mercredi 5 octobre 2011

Guinée: l'obsession de la crise

Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond en Guinée. A chaque fois que l’opportunité historique d’un nouveau départ politique, économique et social se présente, des acteurs de premier plan font des efforts surhumains pour l’enterrer au plus vite. C’est dans un contexte de désunion profonde, de tensions politiques, de manifestations étouffées par une répression certes moins meurtrière que par le passé mais toujours musclée que le pays a commémoré le deuxième anniversaire du massacre du stade du 28 septembre. Trois morts tout de même, des bastonnades, des arrestations, des incursions dans les maisons, des étranges apparitions comme celles de chasseurs traditionnels «donzos» qui n’ont rien à faire en pleine ville.

Alpha Condé, élu en décembre 2010


Sous Alpha Condé, élu président en décembre 2010, la Guinée n’a pas encore changé. Ce n’est pas le plus grave. Il eût en effet fallu un rare concours de circonstances pour afficher après neuf mois une rupture radicale. Le vrai problème est que la Guinée du président civil démocratiquement élu Condé est mal partie sur le plan de la stabilité politique, de la cohésion nationale et du respect des libertés publiques. On est encore bien loin du succès guinéen que des diplomates pensaient pouvoir célébrer au moment du transfert de pouvoir d’une junte militaire à un régime civil issu des urnes. Les responsables de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), de l’Union africaine (UA) et du Bureau des Nations Unies pour l’Afrique de l’Ouest doivent se remobiliser pour la Guinée avant que la promesse de démocratisation ne se transforme en un nouveau mirage.

Nouvelle poussée de fièvre?


D’où est venue la nouvelle poussée de fièvre? Le «collectif des partis politiques pour la finalisation de la transition» avait appelé à des manifestations pacifiques à compter du 27 septembre pour dénoncer le refus du gouvernement de renégocier les conditions d’organisation des prochaines élections législatives. Ce collectif inclut l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG) de Cellou Dalein Diallo et l’Union des forces républicaines (UFR) de Sidya Touré, les partis des deux principaux rivaux d’Alpha Condé lors de l’élection présidentielle de l’an dernier.

Les points de désaccord touchent à toutes les composantes cruciales du processus : la composition de la commission électorale nationale indépendante, la répartition des tâches entre cette commission et le ministère de l’administration territoriale, la nature du fichier électoral et la date du scrutin qui dépend directement des paramètres précédents. Alors que le gouvernement avait ignoré les demandes formulées par le collectif dans un mémorandum déposé à la mi-août, le président de la commission électorale Lousény Camara, très contesté par l’opposition, annonçait la date du 29 décembre pour la tenue des législatives, une date qui ne pourrait être respectée que si la révision des listes électorales commençait immédiatement et si aucune modification n’était apportée au dispositif électoral actuel. Autrement dit, après avoir tardé à communiquer sur la question des élections législatives, le gouvernement avait décidé de lancer les préparatifs techniques sans rechercher le moindre accord avec les partis politiques importants.

Dialogue de sourds

On pourrait se dire qu’il n’y a là rien d’exceptionnel: ce type de dialogue de sourds entre le gouvernement (et le parti du président) et les partis d’opposition est devenu une tradition dans la majorité des pays africains à l’approche d’échéances électorales. Dans le cas guinéen, la volonté du pouvoir d’aller aux élections à ses conditions est d’autant moins surprenante que le parti présidentiel, le Rassemblement pour la Guinée (RPG) a de bonnes raisons de redouter le scrutin législatif. Vainqueur laborieux de l’élection présidentielle après avoir été distancé au premier tour, Alpha Condé sait que l’UFDG pourrait réaliser un bon résultat lors des législatives et devenir une force incontournable au sein du Parlement.

Il sait également que les autres partis importants négocieront chèrement une possible alliance post-législatives avec le RPG. Pour le président Condé, le scrutin à venir est donc crucial. Cette montée de tension ne relèverait-elle donc pas des ruses normales qu’impliquent la bagarre politique? Convient-il de «taper» sur le jeune régime Condé simplement parce qu’il fait tout pour que la prochaine Assemblée nationale ne vienne pas contrarier si tôt l’exercice plein de son pouvoir?

La Guinée, un pays très fragile

La réponse à cette dernière question est oui. Parce que la Guinée n’est pas un pays africain comme un autre qui se prépare à des élections. C’est un pays très fragile dont le sort préoccupe l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest depuis la longue fin de règne catastrophique de Lansana Conté, décédé en décembre 2008. C’est un pays où des centaines de civils ont été tués pendant des manifestations sous Conté en 2006 et 2007, puis sous Dadis Camara en 2009 en réclamant un «changement» de gouvernance politique et économique.

La rigidité du locataire de la présidence

C’est un pays où la communauté internationale a investi des efforts de médiation conséquents et soutenus pour éviter d’abord une violente crise de succession après le décès de Conté, puis pour contraindre les militaires putschistes à transférer le pouvoir à des autorités politiques civiles élues. Le président Condé a certes consacré l’essentiel de sa vie au combat pour la démocratie, comme il ne manque pas de le rappeler, mais il n’est pas le seul à avoir participé à cette lutte au cours des dernières années. Les mobilisations populaires de 2007-2009 ont été conduites par un large rassemblement d’acteurs de la société civile et politique guinéenne, de toutes origines ethniques et régionales.

Des propos provocateurs visant la communauté peul


L’élection présidentielle, caractérisée par des faiblesses organisationnelles importantes et par une absence flagrante de confiance dans la neutralité de la commission électorale, n’a pas mis fin à la transition de la Guinée vers un système démocratique. Elle n’en constituait qu’une étape importante. Le dialogue politique, la médiation des organisations de la société civile et l’implication forte des acteurs régionaux et internationaux qui ont permis à la Guinée d’éviter le chaos au moment de l’élection présidentielle ne peuvent pas être aujourd’hui rejetés par des acteurs qui en ont profité pour accéder au pouvoir.

La rigidité du locataire de la présidence à Conakry est d’autant plus inquiétante qu’elle se double d’un discours ambivalent qui fait planer des doutes sur sa volonté d’apaiser les tensions ethniques ravivées par l’élection présidentielle, et notamment par un second tour qui avait pris les allures d’un duel entre un candidat Malinké et un représentant de la communauté peul. Des personnalités importantes comme le ministre de l’Intérieur, le médiateur de la République ou encore le gouverneur de Conakry, le commandant Sékou Resco Camara qui peine à incarner un régime civil démocratique avec son béret rouge et ses menaces dignes de l’époque Conté ou Dadis Camara, ont tenu des propos provocateurs visant explicitement ou implicitement la communauté peul, et cela sans que le président ne s’en émeuve. Il a semblé au contraire aller dans le même sens, en multipliant des allusions à des citoyens jamais identifiés adeptes du «sabotage» des actions de l’Etat, des non-dits qui rappellent de mauvais souvenirs en Guinée.

