidien pour que ce potentiel géant d’Afrique ne soit pas à jamais un gros poids mort au cœur du continent.
(Publié sur infosud.org le 30 juin 2010)
mercredi 21 avril 2010
Aider la Guinée-Bissau sans relâche et sans condescendance
La Guinée-Bissau a le plus grand mal à attirer l’attention des médias plus de deux jours de suite. Même ceux qui couvrent essentiellement l’actualité africaine. Le 1er avril dernier, c’est l’arrestation du Premier ministre du pays, Carlos Gomes Junior et celle du chef d’état-major des armées, l’amiral Zamora Induta, par un groupe de militaires amenés par le numéro deux des forces armées, le général Antonio Indjai, qui a fait parler de ce petit pays d’Afrique occidentale coincé entre le Sénégal et la Guinée. La dernière fois que la Guinée-Bissau avait fait la une de quelques journaux, c’était le 2 mars 2009. Ce jour-là, à l’aube, des soldats avaient attaqué la résidence du président João Bernardo Vieira, l’avaient capturé vivant, l’avaient ensuite torturé, puis exécuté. Quelques heures plus tôt, au soir du 1er mars 2009, le chef d’état-major des armées à l’époque, le général Tagme Na Waie, avait été tué par l’explosion d’une bombe placée sous l’escalier menant à son bureau. La double liquidation du patron de l’armée et du président valait bien un minimum de couverture médiatique et un flot de réactions outrées des organisations internationales. Cette année, le nouveau règlement de comptes au sein de l’armée n’a certes pas emporté de vies humaines, même si l’état de santé de l’amiral Induta, qui a manifestement été maltraité et est toujours détenu dans un camp militaire, est préoccupant. Mais les implications politiques, économiques et sociales du rapport de forces au sein de l’armée à la suite des évènements du 1er avril peuvent être désastreuses.
Les assassinats de mars 2009 et le choix facile de l’impunité
Au lendemain du double assassinat du président Vieira et du chef d’état-major des armées, Tagme Na Waie en mars 2009, on échafauda différentes hypothèses. João Bernardo Vieira, qui s’était fait de nombreux ennemis militaires et civils depuis les longues années de sa première présidence conclue par une guerre civile (1980-1999), avait-il été tué par des soldats verts de colère en apprenant l’assassinat de leur chef d’état-major dont ils connaissaient les relations difficiles avec le président ? Si Vieira était effectivement le commanditaire de l’élimination du chef d’état-major qui représentait un pôle de pouvoir concurrent, voire une menace permanente, pourquoi n’avait-il pas renforcé son dispositif de sécurité afin de se prémunir de représailles violentes et parfaitement prévisibles de la part des fidèles de Tagme Na Waie?
Autre hypothèse : l’assassinat des deux hommes en l’espace de quelques heures n’avait rien à voir avec la rivalité supposée entre les victimes et une réaction sanguine des proches du premier tué mais avait été programmé et exécuté par un troisième groupe. Mais qui ? Un clan de militaires peut-être alliés à des personnalités politiques civiles voulant contrôler le pouvoir politique et économique du pays sans pour autant perpétrer un coup d’Etat en bonne et due forme ? L’assassinat du président Vieira ne pouvait pas en effet être qualifié de coup d’Etat puisque les prescriptions de la Constitution avaient ensuite été respectées, que le président de l’Assemblée nationale avait été prestement investi comme président intérimaire et que des élections anticipées avaient permis d’élire le plus démocratiquement du monde un nouveau chef d’Etat en juillet 2009, l’actuel président Malam Bacai Sanha.
Il y avait une dernière hypothèse présente dans tous les esprits au lendemain des évènements de mars 2009 : la piste des narcotrafiquants latino-américains et de leurs complices bissau-guinéens militaires et civils. Depuis plusieurs années, il n’y avait plus de doute sur l’utilisation du territoire du pays comme lieu de transit par de cargaisons de drogue en provenance d’Amérique latine et à destination des marchés européens. Quelques prises énormes avaient donné une idée de l’ampleur du phénomène et de la complicité active d’éléments des forces armées et de personnalités civiles. En septembre 2006, 674 kg de cocaïne saisie par la police avaient ainsi miraculeusement disparu d’un entrepôt sécurisé du Trésor public… Quelques autres saisies et arrestations suivies de la remise en liberté rapide des trafiquants étrangers et de leurs complices locaux, souvent en tenue militaire, avaient montré que les institutions judiciaires du pays, par ailleurs extraordinairement démunies, ne pouvaient rien faire pour endiguer la criminalisation des forces armées et de l’Etat.
