jeudi 11 février 2016

Lutte contre la corruption : WATHI, un think tank citoyen, donne la parole

« La corruption n’est-elle pas présente dans tous les pays de la planète ? La corruption n’est-elle pas très répandue dans les pays d’Asie de l’Est qui sont pourtant des modèles en matière de développement économique ? »
« La corruption présente dans les hautes sphères politiques et économiques a-t-elle empêché la Chine de connaître des taux de croissance à deux chiffres pendant des décennies et de réduire significativement la pauvreté ?  Pourquoi donc parler autant de la corruption en Afrique et en faire le problème le plus important ? »
Cette opinion, on l’entend souvent, exprimée par des Africains ou par leurs partenaires en affaires du reste du monde, lorsqu’on s’attarde sur la corruption en Afrique comme étant un obstacle majeur au développement économique et social. Que la corruption soit présente sur tous continents n’est peut-être pas ce qui importe le plus pour les dizaines de millions d’Africains qui en paient le prix le plus fort, en étant privés d’un minimum de services publics de santé, d’éducation, de sécurité et d’opportunités économiques en raison des détournements massifs des ressources publiques et de nombreuses autres formes de pillage des richesses de leurs pays.
Décrivez les mécanismes de la corruption dans votre pays et proposez vos solutions!

C’est pour éviter que des questions mal posées n’éloignent les citoyens des pays africains de leurs priorités en matière d’engagement collectif pour changer le présent et l’avenir que le laboratoire d’idées citoyen et participatif pour l’Afrique de l’Ouest, le WATHI, a été créé. C’est parce que nous avons de bonnes raisons de penser que l’Afrique de l’Ouest est dangereusement fragilisée par le niveau de corruption qui règne dans la plupart des pays de la région que le premier débat en ligne de l’année sur le site de WATHI porte sur cette question.  
C’est vous qui avez la parole. Quelle est votre évaluation de l’ampleur et des conséquences de la corruption dans votre pays ? Quelles sont les formes qu’elle prend concrètement ? Comment se manifeste-t-elle dans les secteurs de l’éducation et de la santé ? Peut-on isoler la « petite corruption » visible des agents de police et autres fonctionnaires au contact des usagers de la grande corruption raffinée des hauts responsables politiques et administratifs et de leurs alliés locaux et étrangers dans le monde des affaires ? Et surtout, quelles sont vos propositions pour lutter plus efficacement contre la corruption et l’enrichissement illicite dans le contexte spécifique de votre pays ? Où et comment attaquer les systèmes de corruption profondément installés ?
L’enjeu de la lutte contre la corruption est considérable pour les pays de l’Afrique de l’Ouest. Nous soupçonnons fortement que la corruption sous ses diverses formes a atteint dans beaucoup de pays de la région le seuil à partir duquel une tumeur bénigne devient cancérigène et fatale. La corruption, lorsqu’elle est généralisée et systémique est une source de détournement massif de ressources financières destinées à des services publics vitaux pour les populations, dans le sens littéral du terme.
La corruption tue à petit feu nos États, nos économies et l’âme de nos sociétés
Au Bénin, la dernière grande affaire de corruption concernait le détournement massif, et bien élaboré, de fonds d’aide des Pays-Bas destinés aux projets d’approvisionnement en eau potable des populations rurales. Le coût d’une telle corruption, c’est la santé et donc la survie des plus pauvres.
Au Nigeria, où de hauts responsables civils et militaires ont détourné pendant des années, voire des décennies, des millions de dollars destinés aux équipements et à la formation des forces armées et des services de sécurité, le vrai coût de la cupidité d’une poignée d’élites toutes ethnies, religions et origines géographiques confondues, c’est la vie de dizaines de milliers de personnes au nord du Nigeria et dans tout le bassin du lac Tchad.
La corruption systémique change les incitations et oriente le temps, l’énergie, la créativité des populations vers des activités visant l’enrichissement individuel immédiat






Plus grave que ses effets immédiats perceptibles, la corruption systémique change les incitations et oriente le temps, l’énergie, la créativité des populations vers des activités visant l’enrichissement individuel immédiat par l’accession à des positions de rente, au détriment des activités productives, de l’innovation et de l’intérêt général. C’est pour cela que nous vous invitons tous à participer à cette réflexion collective sur les moyens non pas d’éradiquer la corruption, mais de la ramener dans des proportions et des formes qui ne détruisent pas à petit feu nos États, nos économies et l’âme de nos sociétés ouest-africaines.
Article publié dans Jeune Afrique le 11 février 2016
http://www.jeuneafrique.com/301543/politique/lutter-contre-corruption-wathi-think-tank-citoyen-donne-parole/

jeudi 31 décembre 2015

Quelles leçons tirer de l’année électorale 2015 en Afrique de l’Ouest?

« C’est l’estomac noué et la gorge serrée que les citoyens de six pays membres de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) s’apprêtent à entrer dans une période électorale devenue synonyme, dans une  trop grande partie du continent, de risque maximal de crise violente ». C’est par ces mots que j’avais introduit un article rédigé en mars 2014 sur l’angoissante attente d’une série d’élections présidentielles en 2014 et surtout en 2015 : Guinée Bissau, Nigeria, Togo, Guinée, Côte d’Ivoire et Burkina Faso.
Parce que l’Afrique de l’Ouest avait connu une série de crises violentes au cours des quinze dernières années, toutes liées en partie au moins à une lutte acharnée pour le pouvoir politique, on avait quelques raisons de percevoir les échéances électorales au premier chef comme une menace grave à la paix et à la stabilité. Je faisais donc partie de ces oiseaux de mauvais augure prompts à voir des risques de violence partout.