La mobilisation politique sur l’ethnicité n’est pas unique à la Guinée et il n’est pas réaliste d’espérer la voir reculer à court terme. Mais il y a des limites qui ne doivent pas être franchies, au risque de favoriser le passage de la violence rhétorique aux violences physiques intercommunautaires. Que des extrémistes qui ne jurent que par le référent ethnique existent aussi bien dans le camp de l’UFDG de Cellou Dalein Diallo que dans celui du président Condé ne change rien à la responsabilité singulière de ceux qui, aujourd’hui, incarnent le pouvoir d’Etat. La perspective des législatives ne saurait en aucun cas justifier une stratégie de la tension politico-ethnique. Lorsque des discours vicieux tolérés par les autorités publiques pénètrent les esprits de cercles de jeunes peu éduqués et frustrés par les conditions socioéconomiques d’un pays en crise depuis des décennies, qu’ils soient peul, malinké, soussou ou kissi, le pire n’est plus à exclure comme l’a montré l’exemple ivoirien. Les forces sociales et traditionnelles positives qui en Guinée ont souvent prôné la modération et la cohabitation pacifique des communautés ne résisteront pas indéfiniment au jeu malsain de ceux qui attisent les tensions à des fins politiques.

Processus électoral dans un contexte de suspicion généralisée


Il faut espérer que les propos conciliateurs tenus par le président Condé dans son discours de commémoration de l’indépendance le 2 octobre inaugurent une phase de rectification de sa gouvernance politique. Il nourrit manifestement de grandes ambitions pour son pays.

Aucun des objectifs de développement économique et social ne sera cependant atteint au bout de son mandat de cinq ans s’il n’opte pas pour le dialogue, la négociation et l’apaisement. Dans l’immédiat, l’organisation des élections législatives sur des bases consensuelles est la priorité. Il convient pour le gouvernement de suspendre tous les préparatifs électoraux, pour le président de rencontrer en personne les chefs des partis politiques du collectif pour la finalisation de la transition et de conclure avec eux un accord sur toutes les modalités du processus électoral. Dans un contexte de suspicion généralisée qui a peu de chances de changer dans les prochaines semaines, l’implication de facilitateurs extérieurs est indispensable: la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), l’Union africaine (UA) et les Nations unies doivent dès maintenant conduire une mission de bons offices à Conakry pour faciliter le dialogue politique et offrir ensuite une assistance technique pour l’organisation des élections législatives.

(Publié sur slateafrique.com le 5 octobre 2011)

mardi 16 août 2011

La Côte d’Ivoire peut tourner la page

Le quartier d’affaires du Plateau, à Abidjan, a retrouvé son animation pendant les heures de travail et sa torpeur du soir. Ses résidents, largement épargnés par les affrontements militaires pendant les neuf dernières années, n’ont pas encore oublié les longues journées passées cloîtrés chez eux, affamés, privés de sommeil par le crépitement des armes et rongés par la peur de ne pas sortir vivants de la guerre civile urbaine éclair. Ils n’ont pas encore oublié non plus le spectacle glaçant des dizaines de corps traînant dans les rues d’une des villes les plus courues d’Afrique de l’Ouest dans les jours qui ont suivi la défaite militaire de Laurent Gbagbo.

Les festivités prévues pour la célébration du 51e anniversaire de l’indépendance le 7 août auraient dû aider à effacer les mauvais souvenirs. Un grave et spectaculaire accident de la circulation qui a fait plus de 50 morts à l’avant-veille de la fête nationale en a décidé autrement.

Après la violente crise postélectorale et la bataille d’Abidjan, ceux qui pensaient que la guerre pouvait être joyeuse ont peut-être enfin compris. Peut-être. La Côte d’Ivoire peut tourner la page, redevenir la locomotive économique de la région et un pays où le niveau d’insécurité au quotidien est «acceptable».

Elle le peut si le président Alassane Ouattara ne compte pas exclusivement sur une gouvernance politique et économique aux antipodes de celle de son prédécesseur pour réunifier la Côte d’Ivoire et permettre la réconciliation progressive de ses communautés. Et si les acteurs régionaux et internationaux n’adoptent pas l’attitude qui a mené si souvent aux pires désillusions: «Ça va aller… même si on fait le service minimum».

Ouattara doit respecter ses engagements


Grâce à l’appui diplomatique de la communauté africaine et des grandes puissances, et à la mobilisation armée de l’ex-rébellion des Forces nouvelles, le président élu a pu accéder officiellement au pouvoir au mois de mai. Il doit mener de front les chantiers de la recomposition des forces armées, de la réconciliation nationale, de la justice, de la normalisation politique et institutionnelle et de la relance économique. Les décisions qui seront prises dans ces domaines dans les prochains mois seront décisives pour les perspectives d’une stabilisation durable du pays. La période critique ne se refermera sans doute que bien après les élections législatives —prévues au plus tôt à la fin de cette année.

Arrivé à la présidence dans les pires conditions —son prédécesseur ayant opté pour la politique de la terre brûlée— Ouattara a une marge de manœuvre limitée, notamment en matière de sécurité et de justice. C’est difficile, compliqué, ingrat et certainement dangereux pour la sécurité de son régime, mais il va pourtant lui falloir éloigner autant que possible de la scène politique et militaire les personnalités les plus emblématiques de la rébellion des Forces nouvelles. Lorsque les responsabilités des crimes les plus graves seront établies par la justice nationale ou internationale, le président devra également respecter son engagement de ne protéger personne. C’est à ce prix que la première moitié du mandat de Ouattara posera les bases de la «nouvelle Côte d’Ivoire» que des pancartes colorées annoncent à Abidjan.

Alassane Ouattara a maintenant nommé les hommes qui devront remettre sur pied l’armée, la gendarmerie, la police et les agences de sécurité. Si le nouveau chef d’état-major général des armées, le général Soumaïla Bakayoko, ancien chef d’état-major de la rébellion n’a jamais été la personnalité la plus antagoniste au sein des Forces nouvelles, les commandants de zone récemment nommés dans la garde républicaine, le groupement de sécurité de la présidence de la République, les nouvelles forces spéciales et dans la région militaire de Korhogo, le sont beaucoup plus.

Il est heureux qu’ils n’aient pas été nommés à des positions plus élevées, plus centrales et plus visibles de commandement des forces régulières. Mais leur présence dans l’entourage militaire immédiat du président reste choquante. Ce choix, peut-être dicté par l’extrême difficulté pour Ouattara à trouver des hommes de confiance hors des rangs des Forces nouvelles pour sa propre sécurité, doit être contrebalancé par le démantèlement effectif et immédiat des mécanismes de contrôle militaire et économique des zones occupées depuis 2002 par les hommes du Premier ministre Guillaume Soro.

Favoriser la réconciliation

La crédibilité des messages de réconciliation nationale est une exigence fondamentale pour le président. Ayant mis en place la Commission dialogue, vérité et réconciliation, placée sous la direction de l’ancien Premier ministre Charles Konan Banny, le gouvernement Ouattara doit apporter des gages de l’indépendance de celle-ci, afin d’asseoir sa crédibilité aux yeux des principales organisations de la société civile jusque-là peu convaincues par la méthode de mise en place de cette commission. Avant de débuter ses travaux en septembre, le président Banny devrait se mettre davantage à l’écoute des voix critiques et se garder d’une personnalisation excessive de cette entreprise aussi sensible qu’exaltante.

À court terme, la volonté politique de réconciliation se mesurera à travers tous les faits et gestes du gouvernement. Dans son discours du 6 août dernier, le président Ouattara a eu les mots justes, en disant tendre la main, en particulier «aux frères et sœurs du Front populaire ivoirien et de La majorité présidentielle», respectivement le parti et la coalition de mouvements politiques ayant soutenu l’ancien président Gbagbo lors de la dernière élection.
Reconstruire, réhabiliter, sécuriser

Ouattara a également appelé au retour de tous les exilés civils et militaires et offert la garantie de leur sécurité. Il faut maintenant que le gouvernement mette en place un espace de dialogue entre tous les partis politiques afin de discuter des conditions techniques d’organisation des élections législatives et du calendrier des opérations électorales. Si elles sont organisées sur une base consensuelle, les législatives permettront au pays de faire un pas supplémentaire vers la paix.

