Interview
Alors que le blocage persiste en Côte d'Ivoire, nous poursuivons le débat sur rfi.fr. Après le sociologue Michel Galy et l'écrivaine Véronique Tadjo, nous donnons la parole à Gilles Yabi, directeur du bureau Afrique de l'Ouest à International Crisis Group et au chercheur Achille Mbembe. Pour Gilles Yabi et ICG, il faut maintenir la pression pour forcer Laurent Gbagbo, président proclamé par le Conseil constitutionnel, à quitter le pouvoir et immédiatement renforcer le mandat de la force de l'ONU en Côte d'Ivoire pour protéger les civils.
RFI : L’Union africaine s’est prononcée, on le sait, une nouvelle fois sur la légitimité du seul Alassane Ouattara comme président de Côte d’Ivoire, position réitérée ce jeudi 24 mars par la Cédéao. Croyez-vous encore que Laurent Gbagbo puisse accepter de quitter le pouvoir ?
G.Y : Je pense qu’il faut lui accorder encore une chance. L’Union africaine a décidé de nommer un haut représentant qui sera chargé d’initier un dialogue entre les parties ivoiriennes. Il devrait pouvoir proposer à nouveau une dernière chance de retrait pacifique de Laurent Gbagbo, peut-être avec des garanties pour sa sécurité. Mais à mes yeux, et pour l’organisation ICG, les chances que Laurent Gbagbo accepte une ultime proposition de ce type sont quand même assez limitées, par rapport aux chances qu’il s’enferme dans une logique absolue de maintien au pouvoir.
RFI : De son côté, il propose des négociations avec Alassane Ouattara. Comment interprétez-vous cette proposition ?
G.Y : D’abord, l’Union africaine a pris une décision très claire concernant la victoire d’Alassane Ouattara. Or, le communiqué du gouvernement Gbagbo prend note des décisions de l’UA mais en ignorant totalement la question de la reconnaissance claire et définitive de son adversaire et donc du fait que le président sortant doit quitter le pouvoir. Dans ce communiqué, il se dit ouvert au dialogue et appelle à la fin des violences, mais le même jour, les forces liées à Laurent Gbagbo commettaient à nouveau des attaques ciblées sur des populations civiles dans la commune d’Abobo, à Abidjan. De plus, au lendemain du communiqué du gouvernement Gbagbo, le leader des « jeunes patriotes » Charles Blé Goudé a tout de même appelé les Ivoiriens à aller s’enrôler en masse dans l’armée pour aller « libérer la Côte d’Ivoire des bandits ». Pour nous qui suivons la crise ivoirienne depuis des années et les discours de Laurent Gbagbo, son offre de dialogue ne doit pas être prise au sérieux. L’Union africaine propose l’ouverture d’un dialogue pour la formation d’un gouvernement d’union nationale sous la présidence d’Alassane Ouattara. Il ne s’agit pas d’un dialogue sur qui doit être président. Cette question a été résolue par le panel des chefs d’Etat.
RFI : Si Laurent Gbagbo maintient sa position. Quelles sont les solutions de sortie de crise ?
G. Y : Pour nous, même s’il faut faire cette dernière offre de départ pacifique à Laurent Gbagbo, il faut déjà se préparer au scénario du pire et prendre des mesures pour protéger les populations civiles. Ce qui est beaucoup plus préoccupant depuis plusieurs semaines, c’est qu’on a de plus en plus de groupes armés qui sont impliqués dans les violences, dont certains n’ont pas une chaîne de commandement claire et identifiable. On a donc l’impression qu’il sera difficile d’arrêter cette violence déconcentrée. Des négociations doivent s’accompagner, dès maintenant, d’une stratégie sécuritaire et militaire qui devrait passer par de nouvelles mesures, notamment pour l’opération des Nations unies en Côte d’Ivoire.
RFI : La solution militaire pour faire partir Laurent Gbagbo a été écartée mais la guerre n’a-t-elle pas déjà commencé par d’autres moyens ?
