vendredi 2 octobre 2009

Comment sauver la Guinée de son armée

Il y a des moments où les longues analyses sont superflues et la litanie de condamnations verbales lassante. Lorsque des militaires ouvrent le feu sur des civils non armés rassemblés dans un stade, tabassent des leaders politiques et violent des femmes avec le canon de leurs fusils, il convient d’aller à l’essentiel. De jeter aux orties les arguments fallacieux qui visent à diluer les responsabilités des coupables. De dénoncer et de couvrir d’opprobre les personnalités civiles qui continuent à faire équipe avec la junte de Moussa Dadis Camara. Et de concentrer tous les efforts sur la définition d’une stratégie pour faire partir la junte et protéger la population guinéenne de son armée.

Ignorer les arguments fallacieux

Que le capitaine Dadis Camara multiplie les interventions médiatiques pour dire qu’« il ne contrôle pas toutes les activités de cette armée » et dénoncer les leaders de l’opposition qui auraient « poussé les enfants à la boucherie » n’étonne pas vraiment. La couarde tactique qui consiste pour les bourreaux à transférer la responsabilité de leurs actes et de ceux de leurs affidés sur le dos de leurs victimes est aussi vieille que le monde. Cela permet d’instiller un léger doute dans quelques esprits fragiles qui peuvent commencer à se demander si les responsabilités ne sont pas effectivement partagées. La manœuvre est pourtant grossière. Entendre quelques voix en Guinée et en dehors évoquer l’irresponsabilité des leaders de l’opposition et de la société civile qui ont maintenu la manifestation pacifique dans le stade du 28 septembre malgré l’interdiction décidée par la junte est affligeant.

Les groupes de partisans de Dadis arrosés de billets de banque peuvent donc manifester quand bon leur semble, mais pas les autres. Si ces derniers bravent l’interdiction des « autorités » et se font massacrer par des militaires nullement en danger, il s’agirait donc d’un suicide collectif. Ce serait bien sûr leur faute sinon celle des leaders qui les ont mobilisés. Le raisonnement est d’autant plus spécieux que cette fois presque toutes les personnalités politiques de l’opposition étaient venues participer au rassemblement, se sont fait amocher par les militaires et embarquer comme des malpropres. Elles ont pris le risque d’accompagner à l’abattoir leurs « enfants », une cinquantaine de milliers de personnes tout de même.

Dadis a-t-il envoyé ses hommes avec l’intention d’effrayer les manifestants en tirant en l’air, d’en tuer juste quelques-uns pour donner un signal fort ? D’en éliminer une cinquantaine ? Une centaine ? De dénuder et de violer quelques femmes qui ne respectent pas l’autorité des militaires ? Contrôle t-il son armée ou est-il dépassé et pris en otage ? En réalité, la réponse à cette question a très peu d’intérêt. C’est son problème à lui. Epiloguer sur ces interrogations ne fait que divertir de ce qui devrait constituer l’objectif principal : faire partir cette junte le plus tôt possible.

Sommer les personnalités civiles du pouvoir de choisir leur camp

Où sont les membres civils du gouvernement guinéen ? Quelqu’un a-t-il entendu une déclaration du Premier ministre Kabiné Komara ? Qu’attendent les ministres civils pour donner leur démission ? Ils pouvaient jusque-là justifier leur association avec la junte par les engagements honorables et démagogiques initialement pris par cette dernière mais les masques ne sont-ils pas maintenant tombés ? À quel moment réaliseront-ils que les costumes soyeux que leur garantit leur participation au pouvoir commencent à être tachés des gouttelettes de sang des victimes massacrées par les galonnés qu’ils servent avec déférence ?

Ne tombons pas dans le piège de la confusion des responsabilités dénoncé plus haut. Les personnalités civiles du gouvernement ne sont pas responsables des tueries du 28 septembre. Elles ne s’imaginaient sans doute pas que la première grande manifestation contre la junte s’achèverait dans un tel bain de sang. Maintenant, elles savent. Elles savent non seulement que les militaires ont l’intention de conserver le pouvoir avec ou sans élections mais également qu’ils sont prêts à marcher sur les cadavres de leurs compatriotes pour y arriver.

Si les anciens fonctionnaires internationaux et autres « élites » associés au gouvernement actuel continuent à servir d’alibi civil à la junte en conservant leurs positions, ils seront de facto complices de tous les actes futurs de Dadis et devront être traités comme tels. Les forces politiques et sociales guinéennes meurtries par la répression doivent cesser de se montrer accommodantes envers celles et ceux qui sont prêts à servir tous les pouvoirs aussi brutaux et médiocres soient-ils, et à défendre, toute honte bue, l’indéfendable. Voici venu le moment de choisir : le confort matériel des fonctions ministérielles et le déshonneur ou la démission et l’association au front du refus de l’imposture kaki.

