Que peut-on écrire de nouveau sur la crise postélectorale en Côte d’Ivoire ? Rarement aura-t-on lu, au sujet d’un évènement politique en Afrique, autant d’articles de presse, d’éditoriaux, de tribunes et de commentaires furieusement postés sur les sites Internet d’informations et sur les blogs. La confrontation des idées est féconde et bienvenue. L’intérêt, la passion, la fibre panafricaine, la qualité de juriste ou de politologue ne suffisent cependant pas pour articuler un propos définitif sur ce qui se passe en Côte d’Ivoire. Lorsque l’enjeu n’est ni plus ni moins que la survie d’une nation africaine dans ses frontières actuelles et l’avenir de dizaines de millions d’habitants d’une sous-région, la responsabilité commande de ne pas céder à la facilité et de s’assurer de disposer d’un minimum de connaissances sur la politique intérieure ivoirienne au cours des quinze dernières années, sur la psychologie des acteurs et sur leurs stratégies.
Non, la crise postérieure au scrutin présidentiel du 28 novembre 2010 ne tient pas d’un simple contentieux électoral comme il y a beaucoup d’autres en Afrique et ailleurs. Non, cette crise ne relève pas de la chronique d’un échec annoncé dont la responsabilité serait partagée à parts égales par tous les acteurs nationaux et internationaux du processus de paix. Non, elle n’est pas le dernier acte en date d’une lutte de libération de l’Afrique des diktats néocoloniaux. Non, ce qui se joue à Abidjan n’est pas la confrontation de projets de société entre les agents locaux d’un libéralisme mondialisé, le camp d’Alassane Ouattara, et les défenseurs de la souveraineté d’un pays africain, de la deuxième indépendance du continent et d’un certain socialisme, celui de Laurent Gbagbo.
Au bord de la guerre civile
Pendant que nombre d’intellectuels africains ou non se servent du cas de la Côte d’Ivoire pour disserter sur des grands thèmes certes importants comme ceux du rapport de l’Afrique à l’insaisissable communauté internationale ou des limites de l’exercice électoral dans le contexte d’une culture politique rétive aux principes démocratiques, la société ivoirienne se délite dangereusement, les derniers garde-fous moraux succombent à l’appel de l’affrontement, les milices armées s’organisent dans les quartiers de ville et les villages, des voisins présumés pro-Gbagbo et pro-Ouattara se regardent en chiens de faïence, le bilan des morts et des disparus s’alourdit chaque semaine et les ingrédients de la vraie et sale guerre civile, celle qui n’a pas eu lieu en 2002, n’attendent plus que le craquement d’une allumette pour embraser le pays.
Il est tentant de revenir sur le second tour de l’élection présidentielle du 28 novembre 2010. Sur l’absence de crédibilité des allégations de fraudes systématiques pouvant justifier l’annulation des résultats de tous les bureaux de vote de sept départements du nord et du centre du pays. Sur la violation par le conseil constitutionnel du code électoral ivoirien qui ne prévoyait en aucun cas qu’une annulation massive de suffrages pût changer le nom du président élu sans que tous les électeurs ne fussent convoqués à nouveau dans les 45 jours. Sur l’incongruité de l’argument définitif qui voudrait qu’une décision du conseil constitutionnel aussi ouvertement illégale fût-elle, ne puisse souffrir d’aucune contestation même dans le contexte d’une élection censée clore un processus de paix et placée sous un régime de certification internationale prévu par des accords de paix et intégré dans le code électoral.
Il est tentant de revenir également sur l’effrayante clarté du message politique adressé aux 600 000 électeurs du nord et du centre dont les suffrages ont été passés par pertes et profits. Ou encore sur le verrouillage sécuritaire implacablement mis en route par le président sortant dès la veille du jour de vote par la décision du couvre-feu et sur les pressions exercées sur la commission électorale indépendante pour l’empêcher de proclamer sereinement les résultats provisoires dans le délai prescrit.