G. Y : Pendant longtemps, on a considéré que mettre sur pied une intervention militaire régionale en Côte d’Ivoire pouvait provoquer la guerre civile. La réalité est que le pays est déjà embarqué dans une guerre civile et dans des violences déconcentrées qui sont extrêmement dangereuses, puisque maintenant, ce ne sont plus seulement des forces armées identifiables qui sont impliquées mais aussi des jeunes qu’on appelle à aller s’enrôler, alors qu’ils n’ont aucune formation militaire. Cela ouvre la porte à des violences entre les civils et cela est extrêmement dangereux.
RFI : Mais dans le même temps, les ex-rebelles des Forces nouvelles ont repris les armes dans l’ouest et à Abidjan, dans le quartier d’Abobo, des insurgés pro-Ouattara affrontent les forces loyales à Laurent Gbagbo…
G.Y : En tant qu’organisation nous avons toujours dénoncé les violences d’où qu’elles viennent, qu’elles soient commises par les forces de Laurent Gbagbo ou par les Forces nouvelles. Et nous continuons à tenir cette ligne. Nous dénonçons toutes les violences commises par les parties engagées dans les affrontements en Côte d’Ivoire. Cela étant dit, je crois qu’il est extrêmement important de restituer la chronologie de la violence politique depuis le 28 novembre dernier, c’est-à-dire depuis le second tour de la présidentielle. Il y a eu un second tour d’élection et il y a eu une stratégie de maintien au pouvoir qui va à l’encontre du vote des Ivoiriens. Cette stratégie s’est accompagnée d’une stratégie de verrouillage sécuritaire et de violence ciblées sur les partisans d’Alassane Ouattara. Je rappelle tout de même que, dans la nuit du 1er au 2 décembre, il y a eu une expédition sanglante des forces fidèles à Laurent Gbagbo contre des partisans du RHDP.
RFI : Mais du côté de Laurent Gbagbo, on affirme que certains partisans d’Alassane Ouattara était armés, voire soutenus par des ex-rebelles des Forces nouvelles en armes, notamment lors de la manifestation pour la prise de la Radio télévision ivoirienne quelques jours plus tard…
G.Y : Il y a eu des attaques ciblées quasiment dès le lendemain du second tour de la présidentielle qui visaient les partisans d’Alassane Ouattara et à ce moment il n’y avait pas de manifestations. Dans les semaines qui ont suivi, jusqu’à la mi-décembre, jusqu’à la marche vers la RTI, les violences ont été clairement unilatérales et il y a énormément de preuves. Ce qui ne justifie en rien que des réponses violentes ont ensuite été menées par l’autre camp. Mais il est important de restituer les faits dans leur chronologie. Il faut être réaliste, on ne peut pas imaginer que des forces mènent des attaques contre un camp et que l’autre va simplement attendre d’être victime de violences sans réagir. A partir de la mi-décembre, il y a eu, c’est vrai, une réponse armée violente de la part de certains partisans d’Alassane Ouattara et il y a également eu l’apparition un peu plus tard de ce « commando invisible » à Abobo qui, selon certaines indications, commet également des violences qui sont en tous points condamnables.
RFI : Au fond, on est quasiment revenu à la situation de septembre 2002, lorsqu’a débuté la rébellion des Forces nouvelles…Est-ce que ce n’est pas un échec pour la communauté internationale, pour l’ONU ?