Elaborer une stratégie pour faire partir la junte et protéger la population

C’est le défi le plus rude. Il n’y a pas de solution facile à la crise guinéenne. Le pourrissement de la situation, et en particulier celui de l’armée, a atteint un tel degré qu’il est aujourd’hui atrocement compliqué de proposer une stratégie viable aux acteurs guinéens et aux acteurs internationaux. Deux buts doivent en effet être simultanément poursuivis : le départ le plus tôt possible de la junte dirigée par Dadis Camara et l’éloignement durable des militaires du pouvoir politique. La tuerie du 28 septembre est en effet le résultat d’au moins deux facteurs distincts. L’un est conjoncturel. C’est la détermination des chefs de l’actuelle junte à s’accrocher au pouvoir. L’autre est structurel. Il s’agit de cette culture de violence, d’impunité et de toute puissance de l’armée qui constitue le pire cadeau empoisonné de Lansana Conté à son pays. Point d’espoir pour la Guinée si on ne s’attaque pas à ces deux problèmes.

Comment faire partir la junte actuelle ? Le rapport de forces interne est clair : des dizaines de milliers de Guinéennes et des Guinéens au mieux armés de bâtons face à des unités de militaires et une meute de miliciens dotés d’armes automatiques et de stocks de munitions. Imaginons un instant un déferlement monstrueux de plusieurs milliers de manifestants sur le camp militaire Alpha Yaya Diallo de Conakry qui sert également de palais présidentiel pour Dadis. Un tel mouvement pourrait emporter la junte mais ferait sans doute plusieurs centaines de morts et plongerait la capitale voire tout le pays dans une sanglante anarchie pendant plusieurs semaines. Une alternative moins chaotique serait le renversement de l’actuelle junte par une autre. Outre le fait qu’un tel scénario se traduirait probablement par un carnage au sein de l’armée, le nouvel homme fort aurait autant de chances d’être meilleur que Dadis que d’être pire que ce dernier (oui cela est possible).

Même dans le sous-scénario le plus optimiste, celui d’une prise de pouvoir par un groupe de militaires totalement alignés sur la position des leaders politiques, il leur serait extrêmement difficile de reprendre le contrôle de tous les soldats enivrés par leur monopole du droit de tuer. De plus, un contre coup d’Etat militaire, fût-il mené par un officier « gentil » convaincu de ce que devrait être le rôle d’une armée en démocratie, ne résoudra pas le problème structurel. Si par miracle une élection présidentielle crédible était organisée en Guinée dans les prochains mois par un gouvernement civil ou militaire et qu’un chef d’Etat civil se faisait élire, quelle serait son espérance de vie au pouvoir face à l’armée ? Il faut se débarrasser de Dadis certes, mais cela ne suffira pas à délivrer la Guinée du cycle de la violence et de l’instabilité.

Toutes les organisations internationales et les grands pays du monde ont rivalisé de mots forts pour exprimer leur indignation. La France a suspendu sa coopération militaire. Avant le massacre, l’Union africaine (UA) avait déjà promis des sanctions à la junte si Dadis ne renonçait pas par écrit à sa volonté de se porter candidat. La Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) durcit également le ton. Il en était temps. L’Union européenne se prépare à prendre des sanctions ciblées. Tout cela est bel et bien. Il faut tout essayer pour isoler la junte.

Les appels à la création d’une commission d’enquête internationale sur les évènements du 28 septembre font cependant rire jaune. Le temps que New York, Genève, Addis Abeba, Abuja et Conakry s’entendent sur les modalités de la mise en place d’une telle commission, on sera au mieux dans le troisième trimestre 2010, sinon en 2011. Le capitaine Camara le sait tellement bien qu’il n’arrête pas d’appeler lui-même à la constitution d’une commission. Le défunt Lansana Conté avait accepté le principe d’une commission d’enquête indépendante nationale sur les tueries de janvier et février 2007 qui n’a jamais pu débuter ses travaux. Quant à la perspective d’une saisine de la Cour pénale internationale, elle effraie sans doute davantage mais il faudra aller chercher les criminels présumés et surarmés à Conakry.

C’est toujours avec une certaine consternation qu’on se trouve contraint de recommander une opération militaire internationale de plus dans un pays africain. C’est avec une tristesse encore plus grande qu’on le fait pour le premier pays africain francophone à avoir réclamé son indépendance. La situation de la Guinée aujourd’hui l’exige pourtant. Les acteurs guinéens et extérieurs doivent utiliser tous les moyens pour obtenir le départ de Dadis. Mais s’ils veulent donner une chance à la Guinée d’échapper au coup d’Etat permanent, la CEDEAO, l’UA et l’ONU doivent aller plus loin et décider dès maintenant de l’envoi d’une mission qui inclut une composante militaire dissuasive, en comprimant au maximum les délais habituels de préparation. Ce n’est pas tant le fait d’envoyer des troupes sur le terrain que le message qui serait donné par l’annonce d’une telle décision qui pourrait faire bouger les lignes à Conakry.