Au Nigeria et au Burkina Faso, une année politique qui redonne espoir

Au début du mois de décembre 2015, toutes les élections présidentielles de l’année avaient rendu leur verdict. Les derniers scrutins présidentiel et législatif au Burkina Faso se sont achevés par la victoire au premier tour de Roch Marc Christian Kaboré et de son parti, le Mouvement du peuple pour le progrès (MPP). Résultats proclamés par la commission électorale burkinabè dans le délai annoncé, qui n’ont fait l’objet d’aucune contestation de la part des autres candidats et partis en lice.
L’élection au Burkina Faso était la seule de la région qui s’inscrivait dans le cadre d’une période de transition consécutive au départ de l’ancien homme fort du pays, Blaise Compaoré, chassé du pouvoir par une insurrection populaire fin octobre 2014. L’année électorale tant redoutée s’est ainsi achevée sur un processus de grande qualité au Burkina Faso. Si les autres élections de 2015 dans la région ne se sont pas aussi bien passées, aucune n’aura été calamiteuse et meurtrière.
Avant l’épilogue burkinabè, l’Afrique de l’Ouest avait déjà été agréablement surprise en début d’année par le sursaut de sa grande puissance, le Nigeria. L’élection présidentielle des 28 et 29 mars 2015 s’est non seulement passée sans provoquer les centaines de morts décomptées quatre ans plus tôt après des violences postélectorales au nord du pays, mais elle a abouti à la défaite, sans précédent, d’un président et d’un parti au pouvoir battus par le candidat et le parti de l’opposition. Tout cela aurait bien pu très mal tourner et plonger le Nigeria et avec lui une grande partie de l’Afrique de l’Ouest dans un engrenage de violences et d’incertitudes.
L’année électorale tant redoutée s’est ainsi achevée sur un processus de grande qualité au Burkina Faso. Si les autres élections de 2015 dans la région ne se sont pas aussi bien passées, aucune n’aura été calamiteuse et meurtrière.
Le miracle nigérian fut le résultat de l’heureuse conjonction de la clarté du choix collectif des électeurs contre la réélection du président sortant Goodluck Jonathan, de l’existence d’une alternative politique crédible – un parti d’envergure nationale uni derrière Muhammadu Buhari -, et d’une commission électorale crédibilisée par la compétence et l’intégrité projetées par son président. Mais la transformation d’une angoisse légitime en une immense satisfaction après les élections au Nigeria fut aussi le résultat du travail discret et acharné d’acteurs nationaux, régionaux et internationaux déterminés à empêcher le pays de 170 millions d’habitants d’ajouter une crise politique violente à une situation sécuritaire déjà très dégradée par l’activité  terroriste de Boko Haram au nord du territoire.

Au Togo, une élection qui finit en queue de poisson, comme d’habitude

Le Togo a servi à la région un processus électoral aussi inabouti que d’habitude. Au terme de mois de campagne électorale coûteuse et de controverses sur les conditions d’organisation du scrutin présidentiel, – sur les mêmes points de discorde que cinq ans plus tôt, la centralisation et la proclamation des résultats furent caractérisées par un cafouillage et une opacité forcément suspects.
Comme d’habitude, aucune institution n’était en mesure d’inspirer confiance à tous les acteurs politiques. Comme d’habitude, le candidat le plus sérieux de l’opposition dénonça les irrégularités, annonça ne pas reconnaître les résultats donnant la victoire au président sortant Faure Gnassingbé, dont la famille est au pouvoir depuis 48 ans. Comme d’habitude, des chefs d’Etat de l’organisation régionale, la CEDEAO, se mobilisèrent rapidement pour appeler à l’apaisement et au dialogue, faire accepter la réélection de leur homologue et tourner au plus vite la page.
On est assez loin au Togo de la politisation de la société civile du Burkina Faso voisin et de la croyance à la possibilité pour un peuple d’imposer une rupture politique à la fois révolutionnaire, idéaliste et tempérée par une saine appréciation des réalités et une culture de la modération.
Le lourd héritage dictatorial du Togo et une incapacité de plus en plus évidente des élites politiques locales rangées dans l’opposition à renouveler leurs stratégies, leurs tactiques et l’offre proposée à leurs concitoyens de toutes les régions, ont produit un épilogue prévisible: des élections non violentes mais inutiles. Si les réformes électorales et institutionnelles maintes fois discutées et promises ne sont pas mises en œuvre avant la prochaine élection présidentielle, le président actuel – dont le nombre de mandats n’est pas limité par l’actuelle Constitution taillée sur mesure pour et par son défunt père, l’ancien président Gnassingbé Eyadéma, – pourrait bien ne pas avoir de soucis à se faire pour son pouvoir pendant de longues années.
Comme l’économie semble avoir quelque peu repris ces deux dernières années, que de nouvelles infrastructures publiques ont redoré l’image de Lomé et de ses environs, que les Togolais savent se débrouiller seuls depuis longtemps pour vivre ou survivre, et que le passé de féroces violences politiques est encore très présent dans leurs esprits, un désintérêt croissant pour les joutes électorales est très probable. On est assez loin au Togo de la politisation de la société civile du Burkina Faso voisin et de la croyance à la possibilité pour un peuple d’imposer une rupture politique à la fois révolutionnaire, idéaliste et tempérée par une saine appréciation des réalités et une culture de la modération.