Alors y avait-il un lien entre les assassinats de mars 2009 et le trafic de drogue transitant dans le pays ? Si oui quel était-il ? Les deux victimes représentaient-elles une menace pour les narcotrafiquants ? Ou avaient-elles été elles-mêmes impliquées à un degré ou à un autre dans cette juteuse entreprise ? Bissau… et Conakry, avant la mort du président Lansana Conté qui était très proche de Vieira, bruissaient en effet depuis un moment de rumeurs sur l’implication de clans tapis dans les résidences présidentielles des deux Guinée dans la facilitation du commerce transnational de la cocaïne. Toutes ces interrogations sont restées sans réponses depuis plus d’un an. Aucun rapport d’une commission d’enquête nationale ou internationale n’est venu apporter ne serait-ce que des éléments permettant de juger des probabilités relatives des différentes hypothèses. Rien. On parla longuement de la mise en place d’une commission d’enquête internationale soutenue par la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), l’Union africaine et les Nations unies. Mais rien. Nombre d’acteurs politiques et militaires à Bissau n’en voulaient pas et n’en veulent toujours pas et comme ce n’est que la Guinée-Bissau, aucune puissance du Conseil de sécurité de l’ONU ne jugea utile d’insister lourdement.
La tentation de tourner la page sans investir des ressources humaines, financières, sécuritaires et politiques pour faire un brin de lumière sur les assassinats de mars 2009 – et ceux de juin 2009 lorsque deux anciens ministres ont été également abattus -, était d’autant plus forte que le président Vieira avait certes été élu en 2005 mais qu’il était une personnalité controversée poursuivie par son passé de chef militaire putschiste et de dirigeant autocrate pendant près de vingt ans. Certains ont dû se convaincre que la disparition de deux hommes du passé était certes tragique mais qu’elle ne justifiait pas une débauche d’énergie et une prise de risque certaine pour identifier les assassins et le mobile de ces crimes. Sauf que prétendre faire table rase du passé sur fond d’une mare de sang, d’un océan de rancœurs et d’un nuage malsain de rumeurs sur l’implication de nombre de personnalités militaires et civiles d’un Etat dans le trafic de drogue ne pouvait être une bonne idée.
Le risque d’un report sine die des réformes vitales
Quel lien entre les évènements de mars 2009 et ceux d’avril 2010 ? Ils s’inscrivent dans une suite malheureuse d’opportunités manquées dans un pays qui semble incapable de sortir d’un cercle vicieux où l’instabilité politique, les violences soudaines, l’impunité garantie aux soldats, la faiblesse de la classe politique, la corruption d’une partie des élites par l’argent facile d’où qu’il vienne, le sous-développement de l’économie, l’anémie des finances publiques et l’appauvrissement de populations résignées se nourrissent les uns des autres. Après avoir séquestré le Premier ministre pendant plusieurs heures, arrêté et destitué le chef de l’armée, les meneurs du coup de force du 1er avril ont vite indiqué qu’ils ne perpétraient pas un coup d’Etat et affirmé la soumission des forces armées au pouvoir politique. Il s’agissait donc simplement du renversement du chef d’état-major par son adjoint assorti d’une intimidation du chef de gouvernement publiquement menacé de mort avant d’être finalement maintenu à son poste. Rien à voir en effet avec un coup d’Etat. Le président de la République Malam Bacai Sanha n’a pas été inquiété pendant ces évènements et a même ensuite servi de médiateur entre les nouveaux chefs de l’armée et le Premier ministre. Pour ne rien arranger à une situation déjà passablement compliquée, le président et le Premier ministre sont réputés entretenir des relations difficiles.