Mais à quoi cela servirait-il ? Parmi les défenseurs de la position inflexible de Gbagbo, nombreux sont ceux qui savent qu’il a perdu mais considèrent qu’il a le droit de s’accrocher au fauteuil présidentiel comme beaucoup d’autres avant lui en Afrique et dans le monde l’ont fait sans que personne n’en fasse un casus belli. Il y a ceux qui savent qu’il a perdu mais qui se sont laissé convaincre depuis longtemps que Ouattara était une figure diabolique qui ne devrait jamais diriger la Côte d’Ivoire. Il y a ceux qui savent qu’il a perdu mais estiment qu’il est moralement inacceptable que la victime de la rébellion armée de septembre 2002 soit battue dans les urnes par un rival fortement soupçonné d’avoir eu partie liée avec les rebelles de Guillaume Soro. Il y a ceux pour lesquels la question de savoir qui a réellement gagné le 28 novembre 2010 est largement accessoire, le seul combat qui mérite d’être mené étant celui du respect de la souveraineté de la Côte d’Ivoire et du refus d’une recolonisation de l’Afrique. Il y a enfin ceux qui pensent que Gbagbo a remporté le scrutin ou du moins qu’il aurait gagné si les Forces nouvelles n’avaient pas maintenu leur contrôle militaire dans une partie du territoire. S’efforcer de convaincre arguments à l’appui ces différents groupes que le président sortant a perdu nettement l’élection au plan national (45,9 %) tout en gagnant dans la capitale économique Abidjan (51,9 % des voix) ne sert pas à grand-chose.
Entre Dieu et Diable
Simone Gbagbo a au moins le mérite de la franchise dans la déclinaison de la stratégie de son clan. Celle qui a permis de mettre en place les différents éléments du piège qui s’est refermé en décembre sur les adversaires politiques du président sortant et désormais sur l’ensemble des acteurs extérieurs impliqués dans le processus de sortie de crise. Le 15 janvier dernier, la première dame a déclaré que Gbagbo était « vigoureusement installé au pouvoir » et invité ses compatriotes à « tourner la page de l’élection ». Dans son propos allégorique, elle a astucieusement choisi de ne pas qualifier Ouattara de « diable », réservant cette amabilité au président français Nicolas Sarkozy. Elle a opté pour l’image plus amusante de « chef bandit » pour désigner celui que les organisations africaines et les Nations unies considèrent comme le président légitime.
Ceux qui n’ont pas découvert la crise ivoirienne à l’occasion de l’élection de novembre savent que les décideurs du camp Gbagbo ne font pas que jouer avec les mots. Leur stratégie repose depuis de nombreuses années sur la diabolisation de l’adversaire, - sommant le peuple ivoirien réputé croyant à faire un choix simple entre le diable et l’élu de Dieu-, sur le chantage à la violence et sur le recours effectif à la violence par des unités spéciales des forces de défense et de sécurité, par des miliciens armés et entraînés ainsi que par des civils prétendument « aux mains nues » parfaitement organisés et mobilisables à tout moment.
Cette combinaison magique a probablement privé irrémédiablement Gbagbo du soutien populaire minimal au nord et au centre qui, ajouté à sa popularité incontestable dans la métropole d’Abidjan et dans ses environs, aurait pu lui ouvrir la voie d’une réélection régulière, que cela plût ou non à ladite communauté internationale. Le bras de fer entre Gbagbo et Ouattara fait aujourd’hui oublier que ce dernier n’aurait eu que peu de chances d’obtenir la majorité des suffrages sans l’appui d’une coalition de partis emmenée par le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) de Henri Konan Bédié qui lui a été radicalement hostile pendant des années. L’incapacité des personnalités influentes du Front populaire ivoirien (FPI), le parti historique de Gbagbo, à sortir de la logique de la vengeance a fini par les couper de toutes les autres élites politiques et économiques du pays et d’une large partie de la population fatiguée des conséquences économiques d’une bagarre politique sans fin et spectatrice du fossé entre le discours nationaliste et populiste des « refondateurs » de Gbagbo et l’étalage de leurs fortunes individuelles accumulées en un temps record.