La volonté du président de mettre les ministères et l’ensemble du pays au travail le plus vite possible est appréciable. Les actions du gouvernement à court terme doivent non seulement viser l’efficacité économique mais aussi révéler un choix politique en faveur de la réconciliation. L’allocation des dépenses budgétaires devrait bénéficier aux localités dont les résidents ont été les plus affectés par la crise postélectorale, dans l’Ouest et dans les communes populaires pauvres de la métropole d’Abidjan.

La reconstruction des maisons des milliers de personnes déplacées dans la zone de Duékoué et la réhabilitation des villages attaqués pendant les mois de violences doivent être érigées en priorité pour le gouvernement. Tout doit être fait pour éviter la fixation durable des déplacés dans des camps humanitaires et permettre leur retour dans leurs habitations et dans leurs plantations, qui courent le risque d’être investies par d’autres paysans, faisant le lit de futurs conflits fonciers violents.

L’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (Onuci) doit s’impliquer directement dans le processus de restauration de la sécurité et de redéploiement des services de l’Etat sur toute l’étendue du territoire. La résolution 2.000 du Conseil de sécurité de l’ONU votée le 27 juillet dernier a prolongé pour un an la mission de l’Onuci, qui est en train d’ouvrir de nouveaux camps militaires notamment le long de la frontière avec le Liberia.

Alors que les forces armées ivoiriennes sont encore au début de leur recomposition et ne bénéficient pas de la confiance de toutes les communautés ethniques, les Casques bleus doivent sortir de leurs camps, effectuer des patrouilles y compris sur les axes secondaires et les routes villageoises, et contribuer directement à la sécurité en collaboration étroite avec les autorités civiles locales. La collaboration entre l’Onuci et la mission de maintien de la paix au Liberia est plus que jamais indispensable à moins de trois mois des élections générales dans ce pays voisin toujours fragile.

Consolider la paix


L’ancien ministre néerlandais Bert Koenders qui remplacera le diplomate sud-coréen Choi Young-jin à la tête de l’Onuci à partir de septembre devra veiller personnellement à l’adaptation des composantes militaire et policière de la mission aux besoins sécuritaires immédiats du pays. Son rôle politique de facilitateur du dialogue entre le gouvernement, les partis politiques et la société civile dans les prochains mois sur tous les aspects de la normalisation institutionnelle —à commencer par l’organisation d’élections législatives apaisées— sera tout aussi crucial. Il lui faudra très vite rechercher un consensus entre les parties ivoiriennes sur les nouveaux critères qui vont guider la mise en œuvre du mandat de certification reconduit par le Conseil de sécurité, et tirer toutes les leçons de la malheureuse confusion qui avait brouillé le rôle de l’ONU dans la validation de l’élection présidentielle.

La Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cédéao), plutôt inaudible ces trois derniers mois, doit apporter sa contribution à la consolidation de la fragile paix ivoirienne en s’attaquant en priorité à la menace régionale que constituent la prolifération des armes de guerre et la circulation des mercenaires et miliciens aux frontières de la Côte d’Ivoire. L’Afrique de l’Ouest ne peut se permettre de manquer une nouvelle occasion de fermer définitivement la longue page de régression humaine, économique et sociale d’un pays dont le sort affecte irrémédiablement, pour le bien ou pour le mal, celui de tous ses voisins.

La Côte d’Ivoire peut tourner la page si et seulement si chacun fait sa part du travail et fait les choix les plus difficiles. Il n’y aura pas de miracle dans le cas contraire. Les statistiques sur les guerres civiles sont peu encourageantes: un pays qui a goûté à ce type de conflit a beaucoup plus de chances d’en connaître un autre dans les cinq prochaines années que ceux qui n’en ont jamais fait l’expérience. Il n’y aura pas de miracle mais il n’y a aucune fatalité non plus.

(Publié sur slateafrique.com le 16 août 2011)

mercredi 22 juin 2011

En finir avec les choix faciles qui tuent la Côte d'Ivoire

Les rapports des organisations non gouvernementales de défense des droits humains et ceux des Nations unies se suivent et se ressemblent. Le dernier en date est celui de la Commission d’enquête internationale indépendante sur la Côte d’Ivoire présenté au Conseil des Droits de l’Homme à Genève le 15 juin. Les évènements qu’ils décrivent sont un chapelet d’horreurs: enlèvements, tortures, viols, exécutions par égorgement, rafales de fusil mitrailleur, bastonnade à mort ou par le supplice du feu. Les quotidiens ivoiriens racontent également quelques-unes de ces nombreuses histoires tragiques qui témoignent de l’effroyable banalisation de la violence dans ce pays après une quinzaine d’années de descente progressive et déterminée dans l’abîme. Comme celle d’un colonel à la retraite, ancien pilote de l’avion présidentiel du temps de Félix Houphouët-Boigny, arrêté par des éléments de la garde présidentielle à un barrage alors qu’il revenait de l’hôtel du Golf où était alors retranché le président élu Alassane Ouattara. Ordre sera rapidement donné par leur hiérarchie, selon les auteurs présumés du crime passés aux aveux, d’exécuter cet homme et de se débarrasser de son corps hors de la ville.

On connaît aussi l’histoire de l’enlèvement de quatre étrangers – deux Français, un Béninois et un Malaisien - dans un hôtel au cœur d’Abidjan par des militaires loyaux à l’ancien président Gbagbo à quelques heures de sa chute: il n’y a plus aucun espoir de les retrouver vivants. Les dernières images de l’ancien ministre de l’Intérieur Désiré Tagro défiguré par des coups portés sans aucun doute par des éléments des Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) en cours d’évacuation vers une clinique qui ne sauvera pas sa vie sont aussi révélatrices de la dérive sanglante d’un pays réputé pour la bonne humeur et le sens de la fête de ses habitants. Et il y a bien sûr toutes les victimes anonymes, tuées dans les quartiers pauvres de la périphérie d’Abidjan et dans les villages de l’extrême ouest, dont ne se souviendront longtemps que leurs familles. À lire les commentaires violents et haineux encore postés aujourd’hui par des Ivoiriens sur des sites Web d’information, tout le monde n’a pas compris que ne subsistent que deux options après la récente flambée de violences à 3.000 morts: l’entame de la guérison du mal ivoirien ou la préparation d’un épisode sanglant encore plus dévastateur dont le bilan en vies humaines se chiffrerait en dizaines de milliers.

Des atrocités connues et documentées dans des rapports officiels


Il n’y a malheureusement aucune surprise dans la macabre diversité des moyens utilisés entre décembre 2010 et mai 2011 pour semer la mort dans des milliers de familles de toutes les origines ethniques et géographiques et de toutes les sensibilités politiques. Aucune surprise non plus en ce qui concerne les viviers au sein desquels ont émergé les auteurs des atrocités à Abobo, Yopougon, Duékoué et ailleurs. Pendant que le président sortant battu dans les urnes imposait son maintien au pouvoir par la terreur, les tueurs se recrutaient au sein de la Garde républicaine, du Centre de commandement des opérations de sécurité, de la Brigade anti-émeutes, des Compagnies républicaines de sécurité, des fusiliers marins, de quelques autres unités de gendarmerie et de police, et de la galerie de miliciens ivoiriens et de mercenaires étrangers recrutés, mobilisés et armés par les hommes de main de Laurent Gbagbo.