En Guinée-Bissau, si les chefs militaires ne font pas des coups d’Etat « classiques » contre l’autorité politique, c’est parce qu’ils n’en ont pas vraiment besoin. Celui qui réussit à s’imposer comme le patron de l’armée n’a nullement besoin de revêtir le costume présidentiel pour être le véritable homme fort du pays et devenir intouchable. La proclamation théâtrale de la soumission des chefs militaires au pouvoir politique au lendemain de chacun de leurs coups fourrés est une plaisanterie qui ne fait plus rire personne à Bissau. Il faut se réjouir que la sortie du 1er avril dernier ne se soit pas traduite par l’assassinat de Zamora Induta, mis aux arrêts, sans doute maltraité, probablement torturé et actuellement en mauvaise santé mais au moins en vie. Pas moins de trois chefs d’état-major des armées ont été tués au cours des dix dernières années.
La principale victime, l’ancien chef d’état-major Zamora Induta, n’est probablement pas un saint mais ceux qui l’ont renversé, son ex-adjoint, le général Antonio Indjai et l’ancien chef d’état-major de la marine, l’amiral José Bubo Na Tchuto, le sont encore moins. Le dernier nommé avait fui en Gambie en août 2008 après avoir été arrêté pour une atteinte présumée à la sécurité de l’Etat. Il était revenu clandestinement à Bissau en décembre 2009 et s’était immédiatement réfugié dans le bâtiment qui abrite les bureaux de l’ONU. C’est de ce refuge qu’il a été « libéré » le 1er avril par un groupe de militaires en armes. Bubo Na Tchuto est l’officier de l’armée dont l’implication dans le trafic de drogue était la plus ouvertement évoquée à Bissau. La fortune récente et inexplicable de l’ancien chef de la marine lui permettait de se montrer particulièrement généreux à l’égard des soldats et de bien d’autres acteurs de la société politique et civile. On ne peut s’empêcher d’assimiler le coup du 1er avril à une reprise en main de l’armée par le clan des officiers les plus enrichis par leur collaboration avec les trafiquants de drogue et donc les plus allergiques à toute réforme en profondeur des forces armées, la première des priorités si ce pays veut avoir une chance de sortir de son cercle vicieux.
Un certain optimisme avait commencé à germer timidement à Bissau depuis l’élection propre de Malam Bacai Sanha, l’engagement affiché par ce dernier ainsi que par le Premier ministre Carlos Gomes Junior et le chef d’état-major Zamora Induta en faveur des réformes du secteur de la sécurité (armée, police et justice) érigées en priorité depuis des années et jamais réellement engagées au-delà du toilettage des textes législatifs et de quelques initiatives éparses des partenaires bilatéraux et multilatéraux du pays. Le paiement à bonne date des salaires de la fonction publique et même d’arriérés accumulés au cours des dernières années, permettant entre autres aux enfants du pays d’espérer connaître pour une fois une année scolaire normale, les efforts du Premier ministre en vue de changer l’image très négative du pays à l’étranger et de mobiliser des financements extérieurs, le projet de l’organisation au cours de cette année d’une conférence nationale pour la réconciliation et des signes d’une résolution de la nouvelle équipe dirigeante à lutter contre la corruption donnaient l’impression d’un nouveau départ.
Le retour au calme rapide après l’étrange journée du 1er avril n’a en réalité rien de rassurant. Sur quelle base repose le compromis obtenu entre les nouveaux chefs de l’armée, le président Sanha et le Premier ministre Gomes Junior ? À quoi se sont-ils engagés ? Quel est l’avenir des réformes et celui de la lutte contre le trafic de drogue ? De quelles marges de manœuvre vont disposer des responsables politiques élus qui sont sous la menace permanente d’un encerclement de leurs résidences un beau matin par des militaires tout-puissants et imprévisibles ? Même si le trafic de drogue venait à ne plus prospérer dans le pays à cause de l’attention internationale et des capacités d’adaptation des narcotrafiquants étrangers, comment empêcher que l’argent déjà gagné par les complices locaux au cours des dernières années ne décide durablement de la distribution des postes politiques et militaires à Bissau ?