L’armée guinéenne restera une menace pour la sécurité des populations civiles pendant un bon moment. Il faudra vivre avec cette armée et créer progressivement les conditions de sa réforme profonde. Cela prendra du temps et de formidables efforts. Le premier préalable est d’envoyer sur place une force extérieure armée pour atténuer le sentiment de toute puissance des tueurs. La majorité des décideurs africains et non africains ont horreur des propositions « radicales » décrétées irréalistes et préfèrent le type de solutions que vient de proposer sans vergogne Camara : une commission d’enquête, un « sage » président africain comme médiateur et un gouvernement d’union nationale. Dans la même déclaration « d’apaisement », le capitaine menace les leaders politiques et interdit tout « regroupement à caractère subversif ». Avaler de telles couleuvres, c’est consentir à voir s’amonceler à intervalles réguliers les cadavres défigurés de centaines de Guinéennes et de Guinéens.

(Publié sur afrik.com le 2 octobre 2009)

mardi 1 septembre 2009

Dadis, Tandja et mon ami disparu

Le capitaine ne fait plus rire. Celui qui était devenu l’une des stars des sites de vidéos sur le Web au rayonnement planétaire est d’un coup devenu moins drôle. Ses pantalonnades ont fini de lasser. Il faut dire qu’on riait certes mais qu’on avait honte aussi lorsqu’on se souvenait brusquement que le capitaine Dadis Camara, qui se mettait en scène dans des shows télévisés où il grondait ses interlocuteurs comme de petits enfants, était tout de même le président de la République de Guinée en 2009. Ce pays qui suscita l’admiration de millions d’Africains lorsqu’il asséna un « non » retentissant au général de Gaulle et prit son indépendance en 1958 avant toutes les colonies d’Afrique francophone. En tant qu’Africain, on a cette fâcheuse tendance à s’identifier à tout ressortissant du continent qui expose ses bêtises à la face du monde, on ne sait d’ailleurs pas trop pourquoi. Sans doute parce qu’on subodore que ceux qui ne connaissent rien du continent, sa diversité et ses dynamiques contradictoires bâtissent leur opinion sur ce qu’ils voient au journal de 20 heures et sur youtube, et qui leur paraît confirmer ce qu’ils ont souvent entendu dire sur le continent noir.

Dadis et ses compagnons en tenue de camouflage militaire se sont enfin dévoilés. Le putschiste de décembre 2008 au lendemain de la mort du général Lansana Conté sera bien-sûr candidat à l’élection présidentielle qu’il organisera en janvier prochain ou un peu après. Maintenant que les frères en armes du Conseil national pour la démocratie et le développement (CNDD) sont postés à tous les postes clés de l’administration centrale et préfectorale, Dadis pourrait sans frayeur aucune aller aux élections, dès la semaine prochaine si on le lui demande.

N’avait-il pas promis et juré qu’il n’avait aucune ambition présidentielle, qu’aucun membre du CNDD ni du gouvernement de transition ne serait autorisé à se présenter, que lui, Dadis, patriote n’était intéressé ni par le pouvoir, ni par l’argent ? Oui, oui, il l’a dit, répété, martelé, ânonné, et adorait tellement les caméras de la télévision nationale aux ordres qu’on peut lui faire voir les images de ses proclamations survoltées et de ses engagements sur l’honneur pendant plusieurs jours sans discontinuer. Seulement voilà : quand tout un peuple vous appelle, des « femmes du CNDD » aux jeunes du « Mouvement Dadis doit rester », un patriote ne peut se défiler. Lui, Dadis, n’a donc pas dit qu’il sera candidat, mais personne, hurle-t-il depuis quelques semaines, personne ne pourra l’empêcher de l’être, et la Cour pénale internationale (sic) ne le jugera pas pour cela… Les Guinéens ont compris le message.

Le fantasque capitaine guinéen n’est pas le seul dans la région à avoir entendu des voix ces derniers temps. Du côté de Niamey, le peuple a également supplié le général reconverti président civil Tandja Mamadou, de rester à la tête de l’Etat, parce qu’il est le seul à pouvoir achever les grands travaux qu’il a initiés dans son pays, parce que lui seul peut conduire le Niger plus que jamais producteur d’uranium au nirvana de la prospérité partagée. Il semble que personne n’ait bien saisi l’ampleur de l’innovation de Tandja. Il n’a pas seulement modifié la constitution, comme beaucoup de ses homologues, pour en extirper la limitation du nombre de mandats présidentiels. Il a fait prolonger son mandat courant de trois années supplémentaires au terme desquelles il pourra se présenter ad vitam eternam à la magistrature suprême. Il lui a fallu dissoudre le temps d’une tempête de sable du désert une assemblée nationale, un conseil constitutionnel et une commission électorale indépendante. C’est très fort. Chapeau mon général.