G. Y : Si la Côte d’Ivoire revient à une situation en fait plus grave qu’en 2002, c’est forcément un échec de tous les acteurs qui ont eu à jouer un rôle dans les tentatives de résolution de cette crise. Mais il y a, avant tout, un échec des acteurs ivoiriens eux-mêmes. Toutefois, il est important de rappeler que depuis 2002, il y a eu énormément d’accords de paix, dont celui de Ouagadougou en 2007, qui amené une certaine accalmie sur le plan sécuritaire sur l’ensemble du territoire et il faut rappeler que tout ce processus a mené à l’organisation d’une élection présidentielle. Il y a eu un premier tour. Il n’y a pas eu de contestation du camp présidentiel pour estimer que les conditions n’étaient pas réunies pour aller à l’élection. Je rappelle également qu’il y a eu des négociations permanentes sur tous les éléments du processus électoral, y compris sur les listes électorales. Je rappelle que la Commission électorale elle-même a été remodelée et sa présidence, notamment sur la base d’une protestation de Laurent Gbagbo en janvier 2010, qui avait également dissous le gouvernement à cette occasion. Donc Laurent Gbagbo est allé à l’élection, comme les autres candidats, sur la base de compromis qui ont été négociés entre acteurs ivoiriens. Alors il est trop facile ensuite d’estimer que les conditions n’étaient pas réunies pour aller à cette élection, alors que, jusqu’au second tour, tout le monde était d’accord pour y aller. Quelques jours avant le second tour s’est tenu un débat télévisé entre Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo, qui s’est d’ailleurs assez bien déroulé et qui avait rassuré les Ivoiriens sur la capacité du pays à sortir de la crise par l’élection présidentielle. Ce qui s’est passé ensuite, c’est une stratégie de confiscation de pouvoir.
RFI : Cela dit aujourd’hui, la Côte d’Ivoire est au bord de la guerre civile, est-ce qu’il n’aurait pas mieux valu, dès après le second tour, face aux contentieux entre les deux camps, asseoir tout le monde autour d’une table et essayer de les régler ? Est-ce qu'on n’a pas raté une occasion de sortir de la crise autrement ?
G. Y: Je ne crois pas. Il y a une dimension importante à retenir pour comprendre ce qui s’est passé à l’occasion de ce second tour. Il n’y a rien de spontané dans la décision du Conseil constitutionnel qui a consisté à annuler 600 000 voix dans le nord du pays, donc dans des régions où Laurent Gbagbo avait obtenu moins de 10% au premier tour. Il s’agit d’une volonté de passer en force de la part du camp présidentiel. Alors, je ne suis pas sûr que le fait de réunir les candidats au lendemain de la décision du Conseil constitutionnel aurait permis de résoudre la crise. La question est simple : il n’y a qu’un poste de président et pour Laurent Gbagbo, manifestement, il n’était pas question d’envisager le départ du pouvoir.
RFI : Concernant les sanctions qui visent à faire tomber le régime Gbagbo. Comment faire la part des choses entre leur objectif et le coût très lourd pour les populations?
G.Y : Malheureusement, elles ont des effets de manière très certaine sur les populations. Mais elles ont également des effets sur le gouvernement Gbagbo. Le fait que la Banque centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest a cessé tout lien avec le secteur bancaire ivoirien a eu pour effet de bloquer la majorité des banques commerciales du pays. Il y a également des difficultés du régime à honorer ses obligations salariales.
RFI : L’effet sur le régime Gbagbo est manifestement moins grave que sur les populations qui ont du mal à travailler et à se soigner...
G.Y : La question des sanctions se pose dans tous les cas. Pas seulement dans le cas de la Côte d’Ivoire. Mais je rappelle que ces sanctions sont ciblées, notamment sur un certain nombre d’entreprises qui collaborent avec le gouvernement Gbagbo. Les sanctions de ce type là ne sont pas censées durer dans le temps et doivent produire rapidement leurs effets, sans avoir un impact trop grave sur les populations civiles. Cela dit la responsabilité de l’état dans lequel se trouve la population ivorienne et la responsabilité pour la sécurité en Côte d’Ivoire est clairement celle de Laurent Gbagbo.
RFI : Une fois qu’on a dit cela, et dans la mesure où Laurent Gbagbo est toujours dans le palais présidentiel quatre mois après le second tour du scrutin, que fait-on ?
G.Y : C’est extrêmement difficile de dire ce qu’il faut faire. Pour nous, le comportement de ce régime depuis le second tour de la présidentielle montre qu’il constitue une menace à la paix et à la sécurité en Côte d’Ivoire et également une menace à la paix, à la sécurité et à la prospérité dans toute l’Afrique de l’Ouest. Parce que tout de même, on ne peut pas, pour rester au pouvoir, franchir toutes les lignes. Je crois que c’est parce que beaucoup de responsables africains ont compris cela qu’ils sont allés très vite, la Cédéao par exemple, en estimant que Laurent Gbagbo devait partir et que l’option militaire devait être envisagée.