Le poids de l’Histoire et le devoir de solidarité
Lorsqu’on évoque les soubresauts politiques et sécuritaires récurrents de la Guinée-Bissau depuis plus d’une dizaine d’années, la tendance, y compris dans les pays voisins d’Afrique de l’Ouest, est d’afficher dépit, résignation et condescendance pour ce petit pays lusophone particulièrement démuni qui semble irrécupérable. Si les alliances et les mésalliances entres les personnalités civiles et militaires sur fond de complicités ou de rivalités ethniques qui déclenchent les éruptions épisodiques de violence sont parfois impénétrables, il n’y a cependant rien d’incompréhensible dans la fragilité de l’Etat et de la nation bissau-guinéenne qui est au cœur du problème. Alors qu’un grand nombre de pays d’Afrique de l’Ouest célèbrent au cours de cette année leurs cinquante ans d’existence comme Etats indépendants dans leurs frontières actuelles, - un âge ridiculement bas pour des Etats-nations-, la Guinée-Bissau, indépendante en 1974 après une longue et ruineuse guerre de libération contre la puissance coloniale portugaise, est encore plus jeune – 36 ans. Les combattants qui avaient 25 ans au moment de la création de l’Etat indépendant n’ont que 61 ans aujourd’hui. Ils dominent encore la vie militaire et politique nationale et ont conservé, pour la plupart, des réflexes incompatibles avec les règles du jeu qui permettent la stabilité d’un Etat moderne.
Comme ailleurs sur le continent, la trajectoire prise par le nouvel Etat dépendait de manière outrageuse des qualités individuelles d’un petit groupe de personnes. Il n’y avait pas de raison a priori pour que cela se passe bien. Après la disparition prématurée du stratège et héros de la guerre d’indépendance Amilcar Cabral assassiné en 1973, Luis Cabral jusqu’en 1980 et João Bernardo Vieira entre 1980 et 1999 n’ont simplement pas été à la hauteur du défi redoutable de l’édification d’une nation stable et en progrès. Ce n’est pas parce que ce pays n’a pas eu de chance pendant trois décennies qu’il faut le décréter irrécupérable et ignorer les aspirations d’une nouvelle génération dont les mieux formés – qui ne sont pas bien nombreux-, sont tentés de rejoindre définitivement Lisbonne, Paris ou Dakar après chaque nouvelle manifestation de l’irresponsabilité de leurs dirigeants militaires ou politiques.
Ce serait injuste de faire croire que personne ne se préoccupe au quotidien en Afrique et au-delà de l’avenir de la Guinée-Bissau. Au lendemain du coup de force du 1er avril, de hauts représentants de la CEDEAO, de l’Union africaine et de l’ONU se sont promptement rendus dans la capitale et ont tenu un langage de fermeté à l’égard des militaires. Pour encourager ces organisations et d’autres acteurs à ne pas laisser tomber la Guinée-Bissau, il faut une mobilisation minimale de la diaspora de ce pays, des citoyens des pays voisins et de la société civile africaine. C’est à ce prix que les nouvelles générations de chacun des pays subsahariens détricoteront, lentement, laborieusement mais sûrement les discours pessimistes, misérabilistes, simplistes et ancrés dans l’ignorance de l’Histoire, sur les développements politiques dans cette partie du monde.
(Publié sur Afrik.com le 21 avril 2010)
Les assassinats de mars 2009 et le choix facile de l’impunité
Au lendemain du double assassinat du président Vieira et du chef d’état-major des armées, Tagme Na Waie en mars 2009, on échafauda différentes hypothèses. João Bernardo Vieira, qui s’était fait de nombreux ennemis militaires et civils depuis les longues années de sa première présidence conclue par une guerre civile (1980-1999), avait-il été tué par des soldats verts de colère en apprenant l’assassinat de leur chef d’état-major dont ils connaissaient les relations difficiles avec le président ? Si Vieira était effectivement le commanditaire de l’élimination du chef d’état-major qui représentait un pôle de pouvoir concurrent, voire une menace permanente, pourquoi n’avait-il pas renforcé son dispositif de sécurité afin de se prémunir de représailles violentes et parfaitement prévisibles de la part des fidèles de Tagme Na Waie?