N’avait-il pas donné sa parole d’officier, tout de même plus expérimenté et sage a priori qu’un remuant capitaine de l’armée façonnée par Conté, qu’il prendrait sa retraite au terme de son second mandat ? Oui, oui et oui, il l’avait promis, juré, mais on vous l’a déjà dit, un patriote ne peut se soustraire à la sollicitation pressante d’un peuple qui ne survivrait pas au départ de son président bien-aimé. Au moins à l’époque du dictateur togolais Gnassingbé Eyadéma, et de son comparse Mobutu du Zaïre, la mise en scène des pleureuses suppliant les « pères de la nation » de ne jamais abandonner leurs « enfants » donnait lieu à de sympathiques chorégraphies et témoignaient d’une certaine imagination.

Changement de décor. C’était le 20 avril dernier. Une amie journaliste m’annonçait la terrible nouvelle : un ami commun venait de mourir à Conakry, d’une fièvre typhoïde, avait-elle appris. Choc et consternation. Il avait 36 ans. Journaliste de la presse écrite locale mais aussi correspondant de plusieurs médias étrangers, il avait suivi l’actualité guinéenne très chargée depuis les grèves et les manifestations de janvier 2007. J’étais avec lui à Conakry lors des premiers jours de cette grève générale dont on ignorait encore qu’elle allait se transformer en une insurrection populaire sans précédent. Moi j’étais en mission pour l’organisation de prévention de conflits pour laquelle je travaillais alors, et qui alertait depuis 2003 sur la déliquescence de la Guinée et l’urgence d’empêcher qu’un nouveau Conté galonné et limité remplace le vieux président malade déterminé à mourir au pouvoir. Lui était en son pays, faisait son travail de journaliste, rédigeait ses articles et allait au cybercafé orangé du centre-ville les envoyer. En fait, depuis qu’un ami m’avait recommandé de le contacter avant ma toute première mission à Conakry en 2006, il était devenu ma boussole en Guinée, celui qui rendait heureuse et stimulante la perspective d’une mission compliquée. Celui qui insistait pour venir me chercher à mon hôtel pour me conduire à l’aéroport à quatre heures du matin pour le vol retour vers Dakar.

Quel rapport, vous demandez-vous, entre Dadis, Tandja et leurs paroles de déshonneur et mon ami disparu ? Pas grand-chose, dois-je bien reconnaître. Sauf que chaque fois que je pense à la Guinée, l’image souriante de mon ami me vient toujours à l’esprit. Sauf que lui aimait par-dessus tout son travail, était tout le temps en mouvement, avait tout compris des sombres perspectives qui s’offraient à son pays avant et après la mort de Conté, n’avait jamais accepté de troquer son éthique de journaliste et de citoyen guinéen engagé contre les propositions malhonnêtes d’hommes politiques ambitieux, n’avait jamais cru aux promesses des excités du CNDD, gagnait sa vie en se levant tôt et en se couchant tard. Il nourrissait des ambitions non pas seulement pour lui mais pour son pays et sa jeunesse sacrifiée, au propre, quand les militaires leur tirent dessus, comme en 2007, et au figuré, quand leurs aînés galonnés et civils au pouvoir déplument de plus belle la Guinée de toutes ses richesses et y enterrent les valeurs.

Valeurs ! On y est. Le propos de cet article n’est pas de s’étonner ni de se lamenter des acrobaties verbales pathétiques du chef de la junte guinéenne. Encore moins d’épiloguer sur le coup fourré de Tandja. Tous ceux qui suivent avec un peu d’attention la situation en Guinée, connaissent sa trajectoire historique et ne croient pas au Père Noël savaient que le scénario de loin le plus probable au lendemain du décès de Conté était celui d’une prise du pouvoir par une junte militaire. Celui-ci réussi, on n’avait pas non plus besoin d’être le plus grand marabout de Kankan pour prévoir que les nouveaux hommes forts promettraient de « balayer la maison », de remettre au plus vite le pouvoir à un président démocratiquement élu… et qu’ils n’en feraient absolument rien. Quant à Tandja, on ne pouvait facilement deviner l’astuce institutionnelle dont il userait pour contourner une constitution particulièrement verrouillée, mais son ambition de demeurer au palais de Niamey était transparente depuis bien longtemps. Non, le propos ici est de faire remarquer que la nouvelle génération de despotes africains est en train de parfaire avec brio l’œuvre entamée par leurs prédécesseurs : réussir à façonner des sociétés à leur image, c’est-à-dire dépourvues de valeurs.