RFI : Mais le camp de Laurent Gbagbo a beau jeu de rappeler qu’en 2002, lorsque la rébellion a démarré en Côte d’Ivoire, personne dans la région ne s’est levé pour s’offusquer du fait que certains ont pris les armes pour faire tomber un régime civil...
G. Y : Cela est vrai. Sauf qu’on n’est pas en train de parler de la rébellion de 2002 mais d’une crise qui a eu lieu après un processus de paix qui devait se terminer par une élection présidentielle et des élections législatives de sortie de crise. Et donc il ne suffit pas de rappeler l’ambiguïté de la réaction de la communauté internationale pour justifier le refus de reconnaître une défaite électorale, pour justifier une stratégie de violence pour se maintenir au pouvoir. L’élection de novembre dernier n’était pas un référendum sur la rébellion de 2002. C’est ce qu’a voulu faire le camp Gbagbo entre les deux tours en présentant Alassane Ouattara comme celui qui était lié, d’une manière et d’une autre, à cette rébellion. Les électeurs ivoiriens ont pu se prononcer et ils ont donné leurs suffrages à Alassane Ouattara.
RFI : Est-ce que vous croyez encore à une arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara sans passer par une guerre généralisée? Ou est-ce que vous pensez qu’il faut un troisième homme ?
G.Y : Je crois qu’un des éléments de la stratégie du camp Gbagbo est précisément de faire croire aux Ivoiriens et à tout le monde à l’extérieur qu’Alassane Ouattara ne peut jamais diriger sereinement la Côte d’Ivoire. Et ils ajoutent que, finalement, l’alternative au départ de Laurent Gbagbo, c’est la guerre. Dans ce cas, on neutralise les deux hommes et on part sur une solution qui verrait émerger un troisième homme. Je pense qu’il y a beaucoup de problèmes à résoudre pour arriver à cette solution. D’abord cela veut dire qu’on remet en cause le processus d’une élection et le principe même d’une élection démocratique, ce qui peut avoir des conséquences, non seulement pour la Côte d’Ivoire mais pour l’ensemble des pays africains qui doivent tenir des élections. Deuxièmement, si on évoque l’avènement d’un troisième homme, il faut définir les mécanismes qui peuvent permettre de faire émerger ce troisième homme, alors qu’on est dans le contexte d’une société très divisée, où on a du mal à voir quelles personnalités pourraient émerger et avoir les mains libre pour gérer une transition non partisane. Troisièmement, on ne voit pas très bien pourquoi Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara accepteraient d’être écartés.
RFI : On a tout de même le sentiment d'une impuissance de tous ceux qui interviennent pour tenter de résoudre le conflit ou cherchent à faire des proposition, comme International Crisis Group...
G.Y: Il serait prétentieux pour ICG de dire qu’on détient la solution à la crise ivoirienne. Je crois qu’on est en train de parler de mutations politiques dans un pays, et la première responsabilité, c’est celle des citoyens nationaux. Il reste qu’il y a un risque de basculement de la Côte d’Ivoire dans le pire. Il y a un risque que même si Laurent Gbagbo quitte le pouvoir, il sera extrêmement difficile de ramener le calme en Côte d’Ivoire. Et c’est pour cela que nous estimons que les recommandations que nous faisons qui consistent à dire que les Nations unies en Côte d’Ivoire doivent adopter une posture beaucoup plus agressive dans la défense de son mandat de protection des civils sont au moins de nature à améliorer leur protection en Côte d’Ivoire. Et nous estimons également que, dans la mesure où tout l’espace ouest-africain est menacé, la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest doit aujourd’hui être beaucoup plus engagées sur le plan diplomatique et sur le plan militaire dans cette crise. C’est le moment de faire de vrais choix, y compris des choix qui vont avoir en partie des conséquences négatives à court terme, mais je crois que, à moyen et à long terme, il est nécessaire de prendre des décisions fortes et vigoureuses quitte à assumer une présence extérieure internationale et régionale de plusieurs années en Côte d’Ivoire.
(Interview par Christophe Champin publiée sur rfi.fr le 25 mars 2011)
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