Lorsque le rapport de forces sur le terrain eut basculé en faveur des groupes armés soutenant Alassane Ouattara, les auteurs des règlements de compte visant les miliciens pro-Gbagbo et de la punition collective insensée des civils présumés politiquement favorables au pouvoir déchu à Duekoué ou à Yopougon se sont recrutés au sein des chasseurs dozo et des centaines d’autres combattants soumis à l’autorité des commandants de zone des Forces nouvelles (FN) qui contrôlent la moitié nord du pays depuis septembre 2002 et sont descendus sur Abidjan pour mener l’offensive finale d’avril dernier sous la nouvelle bannière des FRCI. Les noms des principaux planificateurs de la campagne de terreur du camp Gbagbo au lendemain de la défaite électorale du 28 novembre 2010 sont connus de ceux qui suivent la crise ivoirienne depuis plusieurs années. Du côté des ex-FN de Guillaume Soro, les violations graves des droits humains ont une histoire dont de nombreux épisodes, depuis septembre 2002, sont connus et documentés dans des rapports officiels des Nations unies. Les noms des commandants de zone et de secteurs dans l’ouest, le centre et le nord dont les hommes se sont régulièrement illustrés par des atrocités ne sont pas un mystère.

Pouvait-on dans ces conditions s’attendre à ce que la guerre provoquée par le coup de force du président sortant se déroulât dans le respect du droit international humanitaire par toutes les parties armées et que la chute de la maison Gbagbo ne fût pas suivie d’intolérables vengeances? La réalité est que les acteurs nationaux, régionaux et internationaux depuis la rébellion de septembre 2002 n’ont jamais pris les décisions qu’il fallait pour neutraliser ou au moins réduire la capacité de nuisance des plus violents et illuminés au sein du camp Gbagbo et de celui des FN. Pendant plus de huit ans, on les a gardés, entretenus, ménagés en se contentant de les inviter poliment à se montrer plus respectueux des droits de l’homme. On les a accompagnés plus puissants, riches, armés et sûrs d’eux que jamais à une élection présidentielle enfin ouverte et crédible, donc extraordinairement dangereuse pour ceux qui étaient au pouvoir. Une fois que celui qui avait indiqué bien avant le second tour «j’y suis j’y reste» a entrepris de rester à tout prix, les décideurs au plan régional et international ont fait le choix facile et «réaliste» de laisser le soin aux ex-rebelles de faire le travail à Abidjan. Il a certes fallu les aider un peu dans la dernière bataille, en actionnant les hélicoptères de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (ONUCI) et de la force française Licorne.

Le réalisme politique n'est en général que l'autre nom du cynisme


Dans les rapports de Crisis Group, nous n’avons pas cessé d’appeler depuis 2004 à des sanctions individuelles du Conseil de sécurité contre les principaux responsables des violations graves des droits humains, à la publication du rapport de la Commission d’enquête internationale sur les violations des droits humains portant sur la période 2002-2004 transmis par le secrétaire général de l’ONU au Conseil de sécurité et jamais officiellement discuté par ce dernier, à une visite exploratoire du bureau du procureur de la Cour pénale internationale après la reconnaissance de la compétence de cette juridiction par le gouvernement ivoirien en 2003, et à toutes les autres mesures qui pouvaient affaiblir les personnes qui représentaient les principaux obstacles à la sécurité des populations tout en signalant aux Ivoiriens que des exactions relevant potentiellement des crimes contre l’humanité ou de crimes de guerre, étaient inacceptables quel que fût le bord politique de leurs auteurs et inspirateurs.

Il a fallu des attaques ciblées sur la mission de l’ONU en janvier 2006 pour que le Conseil de sécurité se résolve à inscrire trois noms sur la liste des personnes soumises au gel des avoirs et à l’interdiction de voyage, dont deux meneurs de la galaxie «patriotique» et milicienne de Gbagbo et un commandant de zone des FN. Trois noms. La liste ne sera pas élargie jusqu’aux dernières semaines de la crise postélectorale au cours de laquelle les mêmes hommes et les mêmes groupes, responsables de graves atrocités en 2002, 2003 et 2004 notamment, se seront illustrés à nouveau.

Les choix qui ont été faits tout au long du processus de paix et qui se sont traduits par des demi-mesures incapables d’affaiblir les acteurs de la violence l’ont été au nom de la volonté de préserver une paix factice en ménageant chacun des camps et, au fond, au nom d’une certaine idée du réalisme politique. Le résultat est connu: cinq mois de crise postélectorale qui ont fait plus de dégâts humains, matériels et psychologiques que les huit années précédentes et un mandat d’Alassane Ouattara qui s’annonce extraordinairement compliqué. Et pourtant, ce sont les arguments de la realpolitik qui semblent l’emporter encore aujourd’hui: pour garantir la sécurité du nouveau pouvoir et pérenniser la paix, il faudrait- nous dit-on - s’accommoder pendant longtemps de l’influence prépondérante des ex-rebelles sur gestion de l’Etat, même si cela se traduit par des exactions, un esprit de revanche incompatible avec la réconciliation nationale et une incapacité pour le pays de se réformer profondément.

La majorité des Ivoiriens qui se sont rendus aux urnes en novembre dernier ont voulu tourner à la fois la page des années Gbagbo et des années de rébellion, synonymes de mise en coupe réglée de leur territoire. L’enjeu du mandat de Ouattara – un mandat de transition -, est de mettre fin à des choix justifiés par un réalisme politique qui n’est en général que l’autre nom du cynisme, de la facilité et du mépris de l’intérêt des citoyens ordinaires. Les promesses d’une paix, d’une réconciliation et d’une sécurité durables ne se concrétiseront pas si les procédures judiciaires ne sont pas conduites de manière «exhaustive, impartiale et transparente» comme le recommande la Commission d’enquête internationale des Nations unies.

Pour le moment, c’est la confusion qui règne dans les démarches adoptées par le gouvernement qui vient de créer une commission d’enquête nationale sur les violences postélectorales après avoir fait lancer des enquêtes par la justice militaire et la justice ordinaire. Le président Ouattara a par ailleurs demandé à la Cour pénale internationale (CPI) d’enquêter sur les crimes perpétrés pendant la crise postélectorale qui relèveraient de sa compétence. Au-delà de l’impératif de clarifier les responsabilités dans les crimes les plus graves qui ont été commis sur la longue durée du conflit, l’objectif de l’éloignement des principaux acteurs de la banalisation de la violence et des discours haineux des cercles de décision militaire et politique doit être courageusement poursuivi. Cela concerne aussi bien le camp Gbagbo que celui des ex-Forces nouvelles. S’engager sur cette piste équivaudrait à renoncer, enfin, aux choix faciles et à courte vue qui ont amené la Côte d’Ivoire là où elle est aujourd’hui. Autant crever l’abcès maintenant pour ne pas réaliser dans quelques mois ou dans un an que la crise ivoirienne est loin d’être terminée.

(Publié par Slate Afrique (slateafrique.com) le 23 juin 2011)

lundi 6 juin 2011

En Guinée la transition n'est pas terminée

Article écrit avec Vincent Foucher, analyste principal pour la Guinée au sein de l’International Crisis Group.