À la maison - enfin dans la majorité des maisons-, à l’école et bien sûr dans les lieux de culte toujours bondés dans nos pays africains, on apprend aux enfants qu’il ne faut ni voler, ni mentir. Cela est mal, leur assène-t-on. Ils doivent bien rigoler, les enfants guinéens et nigériens, et ils ne sont pas les seuls. N’étant pas idiots, sourds et aveugles, ils ont vu leurs présidents – ce n’est tout de même pas n’importe qui un président -, jurer qu’ils iraient se reposer leur mission accomplie, et quelques mois plus tard, se perdre en circonvolutions et en grossières manipulations pour s’accrocher à leur fauteuil. Comme ils ne sont pas imbéciles, les enfants ont compris que c’était le mensonge et la fourberie qui payaient. Et qu’il suffisait de le faire avec un peu d’élégance et de créativité si on en avait les capacités. Sinon, la force…et la distribution de l’argent de l’Etat, c’est-à-dire volé, feront largement l’affaire.

Le problème de fond, ce n’est ni Dadis ni Tandja ni leurs quelques autres homologues aux mœurs similaires. Il y aura toujours des hommes accrochés au pouvoir et à ses privilèges, en Afrique, comme ailleurs, y compris dans les plus grandes démocraties. Enlevez l’essentiel des institutions et tout le décor politique, économique et sociétal en France, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis et vous y mettriez à nu une belle brochette d’hommes politiques aussi allergiques aux valeurs démocratiques, à la transparence et à la gestion honnête des ressources publiques que l’autocrate corrompu africain, asiatique ou latino-américain moyen. Non, le problème, c’est bien davantage plus généralement les élites des pays africains que les chefs d’Etat, putschistes ou non, militaires ou non, qui ont perdu tout sens de l’honneur. En Guinée, Dadis sait qu’il peut compter non seulement sur les milliers de jeunes et de moins jeunes à qui ses réseaux font distribuer des enveloppes de francs guinéens pour monter des mouvements de soutien depuis des mois, mais aussi, le moment venu, sur une partie non négligeable des élites du pays.

L’appel des millions de francs guinéens. Le rêve de changer de vie, de pouvoir construire aussi son imposante villa, de pouvoir s’offrir le dernier iPhone, une télé écran plasma et des consoles de jeux vidéos pour ses enfants, d’aller enfin en mission à Paris avec Air France et d’y faire quelques menues courses… S’il suffit de soutenir bruyamment Dadis pour voir ses rêves de prospérité individuelle se réaliser, alors peu nombreux seront ceux qui y résisteront. Au Niger, il faut le reconnaître et le saluer, beaucoup ont résisté. Ils ont forcé Tandja à dissoudre à tout va et à révéler ainsi l’ampleur de son mépris des règles. Mais il n’a pas eu trop de mal à recruter des remplaçants pour les démissionnés des institutions dissoutes : des cadres diplômés, qui mangent déjà à leur faim et auraient bien pu dire « non merci monsieur le président ». Pendant les nombreux débats qui ont précédé le référendum sur la nouvelle constitution, on a pu entendre avec consternation des juristes tout fiers de rappeler leurs diplômes parisiens tenter pitoyablement de noyer les intentions terre à terre du régime sous une pluie d’arguties juridiques. Que ne faut-il pas faire pour mettre sa famille à l’abri de l’austère vie de l’honnête cadre d’un pays africain démuni ?

Et mon ami disparu dans tout ça ? Il y a deux manières de voir. D’abord, on peut se dire que lui aura été au moins épargnée l’affligeante perspective de voir à nouveau le destin de son pays confisqué par des gouvernants incapables et illuminés ou capables et corrompus. Il serait parti certes sans illusion sur les ambitions du CNDD mais au moins n’en aurait-il pas eu la confirmation de son vivant. Une autre manière de voir consiste à se dire qu’il représentait l’antithèse des élites décevantes, qu’il y avait des dizaines, des centaines d’autres Guinéens de sa génération qui continuaient à résister à l’appel de l’argent facile et de la compromission. Au Niger aussi, beaucoup se battent toujours, descendent dans les rues et se font tabasser et arrêter par les forces au service de Sa Majesté Tandja III. Mais ils ont trop peu de soutien de la part de leurs aînés, ceux qui ont les moyens réels de stopper les dérives autocratiques et qui ne prennent aucun risque pour conserver leur confort matériel de cadre supérieur européen. En Guinée, on aimerait voir démissionner le Premier ministre civil et tous les membres du gouvernement qui justifiaient leur présence aux côtés des putschistes par la volonté de conduire une transition démocratique. Partiront-ils maintenant que Dadis a montré ce qu’il entendait par transition ?