Autre hypothèse : l’assassinat des deux hommes en l’espace de quelques heures n’avait rien à voir avec la rivalité supposée entre les victimes et une réaction sanguine des proches du premier tué mais avait été programmé et exécuté par un troisième groupe. Mais qui ? Un clan de militaires peut-être alliés à des personnalités politiques civiles voulant contrôler le pouvoir politique et économique du pays sans pour autant perpétrer un coup d’Etat en bonne et due forme ? L’assassinat du président Vieira ne pouvait pas en effet être qualifié de coup d’Etat puisque les prescriptions de la Constitution avaient ensuite été respectées, que le président de l’Assemblée nationale avait été prestement investi comme président intérimaire et que des élections anticipées avaient permis d’élire le plus démocratiquement du monde un nouveau chef d’Etat en juillet 2009, l’actuel président Malam Bacai Sanha.
Il y avait une dernière hypothèse présente dans tous les esprits au lendemain des évènements de mars 2009 : la piste des narcotrafiquants latino-américains et de leurs complices bissau-guinéens militaires et civils. Depuis plusieurs années, il n’y avait plus de doute sur l’utilisation du territoire du pays comme lieu de transit par de cargaisons de drogue en provenance d’Amérique latine et à destination des marchés européens. Quelques prises énormes avaient donné une idée de l’ampleur du phénomène et de la complicité active d’éléments des forces armées et de personnalités civiles. En septembre 2006, 674 kg de cocaïne saisie par la police avaient ainsi miraculeusement disparu d’un entrepôt sécurisé du Trésor public… Quelques autres saisies et arrestations suivies de la remise en liberté rapide des trafiquants étrangers et de leurs complices locaux, souvent en tenue militaire, avaient montré que les institutions judiciaires du pays, par ailleurs extraordinairement démunies, ne pouvaient rien faire pour endiguer la criminalisation des forces armées et de l’Etat.
Alors y avait-il un lien entre les assassinats de mars 2009 et le trafic de drogue transitant dans le pays ? Si oui quel était-il ? Les deux victimes représentaient-elles une menace pour les narcotrafiquants ? Ou avaient-elles été elles-mêmes impliquées à un degré ou à un autre dans cette juteuse entreprise ? Bissau… et Conakry, avant la mort du président Lansana Conté qui était très proche de Vieira, bruissaient en effet depuis un moment de rumeurs sur l’implication de clans tapis dans les résidences présidentielles des deux Guinée dans la facilitation du commerce transnational de la cocaïne. Toutes ces interrogations sont restées sans réponses depuis plus d’un an. Aucun rapport d’une commission d’enquête nationale ou internationale n’est venu apporter ne serait-ce que des éléments permettant de juger des probabilités relatives des différentes hypothèses. Rien. On parla longuement de la mise en place d’une commission d’enquête internationale soutenue par la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), l’Union africaine et les Nations unies. Mais rien. Nombre d’acteurs politiques et militaires à Bissau n’en voulaient pas et n’en veulent toujours pas et comme ce n’est que la Guinée-Bissau, aucune puissance du Conseil de sécurité de l’ONU ne jugea utile d’insister lourdement.
La tentation de tourner la page sans investir des ressources humaines, financières, sécuritaires et politiques pour faire un brin de lumière sur les assassinats de mars 2009 – et ceux de juin 2009 lorsque deux anciens ministres ont été également abattus -, était d’autant plus forte que le président Vieira avait certes été élu en 2005 mais qu’il était une personnalité controversée poursuivie par son passé de chef militaire putschiste et de dirigeant autocrate pendant près de vingt ans. Certains ont dû se convaincre que la disparition de deux hommes du passé était certes tragique mais qu’elle ne justifiait pas une débauche d’énergie et une prise de risque certaine pour identifier les assassins et le mobile de ces crimes. Sauf que prétendre faire table rase du passé sur fond d’une mare de sang, d’un océan de rancœurs et d’un nuage malsain de rumeurs sur l’implication de nombre de personnalités militaires et civiles d’un Etat dans le trafic de drogue ne pouvait être une bonne idée.