En Guinée et en Côte d’Ivoire, des victoires présidentielles éclair et des questions 

L’élection présidentielle en Guinée pouvait être aussi dangereuse que celle du Nigeria, toutes proportions gardées. La démocratie électorale est un apprentissage récent dans une Guinée sortie d’une transition militaire en 2010 avec des institutions étatiques particulièrement faibles et détournées depuis des décennies de leurs missions d’intérêt général. L’élection présidentielle qui avait abouti à l’arrivée au pouvoir d’Alpha Condé avait été marquée par une organisation chaotique, une campagne électorale aggressive, des crispations politiques alignées sur les différences ethnorégionales et par une contestation du résultat final par le principal adversaire du président élu, l’ancien Premier ministre Cellou Dalein Diallo.
On pouvait craindre cinq ans plus tard une élection aussi tendue que la précédente, susceptible de dégénerer en violentes contestations postélectorales. Il n’en a rien été. Pas parce que l’organisation fut cette fois convaincante. Pas parce que la Commission électorale inspira confiance à tous les acteurs politiques. Pas parce qu’il n’y avait pas des raisons de douter de la neutralité politique de la machine électorale et du processus d’enrôlement des électeurs. L’élection ne précipita pas la Guinée dans la violence parce qu’elle fut pliée en un tour, remportée par le président sortant avec 57,8 % des voix. Un second tour aurait pris la forme d’un nouveau face à face tendu entre les rivaux de 2010 et n’aurait pas manqué de rappeler l’importance des mobilisations ethniques dans le jeu politique.
L’opposant Dalein Diallo et quelques autres candidats eurent beau contester le résultat donnant une victoire facile au président sortant, cela ne changea rien à la confirmation de celle-ci par la Cour constitutionnelle. Les manifestations de protestation des partisans de l’opposition n’ont pas duré bien longtemps. La parenthèse électorale fut vite refermée au grand soulagement d’une bonne partie des Guinéens, des pays voisins et des partenaires internationaux.
L’élection en Côte d’Ivoire n’était pas la plus à craindre parmi les rendez-vous de 2015. Essentiellement en raison d’un rapport de forces politiques déséquilibré entre le président Alassane Ouattara et ses adversaires potentiels, et du traumatisme de la guerre postélectorale meurtrière de 2010-2011. Les controverses n’ont pas manqué en Côte d’Ivoire aussi sur la neutralité de la commission électorale, sur la crédibilité des listes électorales et sur bien d’autres aspects de l’organisation électorale.
Au dernier moment, trois candidats boycottaient le scrutin tandis que d’autres y allaient à reculons. Tout cela se termina comme en Guinée par le fameux « coup KO », une victoire au premier tour avec un score impressionnant de 83,6 % pour le président Ouattara. Même avec un taux de participation de 52,86%, la réélection du président ne pouvait souffrir de contestation. La parenthèse – bruyante et dispendieuse – de l’élection fut vite refermée, sans débordements violents.

Pour gagner, il vaut mieux être déjà président

Au terme de cette année électorale en Afrique de l’Ouest, plus de peur que de mal, peut-on affirmer : on déplore peu de violences et de pertes en vies humaines directement liées aux différents scrutins. C’est un motif légitime de satisfaction. Mais quel en est le bilan en termes de progrès dans la consolidation d’institutions et d’une culture démocratiques dans les pays concernés ? Dans le cas des deux derniers pays évoqués, la Guinée et la Côte d’Ivoire, il faut bien reconnaître que les victoires par «  coup KO » dès le premier tour ont découragé toute contestation sérieuse susceptible de dégénérer en violences ou en crise politique longue, mais n’ont pas renforcé de manière significative la crédibilité des institutions électorales et des systèmes politiques.
Si les victoires « un coup KO » n’ont pas renforcé les institutions politiques dans ces pays, elles ont confirmé que le meilleur moyen de devenir président dans la région est … de l’être déjà.
De fait, dans les deux pays, ainsi qu’au Togo, rien n’indique que les conditions des réussites nigérianes et burkinabè de cette année seront réunies de si tôt, et avant les prochaines échéances en 2020: l’existence d’institutions électorales perçues comme réellement indépendantes ; celle d’un noyau de personnalités à la fois compétentes et intègres conscientes de l’importance de leurs missions à la tête d’institutions clés et l’émergence d’acteurs de la société civile à la fois outillés et déterminés à surveiller tous les acteurs impliqués dans les processus électoraux. Si les victoires « un coup KO » n’ont pas renforcé les institutions politiques dans ces pays, elles ont confirmé que le meilleur moyen de devenir président dans la région est … de l’être déjà.
Les avantages des présidents sortants sont considérables : leur moyens financiers, leur domination de l’espace médiatique et leur influence voulue ou non sur les institutions impliquées dans le processus électoral les placent dans une confortable position. Lorsqu’ils ont en plus des réalisations à mettre à l’actif de leur premier mandat, et ce fut le cas dans des degrés certes variables en Côte d’Ivoire, en Guinée et au Togo, la réélection devient particulièrement aisée.
Les élections tous les quatre ou cinq ans restent importantes au moins pour cette raison : elles obligent les pouvoirs en place à rechercher l’affichage d’un minimum de preuves de progrès économique et social à présenter à leurs populations, même s’ils n’en ont pas fondamentalement besoin pour gagner. Leurs équipes de campagne désormais systématiquement appuyées par des agences privées de communication politique font le reste du travail, en magnifiant de manière très professionnelle les bilans présidentiels à coups d’immenses et coûteux posters de campagne.
A la fin de cette année électorale 2015, et alors que se profilent des scrutins présidentiels dès février 2016 au Bénin et au Niger, puis au Cap-Vert et plus tard au Ghana, les citoyens de la région devraient concentrer leurs efforts sur deux chantiers. Le premier reste celui de la clarification des règles de la démocratie électorale qui doivent s’imposer à tous les acteurs politiques en compétition, et doivent assurer la neutralité de toutes les institutions impliquées à chaque étape des processus électoraux de l’identification des électeurs à la proclamation des résultats définitifs. Pour beaucoup de pays, des progrès dans ce domaine avant leurs prochaines élections sont encore très incertains.