Voir les choses en blanc ou en noir, un peu à la George W Bush, n’est, il est vrai, pas très sophistiqué et rarement correct. N’empêche que dans les pays africains aujourd’hui, deux groupes se font bel et bien face : celui des femmes et des hommes qui ne pensent qu’à eux et aux leurs (la famille élargie parfois au clan ou au groupe ethnique) et sont prêts littéralement à tout conserver leur confort ou l’améliorer, et celui des personnes qui ne veulent pas de sociétés bâties sur l’égoïsme et l’absence de la moindre valeur partagée. Dans beaucoup d’endroits sur le continent, le rapport de forces est pour le moment clairement favorable aux premiers, et de loin. Jusque-là, ce sont les premiers qui enterrent les seconds, au propre et au figuré. Mais ils ne les enterreront pas tous. Dadis, Tandja, leurs courtisans et leurs équivalents dans d’autres pays de la région n’enterreront pas tous les millions de jeunes qui ne veulent plus avoir honte de leur pays.

(Publié sur allafrica.com le 1er septembre 2009)

mardi 3 février 2009

Contre le Gouvernement de l’Union, les Etats-Unis d’Afrique et autres idées farfelues

Du 1er au 3 février, les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union africaine (UA) se sont retrouvés à Addis-Abeba pour le douzième sommet de l’organisation. Cette année, ils ont planché sur le thème du développement des infrastructures en Afrique, sujet dont on ne doute pas de l’importance si l’on veut atteindre les objectifs d’intégration économique des pays du continent. Ils ont cependant remis également sur le couvert une session spéciale sur le « Gouvernement de l’Union ». En juillet 2007, à Accra, le débat autour du projet de création d’un Gouvernement de l’Union avait été vif et s’était –heureusement - terminé en queue de poisson du fait de la division des chefs d’Etat sur l’opportunité de se rallier ou non aux grandes idées du Guide libyen Mouammar Kadhafi, chantre des Etats-Unis d’Afrique, et de ses principaux soutiens.

Si rien n’est fait, il y a de fortes chances que l’Union africaine traîne chaque année comme un boulet le grandiose projet du gouvernement panafricain et des Etats-Unis d’Afrique et continue d’y affecter du temps et des ressources rares. Il faut au plus tôt ranger ce dossier dans un tiroir et ne le ressortir que dans une trentaine d’années lorsqu’il apparaîtra peut-être moins décalé par rapport aux réalités politiques, économiques et financières du continent. Lors du grand débat d’Accra, les observateurs avaient distingué trois groupes : « les maximalistes » menés par la Libye et le Sénégal qui étaient favorables à la création immédiate d’un gouvernement de l’Union, « les gradualistes » prônant une approche progressive qui devait passer d’abord par la consolidation des communautés économiques régionales, et « les sceptiques » qui n’avaient pas voulu prendre position ou du moins l’afficher. Dans une de ses rodomontades dont il a le secret, le Guide libyen avait quitté avec fracas la salle de conférence, déçu par les réserves de ses collègues sur les Etats-Unis d’Afrique. La personnalité pour le moins controversée du porteur du projet pose également un véritable problème de crédibilité.

La Libye de Kadhafi ne représente pas exactement l’idée que l’on se fait de la modernité politique, de la démocratie et du respect des droits de l’homme. Sans évoquer le soutien du Kadhafi révolutionnaire d’antan à des hommes comme Charles Taylor et Foday Sankoh qui ont présidé à la destruction du Liberia et de la Sierra Leone dans les années 1990, ni son recours au terrorisme par le passé ou encore les conditions indignes infligées aux migrants irréguliers subsahariens en Libye. Ce serait trop facile et en réalité peu convaincant de se focaliser sur la personnalité de Kadhafi pour combattre sa vision panafricaniste. Un projet peut être bon même si son initiateur manque de crédibilité. Celui du Gouvernement de l’Union est, en l’état actuel, mauvais en soi.

L’inaboutissement du projet de l’Union Africaine et l’incohérence temporelle


Depuis le débat historique de 1963, mené notamment par le Ghanéen Kwame Nkrumah, sur la nécessité d’une union continentale et la création de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), l’idéal panafricain n’a jamais disparu des esprits. Verrouillée pendant l’essentiel de son existence par une écrasante majorité de chefs d’Etat putschistes, dictateurs et souvent incompétents, l’OUA faisait pâle figure au moment où se sont engagées des transformations politiques majeures au début des années 1990. Le 11 juillet 2000, l’Acte constitutif d’une nouvelle organisation, l’Union Africaine, était signé. Deux ans plus tard, à Durban en Afrique du Sud, l’Union Africaine naissait, portant avec elle de nouvelles promesses de paix, de sécurité et de prospérité pour le continent.