A la fin de l’année 2010, alors que la Côte d’Ivoire plongeait dans une crise sanglante, la Guinée connaissait sa première élection libre depuis son accession à l’indépendance en 1958. Le 7 novembre 2010, après les 24 années de pouvoir de Lansana Conté et l’interlude brutal du capitaine Moussa Dadis Camara, un civil accédait au pouvoir en la personne d’Alpha Condé. Les Guinéens ont payé ce changement politique au prix du sang. L’opportunité doit être saisie pour une transformation en profondeur du pays. Alpha Condé a une lourde responsabilité, tout comme ses principaux rivaux, à commencer par Cellou Dalein Diallo, qui se préparent pour les élections législatives dans un contexte marqué par des incidents et des provocations et par l’absence d’un vrai dialogue entre les deux anciens adversaires du second tour de l’élection présidentielle. Le recours à la stratégie de la tension est un jeu dangereux dans un pays encore fragile.

A la satisfaction générale, les soldats ont quitté les rues de Conakry pour les camps militaires, et les armes lourdes ont été envoyées dans les casernes de l’intérieur du pays. Opérant avec une prudence justifiée, le nouveau pouvoir n’a pas été beaucoup plus loin dans la remise en cause du poids considérable de l’armée mais une réforme profonde du secteur de la sécurité se prépare. Du point de vue de la gouvernance administrative, économique et financière, des signes encourageants ont été donnés par l’équipe de Condé, même si l’on peut s’interroger sur le respect des procédures dans la prise de certaines décisions comme l’attribution controversée de la gestion du port de Conakry au groupe Bolloré.

L’élection présidentielle a cependant révélé l’ampleur des problèmes de fond de la société guinéenne. La mobilisation électorale s’est faite en grande partie autour de l’ethnicité. Alpha Condé a remporté le second tour d’abord parce que son adversaire, l’ancien Premier ministre Cellou Dalein Diallo, s’est identifié - et s’est laissé identifier- à la communauté peule, dont le poids démographique, la puissance économique et les prétentions hégémoniques supposées ont été utilisés comme un argument pour mobiliser le vote des autres communautés. Qu’elles entrent ou non en résonance avec les luttes nationales, les tensions intercommunautaires sont fortes sur certaines scènes locales à travers le pays, notamment en Guinée forestière.

Dans une situation si complexe, les institutions politiques et électorales manquent encore de légitimité. Le processus qui a abouti à l’élection de Condé a été tendu. La méfiance était telle qu’il a fallu aller chercher un général malien pour diriger la commission électorale. Si les chefs des grands partis vaincus au premier et au deuxième tour ont officiellement reconnu leur défaite, sauvant le pays d’une crise postélectorale immédiate, nombre de leurs partisans contestent encore la réalité de la victoire de Condé. L’élection a permis de sortir d’une longue période d’incertitudes mais elle n’a pas contribué à rassembler la population guinéenne autour de nouvelles institutions et à préserver l’esprit de compromis au sein des acteurs de la démocratisation.

La montée de l’ethnicité et la méfiance entre acteurs politiques sont d’autant plus inquiétantes que la transition n’est pas terminée. Manque encore la désignation de l’Assemblée nationale qui doit remplacer le Conseil national de transition. Les élections législatives devaient avoir lieu en mai 2011. Le président Condé les promet pour novembre 2011. Une concertation entre les partis politiques et le pouvoir est indispensable pour trouver un accord sur le fichier électoral, la date des élections et la composition de la commission électorale. C’est à ce prix qu’on peut espérer contenir les tensions intercommunautaires et conjurer la menace du retour de velléités putschistes. L’impératif du dialogue politique et la nécessité d’une participation critique de la société civile n’ont pas disparu avec l’élection d’un président, fût-il un vétéran du combat pour la démocratie qui estime n’avoir de leçons à recevoir de personne. Quant à l’opposition, elle doit tourner définitivement la page de l’élection présidentielle. Est-ce trop attendre des hommes et des femmes qui ont, ensemble, sorti la Guinée de ses aventures militaires ?

(Publié dans le magazine Jeune Afrique daté du 5 juin 2011)

samedi 21 mai 2011

Le mandat de transition d'Alassane Ouattara

Le 21 mai, Yamoussoukro, capitale politique de la Côte d’Ivoire, a connu une affluence qui n’a pas manqué de rappeler la journée du 7 février 1994. Des délégations venues du monde entier avaient rendu ce jour-là un dernier hommage à Félix Houphouët-Boigny dans la basilique que ce dernier avait fait construire à grands frais sur sa terre de naissance et en pleine crise économique. Les Ivoiriens avaient tu toutes leurs querelles et banni toute critique de l’œuvre du président défunt. Henri Konan Bédié, Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo étaient présents ce jour-là. Chacun savait déjà que le choc de leurs ambitions respectives exposait la Côte d’Ivoire à de fortes turbulences. La classe politique ivoirienne a effectivement œuvré à une descente aux enfers du pays, en différentes étapes, pendant 17 ans et trois mois.

La date de l’investiture solennelle du président Ouattara restera-t-elle dans les annales comme celle de l’enterrement d’une douloureuse transition entre la Côte d’Ivoire postcoloniale modelée par Houphouët-Boigny et une nouvelle Côte d’Ivoire qui assumerait son histoire et sa géographie tout en offrant un avenir prometteur à sa masse de jeunes et de très jeunes qui n’ont connu que la crise - économique, politique, éducative et morale ? Il lui faudra avoir traversé deux périodes critiques avant de commencer à y croire.

La première période commence maintenant et s’étalera jusqu’à la fin de cette année. Les risques de dérapage violent resteront très importants. Au moins quatre menaces planeront sur le pays : des tentatives de déstabilisation de la présidence Ouattara ourdies par ses ennemis résolus et animés par un puissant désir de revanche; une incapacité à faire coexister pacifiquement la composante « ex-rébellion nordiste » des Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) avec les anciennes Forces de défense et de sécurité (FDS) longtemps loyales à l’ancien président ; une explosion de l’alliance de circonstance entre ceux qui ont permis à Ouattara de gagner dans les urnes et ceux qui lui ont permis de gagner la guerre ; et enfin une poussée de l’insécurité combinant motifs crapuleux et règlements de comptes ethniquement marqués, en particulier dans l’extrême ouest et dans les communes populaires d’Abidjan.

Il y a beaucoup d’armes qui ne seront pas récupérées à brève échéance. Il y a beaucoup d’hommes qui ruminent de noires rancœurs et n’ont en rien varié dans leur conviction d’avoir mené le combat « du bien » aux côtés de Laurent et de Simone Gbagbo. Il y a un tapis de cadavres, des combattants des deux camps mais aussi des civils exécutés parce que présumés pro-Ouattara ou pro-Gbagbo en raison de leur faciès, de leur patronyme, de leur quartier de ville ou de leur village. Et il y a un président légitime qui n’a qu’un contrôle limité sur une superposition de groupes autonomes faisant office d’armée et plus ou moins soumis à l’autorité du Premier ministre et ministre de la Défense, Guillaume Soro. Ce n’est pas le meilleur cocktail pour garantir une période de sérénité.

Malgré toute sa bonne volonté et son intelligence, le président Ouattara ne peut affronter seul ces menaces réelles sur une sortie de crise enfin durable. Le retour sur la scène du facilitateur Blaise Compaoré, dans la perspective de la poursuite de la mise en œuvre des volets complémentaires de l’Accord politique de Ouagadougou, est une bonne nouvelle. Mais les tensions sociales et militaires au Burkina Faso devraient pousser la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), qui a grand besoin de redorer son blason, à s’impliquer davantage au nom de toute la région pour aider Ouattara à choisir les meilleures options pour gérer à court terme le cas Gbagbo, l’équation personnelle Soro et le problème du sort des ex-commandants de zone des Forces nouvelles.