Dépasser la démocratie organisée autour des élections est un chantier impératif

Le second chantier est encore plus déterminant pour l’avenir de l’Afrique de l’Ouest que ne l’est l’amélioration des processus électoraux. Il consiste en un dépassement de la démocratie électorale pour y intégrer des institutions et des dispositifs qui permettent de sélectionner plus strictement les hommes et femmes qui entendent représenter et gouverner leurs concitoyens et qui placent les gouvernants sous le regard et le contrôle exigeants et permanents des gouvernés.
Il ne sert en réalité pas à grand chose de dépenser l’équivalent de centaines de millions de dollars dans des processus électoraux, des campagnes spectaculaires et des compétitions politiques porteuses de divisions et de corruption de la société qui ne donnent au bout du compte aucune garantie quant aux aptitudes et à la volonté des dirigeants élus démocratiquement à gouverner dans le sens de l’intérêt général des gouvernés. Bien plus que les élections qui l’ont conclue, c’est la transition burkinabè dans sa volonté acharnée de changer le rapport des gouvernants au peuple, et de faire de l’intégrité personnelle un critère essentiel de sélection des dirigeants, qui constitue un motif d’espoir pour ce pays.
Si cela peut rassurer les pays de la région, le second chantier n’est pas une priorité que pour les jeunes démocraties africaines. Il concerne autant nombre de démocraties anciennes en Europe et en Amérique où les compétitions électorales sont de plus en plus corrompues par la puissance de l’argent et/ou par un nivellement par le bas des discours politiques. Ces systèmes démocratiques doivent cesser d’être considérés comme l’horizon indépassable pour ceux qui veulent réformer les systèmes politiques en Afrique de l’Ouest.
Dans cette dernière région, le coût humain des systèmes politiques mal ou non pensés et de la mauvaise gouvernance qu’ils produisent ou autorisent est infiniment plus important que dans les vieilles démocraties où les populations mangent au moins à leur faim et bénéficient d’un minimum de services publics essentiels. Parce qu’elles ont eu dans la longue histoire de la construction de leurs Etats-nations des hommes d’idées et d’action, et pas seulement de pouvoir, qui ne voulaient pas se contenter de ressembler à leurs sociétés telles qu’elles étaient, pensaient et fonctionnaient, mais qui avaient aussi comme ambition de les rendre meilleures pour les générations futures. C’est aussi ce dont ont besoin urgemment les pays d’Afrique de l’Ouest.
Article publié sur www.wathi.org, 31 décembre 2015
http://www.wathi.org/laboratoire/tribune/quelles-lecons-tirer-de-lannee-electorale-2015-en-afrique-de-louest/