Les ambitions de l’héritière de l’OUA sont énormes : droit d’ingérence dans les affaires intérieures des Etats membres lorsque la paix et la sécurité sont menacées, engagements sur les principes de la démocratie et de la bonne gouvernance, opposition à tout changement anticonstitutionnel de gouvernement, mise en place d’une architecture institutionnelle en matière de paix et de sécurité, de justice, d’intégration économique, monétaire et financière. La palette d’institutions prévues par l’Acte constitutif est notable : la Conférence de l’Union, le Conseil exécutif, la Commission de l’Union, le Conseil de paix et de sécurité, la Cour de Justice, le Parlement panafricain, le Conseil économique, social et culturel, une Banque centrale africaine, un Fonds monétaire africain et une Banque africaine d’investissement.

En 2009, cette architecture institutionnelle est encore en cours de mise en place et aucune des trois institutions financières – dont l’opportunité de la création est par ailleurs discutable - n’existe encore. On a surtout vu au cours des dernières années l’activité de la Commission et du Conseil de paix et de sécurité, une sorte de réplique du Conseil de Sécurité de l’ONU (mais sans droit de veto), qui a autorisé le lancement d’opérations militaires de maintien de la paix au Burundi, en Somalie et maintenant au Darfour dans le cadre d’une opération « hybride » avec l’ONU. Les huit commissaires chargés chacun d’un département, allant des affaires politiques à l’économie rurale et l’agriculture en passant par les infrastructures et l’énergie ; les ressources humaines, la science et la technologie, travaillent également même si très peu nombreux sont les Africains qui peuvent citer leurs noms. Celui du président de la Commission de l’UA, l’ex-ministre des Affaires étrangères du Gabon Jean Ping, qui a succédé à l’ancien président malien Alpha Oumar Konaré, est plus connu.

L’organisation a un problème de financement chronique, largement prévisible puisqu’il s’agit tout de même d’un rassemblement d’Etats majoritairement pauvres. Même les plus puissants d’entre eux, à l’instar de l’Afrique du Sud, du Nigeria ou de l’Angola, doivent faire face à des défis économiques et sociaux internes tellement énormes qu’on les imagine mal porter à bout de bras une Union africaine à l’architecture institutionnelle lourde et aux grandes ambitions. C’est en raison de l’insuffisance de moyens financiers que les organes prévus par l’Acte constitutif continuent à se mettre en place laborieusement plus de six ans après la création de l’organisation panafricaine. Les graves problèmes financiers sont également visibles dans le domaine de la paix et de la sécurité où l’UA a pris la courageuse initiative de déployer des missions militaires de maintien de la paix dont on connaît les coûts exorbitants. Sans surprise, elle doit compter de manière systématique sur des apports extérieurs au continent et en particulier sur celui de l’Union européenne, son grand modèle. Les inextricables difficultés de l’opération de l’UA en Somalie ou encore au Darfour comme l’insuffisance de troupes, et d’équipements sont connues.

On en est là en 2009. Et quelques chefs d’Etat voudraient vendre l’idée d’un gouvernement panafricain? Pour faire quoi ? Quelle continuité y a-t-il entre le projet de l’UA, dont on vient de voir qu’il n’en est qu’au début de sa mise en œuvre, et celui du Gouvernement de l’Union ? Faut-il comprendre que ces éminents présidents et leurs experts s’étaient trompés en décidant de la configuration actuelle de l’UA ? Se moque-t-on des populations africaines ? Où a-t-on vu ailleurs dans le monde des gens sérieux décider de mettre en place une organisation internationale ambitieuse et les mêmes revenir cinq ans plus tard avec une nouvelle idée encore plus grande alors que tous les organes constitutifs de la première ne sont pas encore fonctionnels ? Le Gouvernement de l’Union, nous dit-on, consisterait à désigner des ministres panafricains dans des domaines précis qui pourraient être, selon la déclaration d’Accra de juillet 2007, l’environnement, les pandémies, la recherche et les universités, les négociations commerciales, la paix et la sécurité, les infrastructures et le crime transfrontalier. Fort bien. Sauf qu’on a déjà des commissaires censés s’occuper de différents départements sous la conduite d’un président et d’un vice-président de la Commission. S’agit-il seulement de leur changer d’appellation? Aux dernières nouvelles, on s’orienterait vers la transformation de la Commission de l’UA en « Autorité africaine» et celle des commissaires en « secrétaires »…