Le risque d’un report sine die des réformes vitales
Quel lien entre les évènements de mars 2009 et ceux d’avril 2010 ? Ils s’inscrivent dans une suite malheureuse d’opportunités manquées dans un pays qui semble incapable de sortir d’un cercle vicieux où l’instabilité politique, les violences soudaines, l’impunité garantie aux soldats, la faiblesse de la classe politique, la corruption d’une partie des élites par l’argent facile d’où qu’il vienne, le sous-développement de l’économie, l’anémie des finances publiques et l’appauvrissement de populations résignées se nourrissent les uns des autres. Après avoir séquestré le Premier ministre pendant plusieurs heures, arrêté et destitué le chef de l’armée, les meneurs du coup de force du 1er avril ont vite indiqué qu’ils ne perpétraient pas un coup d’Etat et affirmé la soumission des forces armées au pouvoir politique. Il s’agissait donc simplement du renversement du chef d’état-major par son adjoint assorti d’une intimidation du chef de gouvernement publiquement menacé de mort avant d’être finalement maintenu à son poste. Rien à voir en effet avec un coup d’Etat. Le président de la République Malam Bacai Sanha n’a pas été inquiété pendant ces évènements et a même ensuite servi de médiateur entre les nouveaux chefs de l’armée et le Premier ministre. Pour ne rien arranger à une situation déjà passablement compliquée, le président et le Premier ministre sont réputés entretenir des relations difficiles.
En Guinée-Bissau, si les chefs militaires ne font pas des coups d’Etat « classiques » contre l’autorité politique, c’est parce qu’ils n’en ont pas vraiment besoin. Celui qui réussit à s’imposer comme le patron de l’armée n’a nullement besoin de revêtir le costume présidentiel pour être le véritable homme fort du pays et devenir intouchable. La proclamation théâtrale de la soumission des chefs militaires au pouvoir politique au lendemain de chacun de leurs coups fourrés est une plaisanterie qui ne fait plus rire personne à Bissau. Il faut se réjouir que la sortie du 1er avril dernier ne se soit pas traduite par l’assassinat de Zamora Induta, mis aux arrêts, sans doute maltraité, probablement torturé et actuellement en mauvaise santé mais au moins en vie. Pas moins de trois chefs d’état-major des armées ont été tués au cours des dix dernières années.
La principale victime, l’ancien chef d’état-major Zamora Induta, n’est probablement pas un saint mais ceux qui l’ont renversé, son ex-adjoint, le général Antonio Indjai et l’ancien chef d’état-major de la marine, l’amiral José Bubo Na Tchuto, le sont encore moins. Le dernier nommé avait fui en Gambie en août 2008 après avoir été arrêté pour une atteinte présumée à la sécurité de l’Etat. Il était revenu clandestinement à Bissau en décembre 2009 et s’était immédiatement réfugié dans le bâtiment qui abrite les bureaux de l’ONU. C’est de ce refuge qu’il a été « libéré » le 1er avril par un groupe de militaires en armes. Bubo Na Tchuto est l’officier de l’armée dont l’implication dans le trafic de drogue était la plus ouvertement évoquée à Bissau. La fortune récente et inexplicable de l’ancien chef de la marine lui permettait de se montrer particulièrement généreux à l’égard des soldats et de bien d’autres acteurs de la société politique et civile. On ne peut s’empêcher d’assimiler le coup du 1er avril à une reprise en main de l’armée par le clan des officiers les plus enrichis par leur collaboration avec les trafiquants de drogue et donc les plus allergiques à toute réforme en profondeur des forces armées, la première des priorités si ce pays veut avoir une chance de sortir de son cercle vicieux.
Un certain optimisme avait commencé à germer timidement à Bissau depuis l’élection propre de Malam Bacai Sanha, l’engagement affiché par ce dernier ainsi que par le Premier ministre Carlos Gomes Junior et le chef d’état-major Zamora Induta en faveur des réformes du secteur de la sécurité (armée, police et justice) érigées en priorité depuis des années et jamais réellement engagées au-delà du toilettage des textes législatifs et de quelques initiatives éparses des partenaires bilatéraux et multilatéraux du pays. Le paiement à bonne date des salaires de la fonction publique et même d’arriérés accumulés au cours des dernières années, permettant entre autres aux enfants du pays d’espérer connaître pour une fois une année scolaire normale, les efforts du Premier ministre en vue de changer l’image très négative du pays à l’étranger et de mobiliser des financements extérieurs, le projet de l’organisation au cours de cette année d’une conférence nationale pour la réconciliation et des signes d’une résolution de la nouvelle équipe dirigeante à lutter contre la corruption donnaient l’impression d’un nouveau départ.