Un round de plus dans un combat à mort
Ces derniers n’ont jamais considéré que l’élection présidentielle était l’occasion de mettre fin à la crise politique et au conflit armé en redonnant la parole aux Ivoiriens, où qu’ils vivent et quels qu’ils soient. Elle n’était qu’un round de plus dans le combat à mort engagé entre Gbagbo et ses adversaires depuis la tentative de coup d’Etat de septembre 2002. Le plus important n’était pas de gagner la majorité des suffrages dans une compétition régulière mais de rester à la présidence, quoi qu’en fût le prix à payer par la Côte d’Ivoire. La puissance de l’argument moral, - la conviction des meneurs du camp Gbagbo qu’ils n’ont été que des victimes innocentes de la rébellion armée de septembre 2002 et de la marche forcée vers une élection présidentielle trop ouverte et donc injustement risquée-, est rarement évoquée dans les analyses de l’impasse actuelle. Cet argument est pourtant crucial pour comprendre l’importance du soutien interne dont dispose encore Gbagbo malgré l’évidence du hold-up électoral et de ses conséquences humanitaires désastreuses.
La faille énorme de l’argumentaire moral de Gbagbo, c’est qu’il est arrivé au pouvoir en octobre 2000 au terme d’une élection caractérisée par l’exclusion de tous les acteurs politiques de poids à l’exception d’un général putschiste, et qu’il a couvert du sceau de l’impunité les crimes graves commis par ses partisans, au lendemain de ce scrutin présidentiel et à l’occasion des législatives de décembre 2000 sur des civils présumés favorables à Ouattara et ciblés sur la base de critères ethniques, religieux et géographiques. Bien que ces violations graves des droits humains antérieures à la rébellion de septembre 2002 aient été documentées dans plusieurs rapports d’enquêtes, elles ne sont jamais évoquées par les partisans de Gbagbo pour qui tout allait bien en Côte d’Ivoire comme dans le meilleur des mondes jusqu’à l’irruption des combattants de Guillaume Soro.
Après septembre 2002, l’argument moral n’a cessé de prendre la forme de la plaidoirie couramment entendue dans les cours de récréation partout dans le monde : « ce n’est pas moi qui ai commencé ». Des crimes graves relevant de la catégorie de crimes de guerre voire de crimes contre l’humanité ont été commis par les rebelles des Forces nouvelles ainsi que par les militaires, mercenaires et miliciens loyaux à Gbagbo, mais ce sont les rebelles qui seraient les seuls coupables parce que ce sont eux qui ont attaqué la République. Depuis 2002 et jusqu’à la campagne électorale de 2010, « la guerre » est brandie par Gbagbo comme justification imparable à toutes les violences politiques infligées aux civils par les forces de sécurité, y compris la répression sanglante et préemptive de la marche de l’opposition en mars 2004 (120 morts décomptés par l’ONU).
Le scrutin présidentiel a été organisé après dix ans sans élection sur la base d’une série d’accords politiques entre tous les acteurs. La formule du désarmement partiel des ex-rebelles, celle de l’intégration d’une partie d’entre eux dans un dispositif de sécurisation de l’élection aux côtés des forces de défense et de sécurité loyales à Gbagbo, la mise en place d’un mécanisme de certification de toutes les étapes du processus électoral par le représentant des Nations unies, la composition de la commission électorale, l’élaboration du fichier électoral, les ajustements au code électoral, relèvent tous des compromis acceptés par les cosignataires de l’accord de Ouagadougou de mars 2007 et par les candidats à l’élection présidentielle.