mercredi 9 décembre 2015

The Fight Against Terrorism in Africa: Resisting the Herd Mentality

The first lines of this text were written on Friday, November 20 at the Bamako airport, on a flight back to Dakar. When the hostage crisis at the Radisson Blu hotel in the Malian capital was not yet resolved and the death toll of this umpteenth tragedy was still unknown. It will be 22 dead, including two terrorists. Friends and relatives tried to get in touch with me to make sure I was not in the wrong place at the wrong time.
I could have been at Radisson Blu that very morning for an appointment or for any other reason. I went there the afternoon before. A week earlier, on Friday, November 13, when news of Paris attacks broke out, my first reaction was to think of some of my relatives and friends who live in Paris and send some text messages to make sure they did not go out that night.
Biased compassion and media coverage 
Probably many of us in our African cities, far from Paris, were scared for few hours by the possibility that one of our relatives might have been in the wrong place at the wrong time. Each of the 130 victims of the Paris attacks had dozens of relatives. The same goes for the victims of the Bamako attack, and for each of the 224 victims of the attack against a Russian airliner in Egypt.
These relatives will probably never find a convincing explanation for their personal tragedy. Compassion and media coverage vary in scale depending on whether or not the targets of terrorist attacks are Western. This translates into minutes of respectful silence around the world in memory of the victims of Paris attacks and brief mentions of victims of similar attacks in Lebanon, Nigeria, Kenya, Syria, or Pakistan. Remembering what these tragedies truly mean for ordinary people is necessary to quickly get past the debate on this issue.
In African cities and in the virtual world of social networks, public opinion fluctuated between empathy for the French people – fostered by the continuous updates on the most popular international media in the continent – and the virulent denunciation of the double standards used to assess human tragedies as they affect Western countries or others.
Respect the memory of all victims, then think carefully
When we fundamentally believe in the principle of equality of all human lives, we should be able to respect the memory of all victims of human folly, regardless of whether they died in a concert hall in Paris or in a small market of Yola somewhere in Northeastern Nigeria. However, empathy and shared sympathy shouldn’t lead one to heedlessly partake in an all-out war against terrorism.
When we fundamentally believe in the principle of equality of all human lives, we should be able to respect the memory of all victims of human folly, regardless of whether they died in a concert hall in Paris or in a small market in Northeastern Nigeria.
The Paris attacks occurred only three days after the second edition of the Dakar Forum on Peace and Security in Africa, which focused on “Challenges of Terrorism in Africa”. Largely inspired and organized by the French government, in particular the Ministry of Defense, this major event was an opportunity for all stakeholders to assert that no country was safe from terrorism and that the response to terrorism must be global. In Dakar, we extensively talked about religious radicalization, illegal financing of terrorist groups, regional cooperation in the Sahel and beyond, the needs of the armed forces in the region, and what the key partners in security (France, United States, and Europe) could bring to African countries.
Is terrorism the number one common enemy?
I was one of the guests at the forum who felt that this focus on terrorism in Africa – with meetings, summits, workshops – was turning into a dangerous obsession carrying the risk of distracting the scarce human resources of our region from top priorities that include, but are not limited to the fight against terrorism. Aren’t the Paris attacks, followed a week later by the assault in Bamako, a fatal demonstration that terrorism is indeed the number one common enemy, and that the fight against this plague must be an absolute priority for France, Europe, United States, and Africa? Is it time to accept without further reflection that we need a global response against the global issue of terrorism?
No, it is too early to stop thinking independently and blindly join a response that will be global in name only. The response that has taken shape following Paris attacks comprises a range of measures to strengthen homeland security in France and Europe, and an intensification of the war against the “Islamic State” in Syria and Iraq. This response is that of the major military powers of the world; it cannot thus claim to be global. Let us be clear. French authorities have plausible reasons to take all necessary measures to better protect their citizens, their economy under stress, and to protect themselves from a tough political sanction. This is also the case for Belgium and other European countries.
The threat of terrorist attacks is likely to exist for a long time
As a longstanding structured state with substantial human, financial, and technical resources, with an extensive diplomatic network and military bases in Africa and the Middle East, France knows how to thwart most attacks aimed at its territory. It will probably be even more effective at this deterrence with the enforcement of new security measures.
But France, other European countries, and the United States cannot avoid all attacks planned against them by their terrorist enemies. It is very likely that planned attacks will happen during the next few years and these powerful countries will recover each time, without counting tens of thousands of their citizens as victims.
The most paramount factor in the severity of insecurity around the world is not the intensity of rivalries between social groups for power, but the innumerable devastating means of violence at their disposal.
Terrorist attacks – which disintegrate states and societies by inflaming clan, tribal, and religious rivalries in the Middle East, Afghanistan and Pakistan – destroy the prospect for survival and the lives of millions of people. In these regions of the world the “war against terrorism” masterminded by the great powers led to long military interventions and circumstantial political alliances with dubious local actors who were inundated with weapons over the course of years. The most paramount factor in the severity of insecurity around the world is not the intensity of rivalries between social groups for power, but the innumerable devastating means of violence at their disposal.
Arms Industry, the profitable business of insecurity, and the cost of cynicism
It seems like no one wants to start a serious debate on the culpability of Western and other great powers in fueling internal conflicts. Nobody seems to question the responsibility of political actors, and the actors of the arms industry and the business of insecurity who, like those in the United States, refuse to take measures to reduce violence in their own country, even if it means young crazed killers shooting at students on campuses every two months. This is the same cynicism that projects the means of destructive folly in all areas of the world – where global and regional military and financial powers compete directly or indirectly.
Make no mistake. In Africa, terrorism is a reality, and a serious threat to peace and human security. It is embodied by groups known in each of the regions of the continent: al Shabab in Somalia, Kenya, and in all the countries in the Horn of Africa and East Africa; Boko Haram in Nigeria and in the countries of the Lake Chad basin; Al-Qaida in the Islamic Maghreb, and its new semi-autonomous offshoots in Mali and the Sahel. There are also armed groups that proliferate in Libya and the rest of North Africa, claiming to be the armed wings of either Al-Qaida or of the “Islamic State”. In terms of death toll, Boko Haram and al Shabab are among the world’s most deadly terrorist groups.
 Strengthen the capacities of security systems
Africa is definitely concerned with the fight against terrorism. However, in Africa and elsewhere, terrorism is a mode of operation used by groups that are also political, economic, and social actors pursuing their goals in a specific context. Contemptuously reducing terrorists to the repulsive means of violence they use can lead to biased analyses and inadequate responses. The fight against terrorism should take place through the identification of all stakeholders of insecurity in each of the regions of Africa. Those who resort to terrorist acts, and those who are objective accomplices by taking advantage of incomes generated by insecurity or by creating the political, economic, and social conditions that allow the perpetration of violence to continue.
The fight against terrorism should take place through the identification of all stakeholders of insecurity in each of the regions of Africa.
African countries should certainly strengthen the capacities of their security systems and of all institutions that should be involved in countering terrorist attacks. We must also urgently stop the lax attitude of security agents and citizens, which no longer matches the level of the threat of terrorist attacks in many African cities.
But this fight against terrorism will only make sense if it totally changes the way States are managed and how they work on a daily basis. It will only make sense if it provides an opportunity to expose the intricate internal and external factors that have been at the base of the diversification of the forms of violence used in the continent over the past twenty years, adding terrorism by self-proclaimed armed Jihadists to the pre-existing forms of violence.
A global response to major vectors of insecurity
In addition to the responses rooted in the understanding of specific local and regional contexts, the world and Africa do need a global response to the major vectors of insecurity. These responses should include a strengthening of cooperation between security and intelligence services at the international level as an answer to the mobility of actors of violence. However, it should not be limited to that. The articulation of the global response should involve raising an essential question about the unrestricted globalization process and its consequences. Indeed, globalization has magnified in an unprecedented way the use of money and force to pursue the particular interests of the powerful state and non-state actors everywhere in a world.
In addition to the pre-existing inevitable disorders caused by the conflicting interests of the great and medium powers, globalization came with new disorders exported by actors of all backgrounds driven by greed and sometimes by ideology. When Emirates with petrodollars, multinational corporations, groups, and even extremely wealthy individuals can invest their money anywhere in the world with little or no oversight, it becomes very easy to change the political, military, economic, social, and even religious dynamics in poor countries with loosely structured governments who are still facing the challenge of effective nation-building.
A great world disorder
Like poor regions of the world, Africa has become the receptacle of all means of violence, weapons, expertise, and extremist ideologies massively exported by cynical actors from all backgrounds who are not concerned about the consequences of their actions. Globalization – which comes with a variety of electronic gadgets that give us the illusion that we live in the same space – singularly complicates our analysis and blurs responsibility.
Even though wealthy and organized countries cannot thwart all terrorist attacks, they are not exposed to the threat of disintegration of their states and societies. Many countries in the Middle East are already experiencing this. One must be very optimistic to believe that Syria, Iraq or even Libya in North Africa can attain a sustainable peace in the next ten years and beyond.
The best way to fight against terrorism in Africa is to build effective and organized States with accountable political leadership and to create spaces for citizen-led debate to spark the formulation of relevant public policies.
African countries should do everything possible to avoid following the path of most countries of the Middle East at war or in a permanent state of insecurity with no end in sight. Leaders should keep their heads level despite the legitimate emotional response and the sensational media coverage caused by recent events in Paris and Bamako. We should be aware that in African countries one could die needlessly in so many ways other than a terrorist attack. Finally, we should know that the best way to fight against terrorism in Africa is to build effective and organized States with accountable political leadership and to create spaces for citizen-led debate to spark the formulation of relevant public policies.
The French original version of this article was published on 24 November 2015 in Le Monde Afrique.
Article publié le 9 décembre 2015 sur www.wathi.org, 
http://www.wathi.org/laboratoire/tribune/fight-against-terrorism-in-africa-resisting-the-herd-mentality/