Quant aux défis de la collecte des armes, de la sécurisation du territoire, - en particulier de l’Ouest et de toutes les zones frontalières - et de la préparation des élections législatives avant la fin de l’année, ils appellent un rôle majeur de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (Onuci). Le Conseil de sécurité ne doit pas envisager un seul instant de réduire les moyens humains et matériels de l’Onuci avant la fin des élections législatives. Si la Côte d’Ivoire ne rebascule pas dans une crise violente d’ici début 2012, il lui faudra encore affronter une deuxième période dont la dangerosité dépendra des choix qui seront faits dans les domaines de la justice, de la réforme des Forces de défense et de sécurité et de l’affectation géographique des dépenses publiques visant à relancer les activités économiques. Il y a de bonnes chances pour que cette deuxième période couvre le reste du mandat de Ouattara qui n’est au fond qu’un mandat de transition et de véritable enterrement de la Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny et de ses héritiers immédiats.

(Publié sur jeuneafrique.com le 21 mai 2011)

jeudi 12 mai 2011

En Afrique, la fin de l’histoire n’est pas pour bientôt

Depuis le début des révolutions en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, la partie globalisée de la planète ne sait plus où donner de la tête. A peine avait- on fini de s’associer à la fête des manifestants sur l’avenue Bourguiba de Tunis à l’annonce de la fuite de Zine el-Abidine Ben Ali qu’il a fallu se déporter sur la place Al-Tahrir du Caire pour pousser vers la porte l’inusable Hosni Moubarak. Pas le temps de souffler et de se familiariser avec la continuité géographique du monde arabe avant que ne s’enflamment la Libye du colonel Kadhafi en terre africaine, puis, plus loin, Bahreïn, le Yémen et la Syrie. Si l’emballement médiatique est ponctuel, les mutations politiques, économiques, sociales et culturelles dans cet- te partie du monde s’inscrivent, elles, dans la longue durée.

En Afrique, au sud du Sahara, impossible d’échapper à une question ré- currente : les révolutions arabes vont- elles faire école par ici ? Par où commenceront-elles ? N’est-ce pas le vent du nord africain qui a entraîné ces dernières semaines le Burkina Faso dans la tourmente ? Faudrait-il sur- veiller le Sénégal où deux personnes se sont immolées devant les grilles du pa- lais présidentiel en l’espace de trois se- maines, sur le modèle du héros de la révolution tunisienne, Mohamed Bouazizi ? N’y aurait-il pas une petite ressemblance, par exemple, entre le Cameroun de Paul Biya, abonné aux longues vacances en Suisse et en France, et la Tunisie de Ben Ali ? A moins que l’Afrique noire, elle, soit étrangement prémunie contre de telles poussées révolutionnaires ou qu’elle considère avoir déjà fait sa mue démocratique au début des années 1990, dans la foulée de la chute du mur de Berlin.

L’Afrique noire politique présente un visage assez différent de celui que présentait le nord du continent il y a encore quelques mois. Ben Ali est tombé après vingt-trois ans de pouvoir sans partage. Il a verrouillé le système politique et a installé un régime policier redoutablement efficace : aucune chance de le faire partir par une élec- tion et des libertés individuelles et collectives sévèrement encadrées. Malgré une population autrement plus massive et bouillonnante, Hosni Moubarak a consolidé son régime par les mêmes méthodes : mesures d’exception permanentes et parodie d’élections. Cela a duré trente ans. Le colonel Kadhafi a fait beaucoup mieux : il « guide » l’interminable révolution libyenne depuis plus de quarante et un ans et assume son rejet de la démocratie. La fin de son règne est inéluctable.

Lente démocratisation

En Afrique subsaharienne, sur 48 Etats, il n’y a en 2011 que 7 présidents qui ont derrière eux plus de vingt ans de pouvoir : Teodoro Obiang Nguema en Guinée équatoriale, Jose Eduardo dos Santos en Angola, Robert Mugabe au Zimbabwe, Paul Biya au Cameroun, Yoweri Museveni en Ouganda, Blaise Compaoré au Burkina Faso, Idriss Déby au Tchad. Mais dans toutes les grandes régions d’Afrique subsaharienne, les élections, bien que souvent contestées et volontairement mal organisées, débouchent régulièrement sur des changements à la tête des Etats.

Parfois, il a fallu attendre la mort naturelle des « pères des indépen- dances » ou de leurs héritiers pour ouvrir timidement une nouvelle page, avec ou sans un passage par des crises violentes, des régimes militaires ou des guerres civiles. Nés il y a un demi-siècle comme Etats indépendants dans leurs frontières actuelles, ces pays tâtonnent dans la recherche d’une identité politique et d’un projet collectif. Il n’y a là rien de surprenant, sauf pour ceux qui pensent que des Etats se construisent et se consolident aussi vite que ne circule une information sur Facebook.

En Afrique noire, les dirigeants qui s’accrochent au pouvoir n’ont pas commis l’erreur de construire des universités et de pousser à une modernisa- tion économique qui finit par créer une classe de jeunes qui savent établir un lien direct entre leur mal-être et la manière dont leurs pays sont gouvernés. Les puissantes forces de la démographie, de l’urbanisation et des réseaux de communication et d’information sont cependant déjà à l’œuvre.

En l’absence de changements profonds des pratiques politiques et des logiques d’accaparement de ressources par des élites vivant dans un autre monde que la masse de leurs compatriotes, il y aura bien un moment où les liens de solidarité familiale, clanique, ethnique qui transcendent les classes sociales ne seront plus suffisants pour reporter l’échéance des révoltes populaires. Dans la plus grande partie de la planè- te, on n’en est pas à la fin de l’histoire mais bien à ses débuts. Et elle sera mouvementée.

(Publié sur www.infosud.org et www.rue89.com le 7 mai 2011)

vendredi 25 mars 2011

«L'ONU doit protéger les civils en Côte d'Ivoire»

Interview

Alors que le blocage persiste en Côte d'Ivoire, nous poursuivons le débat sur rfi.fr. Après le sociologue Michel Galy et l'écrivaine Véronique Tadjo, nous donnons la parole à Gilles Yabi, directeur du bureau Afrique de l'Ouest à International Crisis Group et au chercheur Achille Mbembe. Pour Gilles Yabi et ICG, il faut maintenir la pression pour forcer Laurent Gbagbo, président proclamé par le Conseil constitutionnel, à quitter le pouvoir et immédiatement renforcer le mandat de la force de l'ONU en Côte d'Ivoire pour protéger les civils.

RFI : L’Union africaine s’est prononcée, on le sait, une nouvelle fois sur la légitimité du seul Alassane Ouattara comme président de Côte d’Ivoire, position réitérée ce jeudi 24 mars par la Cédéao. Croyez-vous encore que Laurent Gbagbo puisse accepter de quitter le pouvoir ?

G.Y : Je pense qu’il faut lui accorder encore une chance. L’Union africaine a décidé de nommer un haut représentant qui sera chargé d’initier un dialogue entre les parties ivoiriennes. Il devrait pouvoir proposer à nouveau une dernière chance de retrait pacifique de Laurent Gbagbo, peut-être avec des garanties pour sa sécurité. Mais à mes yeux, et pour l’organisation ICG, les chances que Laurent Gbagbo accepte une ultime proposition de ce type sont quand même assez limitées, par rapport aux chances qu’il s’enferme dans une logique absolue de maintien au pouvoir.