Le retour au calme rapide après l’étrange journée du 1er avril n’a en réalité rien de rassurant. Sur quelle base repose le compromis obtenu entre les nouveaux chefs de l’armée, le président Sanha et le Premier ministre Gomes Junior ? À quoi se sont-ils engagés ? Quel est l’avenir des réformes et celui de la lutte contre le trafic de drogue ? De quelles marges de manœuvre vont disposer des responsables politiques élus qui sont sous la menace permanente d’un encerclement de leurs résidences un beau matin par des militaires tout-puissants et imprévisibles ? Même si le trafic de drogue venait à ne plus prospérer dans le pays à cause de l’attention internationale et des capacités d’adaptation des narcotrafiquants étrangers, comment empêcher que l’argent déjà gagné par les complices locaux au cours des dernières années ne décide durablement de la distribution des postes politiques et militaires à Bissau ?
Le poids de l’Histoire et le devoir de solidarité
Lorsqu’on évoque les soubresauts politiques et sécuritaires récurrents de la Guinée-Bissau depuis plus d’une dizaine d’années, la tendance, y compris dans les pays voisins d’Afrique de l’Ouest, est d’afficher dépit, résignation et condescendance pour ce petit pays lusophone particulièrement démuni qui semble irrécupérable. Si les alliances et les mésalliances entres les personnalités civiles et militaires sur fond de complicités ou de rivalités ethniques qui déclenchent les éruptions épisodiques de violence sont parfois impénétrables, il n’y a cependant rien d’incompréhensible dans la fragilité de l’Etat et de la nation bissau-guinéenne qui est au cœur du problème. Alors qu’un grand nombre de pays d’Afrique de l’Ouest célèbrent au cours de cette année leurs cinquante ans d’existence comme Etats indépendants dans leurs frontières actuelles, - un âge ridiculement bas pour des Etats-nations-, la Guinée-Bissau, indépendante en 1974 après une longue et ruineuse guerre de libération contre la puissance coloniale portugaise, est encore plus jeune – 36 ans. Les combattants qui avaient 25 ans au moment de la création de l’Etat indépendant n’ont que 61 ans aujourd’hui. Ils dominent encore la vie militaire et politique nationale et ont conservé, pour la plupart, des réflexes incompatibles avec les règles du jeu qui permettent la stabilité d’un Etat moderne.
Comme ailleurs sur le continent, la trajectoire prise par le nouvel Etat dépendait de manière outrageuse des qualités individuelles d’un petit groupe de personnes. Il n’y avait pas de raison a priori pour que cela se passe bien. Après la disparition prématurée du stratège et héros de la guerre d’indépendance Amilcar Cabral assassiné en 1973, Luis Cabral jusqu’en 1980 et João Bernardo Vieira entre 1980 et 1999 n’ont simplement pas été à la hauteur du défi redoutable de l’édification d’une nation stable et en progrès. Ce n’est pas parce que ce pays n’a pas eu de chance pendant trois décennies qu’il faut le décréter irrécupérable et ignorer les aspirations d’une nouvelle génération dont les mieux formés – qui ne sont pas bien nombreux-, sont tentés de rejoindre définitivement Lisbonne, Paris ou Dakar après chaque nouvelle manifestation de l’irresponsabilité de leurs dirigeants militaires ou politiques.
Ce serait injuste de faire croire que personne ne se préoccupe au quotidien en Afrique et au-delà de l’avenir de la Guinée-Bissau. Au lendemain du coup de force du 1er avril, de hauts représentants de la CEDEAO, de l’Union africaine et de l’ONU se sont promptement rendus dans la capitale et ont tenu un langage de fermeté à l’égard des militaires. Pour encourager ces organisations et d’autres acteurs à ne pas laisser tomber la Guinée-Bissau, il faut une mobilisation minimale de la diaspora de ce pays, des citoyens des pays voisins et de la société civile africaine. C’est à ce prix que les nouvelles générations de chacun des pays subsahariens détricoteront, lentement, laborieusement mais sûrement les discours pessimistes, misérabilistes, simplistes et ancrés dans l’ignorance de l’Histoire, sur les développements politiques dans cette partie du monde.
(Publié sur Afrik.com le 21 avril 2010)
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