mardi 24 novembre 2015

Lutte contre le terrorisme en Afrique : résister à l’instinct grégaire

Les premières lignes de ce texte ont été écrites le vendredi 20 novembre depuis l’aéroport de Bamako et dans l’avion qui me ramenait à Dakar. Au moment même où la prise d’otages à l’hôtel Radisson Blu de la capitale malienne n’était pas encore dénouée et où le bilan humain de cette énième tragédie n’était pas encore établi. Il sera de 22 morts, y compris les deux terroristes abattus. Parents et amis avaient cherché à me joindre à Bamako pour savoir si je n’étais pas au mauvais endroit au mauvais moment.

J’aurais pu être à l’hôtel Radisson Blu pour un rendez-vous ou pour une triviale course ce matin-là. J’y étais passé brièvement la veille à la mi-journée. Une semaine plus tôt, le vendredi 13 novembre, quand le premier flash d’information annonça les premières nouvelles des attentats à Paris, mon premier réflexe fut de penser à la partie de ma famille et à mes nombreux amis qui habitent dans la région parisienne, et à envoyer quelques textos pour m’assurer qu’ils n’étaient pas sortis ce soir-là.

Compassion et médiatisation à géométrie variable

Nous étions sans doute très nombreux, loin de Paris, dans des villes africaines, à nous être inquiétés pendant quelques heures de la possibilité qu’un de nos proches se fût trouvé au mauvais endroit au mauvais moment. Chacune des 130 victimes des attentats de Paris avait des dizaines de proches. Chacune des victimes de l’attaque de Bamako aussi. Tout comme chacune des 224 victimes du très probable attentat contre un avion de ligne russe en Egypte.

Ces proches ne trouveront sans doute jamais une explication convaincante à leur drame personnel. Rappeler ce que signifient concrètement ces tragédies est nécessaire pour évacuer très vite le débat sur la compassion et la médiatisation à géométrie variable qui se traduisent par des minutes de silence respectueuses aux quatre coins du monde pour les victimes de Paris et par des mentions furtives des victimes d’actes terroristes comparables au Liban, au Nigeria, au Kenya, en Syrie, au Pakistan, lorsque les cibles ne sont pas spécifiquement occidentales.
Dans les villes africaines, et dans le monde virtuel des réseaux sociaux, l’opinion publique oscille entre une empathie totale avec le peuple français, nourrie par l’information continue sur les médias internationaux les plus populaires sur le continent, et la virulente dénonciation du deux poids deux mesures dans l’appréciation des drames humains selon qu’ils touchent les pays occidentaux ou les autres.

Respecter la mémoire de toutes les victimes

Lorsqu’on croit fondamentalement au principe d’égalité de toutes les vies humaines, on doit pouvoir être capable de respecter la mémoire de toutes les victimes de la folie des hommes, qu’elles fussent fauchées dans une salle de concert parisienne que dans un petit marché de Yola, quelque part dans le nord-est du Nigeria. L’empathie et l’émotion partagée n’obligent pas cependant à se laisser embarquer, sans prendre le temps de la réflexion, dans une logique de guerre contre le terrorisme tous azimuts.