RFI : De son côté, il propose des négociations avec Alassane Ouattara. Comment interprétez-vous cette proposition ?

G.Y : D’abord, l’Union africaine a pris une décision très claire concernant la victoire d’Alassane Ouattara. Or, le communiqué du gouvernement Gbagbo prend note des décisions de l’UA mais en ignorant totalement la question de la reconnaissance claire et définitive de son adversaire et donc du fait que le président sortant doit quitter le pouvoir. Dans ce communiqué, il se dit ouvert au dialogue et appelle à la fin des violences, mais le même jour, les forces liées à Laurent Gbagbo commettaient à nouveau des attaques ciblées sur des populations civiles dans la commune d’Abobo, à Abidjan. De plus, au lendemain du communiqué du gouvernement Gbagbo, le leader des « jeunes patriotes » Charles Blé Goudé a tout de même appelé les Ivoiriens à aller s’enrôler en masse dans l’armée pour aller « libérer la Côte d’Ivoire des bandits ». Pour nous qui suivons la crise ivoirienne depuis des années et les discours de Laurent Gbagbo, son offre de dialogue ne doit pas être prise au sérieux. L’Union africaine propose l’ouverture d’un dialogue pour la formation d’un gouvernement d’union nationale sous la présidence d’Alassane Ouattara. Il ne s’agit pas d’un dialogue sur qui doit être président. Cette question a été résolue par le panel des chefs d’Etat.

RFI : Si Laurent Gbagbo maintient sa position. Quelles sont les solutions de sortie de crise ?

G. Y : Pour nous, même s’il faut faire cette dernière offre de départ pacifique à Laurent Gbagbo, il faut déjà se préparer au scénario du pire et prendre des mesures pour protéger les populations civiles. Ce qui est beaucoup plus préoccupant depuis plusieurs semaines, c’est qu’on a de plus en plus de groupes armés qui sont impliqués dans les violences, dont certains n’ont pas une chaîne de commandement claire et identifiable. On a donc l’impression qu’il sera difficile d’arrêter cette violence déconcentrée. Des négociations doivent s’accompagner, dès maintenant, d’une stratégie sécuritaire et militaire qui devrait passer par de nouvelles mesures, notamment pour l’opération des Nations unies en Côte d’Ivoire.

RFI : La solution militaire pour faire partir Laurent Gbagbo a été écartée mais la guerre n’a-t-elle pas déjà commencé par d’autres moyens ?

G. Y : Pendant longtemps, on a considéré que mettre sur pied une intervention militaire régionale en Côte d’Ivoire pouvait provoquer la guerre civile. La réalité est que le pays est déjà embarqué dans une guerre civile et dans des violences déconcentrées qui sont extrêmement dangereuses, puisque maintenant, ce ne sont plus seulement des forces armées identifiables qui sont impliquées mais aussi des jeunes qu’on appelle à aller s’enrôler, alors qu’ils n’ont aucune formation militaire. Cela ouvre la porte à des violences entre les civils et cela est extrêmement dangereux.

RFI : Mais dans le même temps, les ex-rebelles des Forces nouvelles ont repris les armes dans l’ouest et à Abidjan, dans le quartier d’Abobo, des insurgés pro-Ouattara affrontent les forces loyales à Laurent Gbagbo…

G.Y : En tant qu’organisation nous avons toujours dénoncé les violences d’où qu’elles viennent, qu’elles soient commises par les forces de Laurent Gbagbo ou par les Forces nouvelles. Et nous continuons à tenir cette ligne. Nous dénonçons toutes les violences commises par les parties engagées dans les affrontements en Côte d’Ivoire. Cela étant dit, je crois qu’il est extrêmement important de restituer la chronologie de la violence politique depuis le 28 novembre dernier, c’est-à-dire depuis le second tour de la présidentielle. Il y a eu un second tour d’élection et il y a eu une stratégie de maintien au pouvoir qui va à l’encontre du vote des Ivoiriens. Cette stratégie s’est accompagnée d’une stratégie de verrouillage sécuritaire et de violence ciblées sur les partisans d’Alassane Ouattara. Je rappelle tout de même que, dans la nuit du 1er au 2 décembre, il y a eu une expédition sanglante des forces fidèles à Laurent Gbagbo contre des partisans du RHDP.

RFI : Mais du côté de Laurent Gbagbo, on affirme que certains partisans d’Alassane Ouattara était armés, voire soutenus par des ex-rebelles des Forces nouvelles en armes, notamment lors de la manifestation pour la prise de la Radio télévision ivoirienne quelques jours plus tard…

G.Y : Il y a eu des attaques ciblées quasiment dès le lendemain du second tour de la présidentielle qui visaient les partisans d’Alassane Ouattara et à ce moment il n’y avait pas de manifestations. Dans les semaines qui ont suivi, jusqu’à la mi-décembre, jusqu’à la marche vers la RTI, les violences ont été clairement unilatérales et il y a énormément de preuves. Ce qui ne justifie en rien que des réponses violentes ont ensuite été menées par l’autre camp. Mais il est important de restituer les faits dans leur chronologie. Il faut être réaliste, on ne peut pas imaginer que des forces mènent des attaques contre un camp et que l’autre va simplement attendre d’être victime de violences sans réagir. A partir de la mi-décembre, il y a eu, c’est vrai, une réponse armée violente de la part de certains partisans d’Alassane Ouattara et il y a également eu l’apparition un peu plus tard de ce « commando invisible » à Abobo qui, selon certaines indications, commet également des violences qui sont en tous points condamnables.

RFI : Au fond, on est quasiment revenu à la situation de septembre 2002, lorsqu’a débuté la rébellion des Forces nouvelles…Est-ce que ce n’est pas un échec pour la communauté internationale, pour l’ONU ?

G. Y : Si la Côte d’Ivoire revient à une situation en fait plus grave qu’en 2002, c’est forcément un échec de tous les acteurs qui ont eu à jouer un rôle dans les tentatives de résolution de cette crise. Mais il y a, avant tout, un échec des acteurs ivoiriens eux-mêmes. Toutefois, il est important de rappeler que depuis 2002, il y a eu énormément d’accords de paix, dont celui de Ouagadougou en 2007, qui amené une certaine accalmie sur le plan sécuritaire sur l’ensemble du territoire et il faut rappeler que tout ce processus a mené à l’organisation d’une élection présidentielle. Il y a eu un premier tour. Il n’y a pas eu de contestation du camp présidentiel pour estimer que les conditions n’étaient pas réunies pour aller à l’élection. Je rappelle également qu’il y a eu des négociations permanentes sur tous les éléments du processus électoral, y compris sur les listes électorales. Je rappelle que la Commission électorale elle-même a été remodelée et sa présidence, notamment sur la base d’une protestation de Laurent Gbagbo en janvier 2010, qui avait également dissous le gouvernement à cette occasion. Donc Laurent Gbagbo est allé à l’élection, comme les autres candidats, sur la base de compromis qui ont été négociés entre acteurs ivoiriens. Alors il est trop facile ensuite d’estimer que les conditions n’étaient pas réunies pour aller à cette élection, alors que, jusqu’au second tour, tout le monde était d’accord pour y aller. Quelques jours avant le second tour s’est tenu un débat télévisé entre Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo, qui s’est d’ailleurs assez bien déroulé et qui avait rassuré les Ivoiriens sur la capacité du pays à sortir de la crise par l’élection présidentielle. Ce qui s’est passé ensuite, c’est une stratégie de confiscation de pouvoir.