Garder le pouvoir par tous les moyens
Mais tout ceci ne compte pas pour le président sortant. Il s’agit de s’installer vigoureusement au pouvoir et surtout de ne pas le quitter pour laisser s’y installer celui contre lequel les cadres historiques du FPI nourrissent une détestation d’une profondeur insoupçonnée depuis son arrivée sur la scène politique ivoirienne, Alassane Ouattara. Ce dernier n’est pas un ange et il a une part de responsabilité conséquente, avec Henri Konan Bédié, le défunt général Robert Guéï, Laurent Gbagbo et Guillaume Soro, dans la descente aux enfers du pays. Le fait est qu’il y a eu un long processus de paix qui a abouti à une élection crédible et la majorité des électeurs a finalement choisi Ouattara qui a su s’appuyer sur une coalition à l’assise politique large. Parmi ceux qui ont voté Ouattara au second tour, nombreux sont ceux qui ne l’apprécient guère mais qui ne voulaient surtout pas d’un nouveau mandat Gbagbo.
Ce qui est inacceptable dans le comportement du clan Gbagbo, ce n’est pas seulement le refus de se plier au choix de la majorité des électeurs au terme de huit années d’un processus laborieux et incroyablement coûteux. C’est aussi et surtout la mise en œuvre d’une stratégie qui a volontairement approfondi les fractures existantes au sein de la société ivoirienne, dangereusement politisé les forces armées, banalisé la formation de milices et de groupuscules violents, empoisonné le cerveau de milliers de jeunes hommes déscolarisés, désœuvrés et frustrés, et donc sérieusement compromis les perspectives d’une paix durable en Côte d’Ivoire et dans son environnement régional immédiat. Cette stratégie conduit à fermer une à une les issues de sortie de crise pacifiques.
Ayant rejeté toutes les offres de retrait digne et assorti de garanties de sécurité, ayant montré trop de fois à ses interlocuteurs intérieurs et extérieurs que la tentation de la ruse l’emportait systématiquement chez lui sur la parole donnée et sur tout engagement sur l’honneur, le président sortant et le noyau dur qui l’entoure semblent avoir déjà franchi le seuil de non retour. Il est à craindre que leur motivation ne soit plus la confiscation du pouvoir mais la détermination à faire en sorte que le pays soit ingouvernable pendant longtemps s’ils sont contraints de quitter le palais. L’enjeu n’est plus le respect du résultat d’une élection et la défense de la démocratie mais bien la paix, la sécurité et la stabilité de l’Afrique de l’Ouest. Le pire n’est heureusement toujours pas une certitude mais il n’a jamais été aussi probable.
Le Conseil de sécurité des Nations unies doit soutenir un nouveau renforcement conséquent des troupes internationales sur le terrain au nom de la responsabilité de protéger les civils, dans un objectif de dissuasion et pour se tenir prêtes à répondre aux attaques des unités spéciales, des mercenaires et des milices activés par les chefs militaires de Gbagbo. Le risque qu’on ait passé huit ans à reporter une guerre civile qui aura finalement lieu est aujourd’hui très élevé. Si celle-ci a lieu, les armées des pays voisins qui disposent de centaines de milliers de ressortissants en Côte d’Ivoire ne resteront pas longtemps l’arme au pied. Ce serait un revers monumental pour la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et ses efforts soutenus en matière de prévention et de résolution de conflits dans la région. L’implication de l’Union africaine (UA) qui vient de constituer un panel de cinq chefs d’Etat pour faire une ultime proposition de sortie de crise pacifique ne doit pas inutilement prolonger un statu quo synonyme de pourrissement de la vie quotidienne des populations. Le durcissement des sanctions économiques et financières contre le régime Gbagbo et le renforcement simultané des forces internationales qui doivent s’adapter à l’environnement hostile dans lequel elles opèrent désormais sont une absolue nécessité pour donner à la Côte d’Ivoire une chance d’échapper au scénario du pire.
(Publié sur afrik.com le 4 février 2011)
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