Les attentats de Paris se sont produits trois jours seulement après la fin du deuxième Forum de Dakar sur la paix et la sécurité en Afrique, dont le thème principal était « les défis du terrorisme en Afrique ». Très largement inspiré et organisé par le gouvernement français, le ministère de la défense en tête, ce grand rendez-vous a été l’occasion pour tous les intervenants d’affirmer qu’aucun pays n’était à l’abri du terrorisme et que la réponse au terrorisme devait être globale. A Dakar, on a beaucoup parlé de radicalisation religieuse, de financement illicite des groupes terroristes, de coopération régionale au Sahel et au-delà, des besoins des forces armées de la région et de ce que les partenaires principaux dans le domaine de la sécurité, la France, les Etats-Unis, l’Europe, pouvaient apporter aux Etats africains.

Le terrorisme, l’ennemi commun numéro un

Je faisais partie des invités au forum qui considéraient que cette focalisation sur le terrorisme en Afrique, à coups de réunions, de sommets, d’ateliers, devenait une obsession dangereuse et une nouvelle distraction des ressources humaines rares de notre région des priorités fondamentales qui incluent, mais ne se limitent point, à la lutte contre le terrorisme. Les attentats de Paris suivis une semaine plus tard de celui de Bamako ne sont-ils pas une funeste démonstration que le terrorisme est bel et bien l’ennemi commun numéro un, et que la lutte contre le fléau doit être une priorité absolue pour la France, l’Europe, les Etats-Unis et l’Afrique ? N’est-il pas temps que nous acceptions tous et sans réserve qu’il faut une réponse globale contre le problème global qu’est le terrorisme ?

Non, il est trop tôt pour arrêter de réfléchir de manière autonome et pour adhérer corps et âme à une réponse qui n’aura de globale que le nom. La réponse qui a pris forme ces derniers jours et qui se décline d’une part en une palette de mesures de renforcement de la sécurité intérieure en France et en Europe, et d’autre part en une accentuation de la guerre contre l’Etat islamique, en Syrie et en Irak, est celle des grandes puissances militaires de la planète. Elle ne peut prétendre être globale. Entendons-nous bien. Les autorités françaises ont tout à fait raison de prendre toutes les mesures qui leur semblent les meilleures pour mieux protéger leurs citoyens, pour protéger leur économie déjà en souffrance et pour se protéger elles-mêmes d’une sanction politique brutale. Cela est valable aussi pour la Belgique et pour tous les pays européens.

De fortes chances que des attentats ponctuels continuent

L’Etat français, structuré de longue date, doté de moyens humains, financiers, techniques, conséquents, d’un réseau diplomatique étendu et de bases militaires en Afrique et en Moyen-Orient, sait déjouer la majorité des attaques qui visent son territoire. Il sera sans doute encore plus efficace avec les nouvelles mesures de renforcement de sa sécurité.
Mais la France, les autres pays européens comme les Etats-Unis ne peuvent échapper à la totalité des coups violents planifiés contre eux par leurs ennemis terroristes. Il y a de fortes chances que des attentats ponctuels continuent pendant les prochaines années mais il y a encore plus de chances que les pays puissants s’en relèveront chaque fois, et sans compter des dizaines de milliers de victimes.

Au Moyen-Orient, en Afghanistan et au Pakistan, les attaques terroristes, sur fond de désintégration des Etats et d’éclatement des sociétés, plus que jamais divisées en clans, tribus, courants islamiques, détruisent les perspectives de survie et de vie de millions de personnes. Dans ces régions du monde, la « guerre contre le terrorisme », décidée et conduite par les grandes puissances, à coups de longues interventions militaires et d’alliances politiques circonstancielles avec des acteurs locaux douteux, a décuplé les moyens de la violence en les inondant d’armes au fil des décennies. Le facteur le plus déterminant dans la gravité de l’insécurité partout dans le monde n’est pas l’intensité des rivalités, bien réelles, entre groupes sociaux pour le pouvoir, mais bien l’ampleur des moyens de la violence mis à leur disposition.

L’industrie des armes et le business de l’insécurité

Personne ne semble vouloir ouvrir le débat sur la responsabilité des grandes puissances, occidentales mais pas seulement, dans l’aggravation des conflits internes. Personne ne semble vouloir interroger la responsabilité des acteurs politiques et des acteurs de l’industrie des armes et du business de l’insécurité qui, comme aux Etats-Unis, refusent de prendre des mesures de réduction de la violence dans leur propre pays, quitte à voir tous les deux mois de jeunes tueurs fous cribler de balles des étudiants sur des campus. C’est le même cynisme qui projette dans toutes les régions du monde, où s’affrontent directement ou indirectement grandes et moyennes puissances militaires et financières, les moyens de la folie destructrice.

En Afrique, entendons-nous bien, le terrorisme est une réalité et une menace grave à la paix et à la sécurité des populations. Il est incarné par des groupes connus dans chacune des régions du continent : les Chababs en Somalie, au Kenya et dans tous les pays de la Corne et de l’Est ; Boko Haram au Nigeria et dans les pays du bassin du lac Tchad ; Al-Qaida au Maghreb islamique et ses nouveaux démembrements plus ou moins autonomisés au Mali et dans tout le Sahel ; et tous les groupes armés qui prolifèrent en Libye et dans le reste de l’Afrique du Nord, se réclamant qui d’Al-Qaida, qui de l’Etat islamique. En termes de bilan humain, Boko Haram et les Chababs font partie des groupes terroristes les plus meurtriers à l’échelle mondiale.