RFI : Cela dit aujourd’hui, la Côte d’Ivoire est au bord de la guerre civile, est-ce qu’il n’aurait pas mieux valu, dès après le second tour, face aux contentieux entre les deux camps, asseoir tout le monde autour d’une table et essayer de les régler ? Est-ce qu'on n’a pas raté une occasion de sortir de la crise autrement ?

G. Y: Je ne crois pas. Il y a une dimension importante à retenir pour comprendre ce qui s’est passé à l’occasion de ce second tour. Il n’y a rien de spontané dans la décision du Conseil constitutionnel qui a consisté à annuler 600 000 voix dans le nord du pays, donc dans des régions où Laurent Gbagbo avait obtenu moins de 10% au premier tour. Il s’agit d’une volonté de passer en force de la part du camp présidentiel. Alors, je ne suis pas sûr que le fait de réunir les candidats au lendemain de la décision du Conseil constitutionnel aurait permis de résoudre la crise. La question est simple : il n’y a qu’un poste de président et pour Laurent Gbagbo, manifestement, il n’était pas question d’envisager le départ du pouvoir.

RFI : Concernant les sanctions qui visent à faire tomber le régime Gbagbo. Comment faire la part des choses entre leur objectif et le coût très lourd pour les populations?

G.Y : Malheureusement, elles ont des effets de manière très certaine sur les populations. Mais elles ont également des effets sur le gouvernement Gbagbo. Le fait que la Banque centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest a cessé tout lien avec le secteur bancaire ivoirien a eu pour effet de bloquer la majorité des banques commerciales du pays. Il y a également des difficultés du régime à honorer ses obligations salariales.

RFI : L’effet sur le régime Gbagbo est manifestement moins grave que sur les populations qui ont du mal à travailler et à se soigner...

G.Y : La question des sanctions se pose dans tous les cas. Pas seulement dans le cas de la Côte d’Ivoire. Mais je rappelle que ces sanctions sont ciblées, notamment sur un certain nombre d’entreprises qui collaborent avec le gouvernement Gbagbo. Les sanctions de ce type là ne sont pas censées durer dans le temps et doivent produire rapidement leurs effets, sans avoir un impact trop grave sur les populations civiles. Cela dit la responsabilité de l’état dans lequel se trouve la population ivorienne et la responsabilité pour la sécurité en Côte d’Ivoire est clairement celle de Laurent Gbagbo.

RFI : Une fois qu’on a dit cela, et dans la mesure où Laurent Gbagbo est toujours dans le palais présidentiel quatre mois après le second tour du scrutin, que fait-on ?

G.Y : C’est extrêmement difficile de dire ce qu’il faut faire. Pour nous, le comportement de ce régime depuis le second tour de la présidentielle montre qu’il constitue une menace à la paix et à la sécurité en Côte d’Ivoire et également une menace à la paix, à la sécurité et à la prospérité dans toute l’Afrique de l’Ouest. Parce que tout de même, on ne peut pas, pour rester au pouvoir, franchir toutes les lignes. Je crois que c’est parce que beaucoup de responsables africains ont compris cela qu’ils sont allés très vite, la Cédéao par exemple, en estimant que Laurent Gbagbo devait partir et que l’option militaire devait être envisagée.

RFI : Mais le camp de Laurent Gbagbo a beau jeu de rappeler qu’en 2002, lorsque la rébellion a démarré en Côte d’Ivoire, personne dans la région ne s’est levé pour s’offusquer du fait que certains ont pris les armes pour faire tomber un régime civil...

G. Y : Cela est vrai. Sauf qu’on n’est pas en train de parler de la rébellion de 2002 mais d’une crise qui a eu lieu après un processus de paix qui devait se terminer par une élection présidentielle et des élections législatives de sortie de crise. Et donc il ne suffit pas de rappeler l’ambiguïté de la réaction de la communauté internationale pour justifier le refus de reconnaître une défaite électorale, pour justifier une stratégie de violence pour se maintenir au pouvoir. L’élection de novembre dernier n’était pas un référendum sur la rébellion de 2002. C’est ce qu’a voulu faire le camp Gbagbo entre les deux tours en présentant Alassane Ouattara comme celui qui était lié, d’une manière et d’une autre, à cette rébellion. Les électeurs ivoiriens ont pu se prononcer et ils ont donné leurs suffrages à Alassane Ouattara.

RFI : Est-ce que vous croyez encore à une arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara sans passer par une guerre généralisée? Ou est-ce que vous pensez qu’il faut un troisième homme ?

G.Y : Je crois qu’un des éléments de la stratégie du camp Gbagbo est précisément de faire croire aux Ivoiriens et à tout le monde à l’extérieur qu’Alassane Ouattara ne peut jamais diriger sereinement la Côte d’Ivoire. Et ils ajoutent que, finalement, l’alternative au départ de Laurent Gbagbo, c’est la guerre. Dans ce cas, on neutralise les deux hommes et on part sur une solution qui verrait émerger un troisième homme. Je pense qu’il y a beaucoup de problèmes à résoudre pour arriver à cette solution. D’abord cela veut dire qu’on remet en cause le processus d’une élection et le principe même d’une élection démocratique, ce qui peut avoir des conséquences, non seulement pour la Côte d’Ivoire mais pour l’ensemble des pays africains qui doivent tenir des élections. Deuxièmement, si on évoque l’avènement d’un troisième homme, il faut définir les mécanismes qui peuvent permettre de faire émerger ce troisième homme, alors qu’on est dans le contexte d’une société très divisée, où on a du mal à voir quelles personnalités pourraient émerger et avoir les mains libre pour gérer une transition non partisane. Troisièmement, on ne voit pas très bien pourquoi Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara accepteraient d’être écartés.

RFI : On a tout de même le sentiment d'une impuissance de tous ceux qui interviennent pour tenter de résoudre le conflit ou cherchent à faire des proposition, comme International Crisis Group...

G.Y: Il serait prétentieux pour ICG de dire qu’on détient la solution à la crise ivoirienne. Je crois qu’on est en train de parler de mutations politiques dans un pays, et la première responsabilité, c’est celle des citoyens nationaux. Il reste qu’il y a un risque de basculement de la Côte d’Ivoire dans le pire. Il y a un risque que même si Laurent Gbagbo quitte le pouvoir, il sera extrêmement difficile de ramener le calme en Côte d’Ivoire. Et c’est pour cela que nous estimons que les recommandations que nous faisons qui consistent à dire que les Nations unies en Côte d’Ivoire doivent adopter une posture beaucoup plus agressive dans la défense de son mandat de protection des civils sont au moins de nature à améliorer leur protection en Côte d’Ivoire. Et nous estimons également que, dans la mesure où tout l’espace ouest-africain est menacé, la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest doit aujourd’hui être beaucoup plus engagées sur le plan diplomatique et sur le plan militaire dans cette crise. C’est le moment de faire de vrais choix, y compris des choix qui vont avoir en partie des conséquences négatives à court terme, mais je crois que, à moyen et à long terme, il est nécessaire de prendre des décisions fortes et vigoureuses quitte à assumer une présence extérieure internationale et régionale de plusieurs années en Côte d’Ivoire.

(Interview par Christophe Champin publiée sur rfi.fr le 25 mars 2011)