Renforcer les capacités des systèmes de sécurité

L’Afrique est donc bel et bien concernée par le terrorisme et par la lutte contre le terrorisme. Mais en Afrique comme ailleurs, le terrorisme est un mode d’action utilisé par des groupes qui sont aussi des acteurs politiques, économiques, sociaux poursuivant leurs objectifs dans un contexte spécifique. Les réduire aux moyens de la violence répugnants auxquels ils ont recours conduit à des analyses et à des réponses d’une grande inconsistance. La lutte contre le terrorisme doit passer par une mise à nu de tous les acteurs de l’insécurité dans chacune des régions africaines. Ceux qui recourent aux actes terroristes comme tous ceux qui en sont des complices objectifs en profitant des rentes générées par l’insécurité ou en créant les conditions politiques, économiques et sociales qui offrent d’exceptionnelles opportunités de prospérité aux acteurs de la violence.

Dans les pays africains aussi, il faut bien sûr renforcer les capacités des systèmes de sécurité et de toutes les institutions qui permettent d’augmenter les chances de réduire les risques d’attentats terroristes réussis. Il faut aussi urgemment abandonner les comportements laxistes de la part des agents de sécurité tout comme des citoyens qui ne correspondent plus à la réalité du risque élevé d’attentat terroriste dans nombre de grandes villes africaines. Mais cette lutte contre le terrorisme n’a de sens que si elle s’inscrit dans une volonté de changer radicalement la manière dont sont gérés les Etats et dont ils fonctionnent au quotidien. Elle n’a de sens que si elle donne l’occasion d’exposer les facteurs internes et externes enchevêtrés qui sont à la base de la diversification des formes de violence sur le continent depuis une vingtaine d’années, en ajoutant aux formes préexistantes de la violence, celles du terrorisme se revendiquant du djihadisme armé.

Une réponse globale aux vecteurs majeurs de l’insécurité

En plus des réponses ancrées dans la compréhension des contextes locaux et régionaux spécifiques, le monde et l’Afrique ont effectivement besoin aussi d’une réponse globale aux vecteurs majeurs de l’insécurité dont font partie les groupes qui recourent au terrorisme. Cette réponse doit inclure un renforcement de la coopération entre les services de sécurité et de renseignement à l’échelle internationale, exigée par la mobilité des acteurs de la violence. Mais elle ne doit pas s’arrêter là. La formulation de la réponse globale doit passer par une interrogation qui me paraît aujourd’hui essentielle : la mondialisation à marche forcée depuis trois décennies, qui a libéré de manière extraordinaire les forces de l’argent et l’argent de la force ne constitue t-elle pas une grande partie du problème ?

La mondialisation est venue ajouter aux désordres inévitables et anciens provoqués par la confrontation des intérêts des grandes et moyennes puissances loin de leurs propres terres de nouveaux désordres exportés par des acteurs de toutes origines mus par la cupidité et parfois par l’idéologie. Dès lors que des émirats pétroliers, des entreprises multinationales, des groupes et même des individus immensément riches peuvent projeter leurs moyens financiers n’importe où dans le monde, il devient fort aisé de changer en un tour de main les rapports de forces politiques, militaires, économiques, sociaux… et même religieux dans des pays dotés d’Etats peu structurés, démunis et encore aux prises avec la tâche ardue de construction de nations effectives.

Un grand désordre mondial

L’Afrique, comme toutes les régions pauvres du monde, est devenue le réceptacle de tous les moyens d’amplification de la violence, armes, expertise, idéologies extrémistes, exportés massivement par des acteurs cyniques de toutes origines qui n’ont que faire des conséquences terribles de leurs actions. La mondialisation qui offre certes à l’humanité une palette exceptionnelle de gadgets électroniques donnant l’illusion à tous de vivre dans le même monde, brouille singulièrement la lecture des crises et l’identification des responsabilités. Le terrorisme n’est qu’une des manifestations d’un grand désordre mondial dont les conséquences sont loin d’être équitablement partagées.

Les pays riches et organisés, même s’ils ne peuvent déjouer tous les attentats terroristes, ne courent pas le risque de la désintégration de leurs Etats et de leurs sociétés. Nombre de pays du Moyen-Orient en sont déjà là. Il faut être très optimiste pour imaginer aujourd’hui une Syrie, un Irak ou une Libye en paix dans un horizon de dix ans et plus. Les pays africains devraient avoir comme objectif primordial d’éviter de connaître leur sort. Cela exige de leurs dirigeants de garder leur sang froid malgré l’émotion légitime et l’hypermédiatisation suscitées par les derniers attentats de Paris et de Bamako. 

Cela exige de ne pas oublier que dans les pays africains, on peut mourir bêtement tous les jours de nombreuses autres manières que dans un attentat terroriste. Cela exige de savoir que le meilleur moyen de lutter contre le terrorisme en Afrique est de construire des Etats organisés et effectifs sous des directions politiques responsables, et de créer des espaces de débats ouverts et citoyens permettant la formulation à tâtons de politiques publiques réfléchies.

Article publié sur le site Le Monde Afrique le 24 novembre 2015

http://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/11/24/lutte-contre-le-terrorisme-en-afrique-resister-a-l-instinct-gregaire_4816397_3212.html#SP4qOOeuziWqW5PF.99