Si on estime que le mode de nomination, la délimitation des départements, les attributions et le pouvoir de décision des commissaires et du président de la Commission sont mal conçus et les privent d’efficacité et de visibilité, la logique voudrait qu’on réforme cet organe clé de l’UA. Si ses quelques années d’existence ont révélé d’autres défaillances et défauts de conception dans l’organisation et ses composantes, le bon sens suggèrerait que des réformes soient effectuées après une évaluation et un débat ouvert. En réalité, c’est précisément dans cet esprit qu’a été mis en place en 2007 un « panel d’éminentes personnalités » extérieures à l’organisation pour préparer un audit institutionnel de l’UA. Soumis à la Conférence des chefs d’Etat en janvier 2008 et jamais mis en ligne sur le site Internet de l’UA, comme on l’aurait espéré d’une organisation qui se veut ouverte aux peuples et non pas seulement aux Etats, il a été essentiellement mis sous le boisseau jusqu’au sommet de ce mois de février. Les fuites dans la presse l’an dernier avaient en effet permis de savoir que l’audit était accablant pour l’organisation. Il décrivait par exemple au niveau de la Commission de l’UA moult dysfonctionnements, des chevauchements dans les portefeuilles, des lignes d’autorité et de responsabilité peu claires, des objectifs mal définis, des problèmes de compétences des commissaires, un manque de leadership…

L’UA ne fonctionne donc manifestement pas bien et a besoin d’un urgent toilettage. Plutôt que de s’embarquer dans une nouvelle grande idée de Gouvernement d’Union, voire d’Etats-Unis d’Afrique, la priorité pour les chefs d’Etat et de gouvernement ne devrait-elle pas d’examiner attentivement les conclusions et les recommandations de l’audit, solliciter s’il le faut d’autres avis, et décider de la mise en œuvre rapide des recommandations essentielles ? Dans tout environnement institutionnel où les décideurs sont réellement responsables de leurs actes et de l’utilisation de leur temps et de leur argent devant leurs mandants, on aurait procédé ainsi. La Conférence de l’UA n’est plus le syndicat de chefs d’Etat qu’était l’OUA mais les habitudes ont la peau dure et la notion de responsabilité politique n’a pas encore complètement pénétré les esprits, malgré la présence salutaire d’un groupe de présidents réellement élus à côté du « guide », des dinosaures et de leurs héritiers. Tous les Africains ont le droit de rêver de gouvernement panafricain et d’une formidable unité. Un jour. Le problème se pose lorsque les chefs d’Etat rêvent avec l’argent des autres. Celui de leurs concitoyens et sans leur demander leur avis.

Le contournement des problèmes et l’irréalisme

La deuxième faille dans le raisonnement de ceux qui prônent la mise en place d’un gouvernement panafricain tout de suite, c’est cette étonnante croyance qu’un tel gouvernement peut être fort, efficace, légitime et respecté, si la majorité des Etats dont il est issu sont faibles, défaillants, peu démocratiques. On entend souvent dire qu’un gouvernement de l’Union sera efficace précisément parce qu’il jouirait d’une réelle indépendance à l’égard des chefs d’Etat et de gouvernement des différents Etats africains, contrairement à l’actuelle Commission de l’UA. Outre la folle hypothèse qui voudrait que les chefs d’Etats acceptent réellement de se soumettre au bon vouloir d’un exécutif continental qu’ils auront pourtant mis en place, ce raisonnement révèle une tendance quasiment pathologique à contourner les problèmes en créant indéfiniment de nouvelles institutions : puisque beaucoup d’Etats africains sont dysfonctionnels, que les gouvernements sont corrompus ou que les présidents manquent de vision pour leur pays, laissons tout ce dispositif en place – on n’y peut rien - et créons un Gouvernement d’Union qui serait miraculeusement affranchi des tares nationales.

Les graves insuffisances de l’UA révélées sans complaisance dans l’audit mentionné plus haut montrent bien que les fléaux des administrations nationales se retrouvent au niveau de l’administration continentale : conflits personnels, incompétence, opacité des nominations et des recrutements, absence de sanctions, corruption sous toutes ses formes, manque de délimitation claire des responsabilités… C’est le contraire qui eût été surprenant. Chacune des structures continentales reflète nécessairement la diversité des Etats membres en termes de volonté politique des dirigeants, de compétence et de rigueur des administrations nationales, de valeurs véhiculées par l’élite politique et de niveau de développement économique. L’Afrique qui veut s’unir, c’est aussi bien le Botswana, près de cinquante ans de stabilité politique, de fonctionnement démocratique et de développement économique que la République démocratique du Congo, cinq décennies de corruption, de stabilité factice précédant l’implosion, de violences et d’appauvrissement. C’est aussi bien la Tunisie, pas vraiment démocratique mais organisée et prospère que le Zimbabwe qu’un régime décadent a durablement plongé dans le chaos économique et le choléra. C’est aussi bien le Ghana, le Bénin, le Mali ou le Cap-Vert, aux expériences démocratiques récentes mais prometteuses que la Guinée, la Mauritanie, où les coups d’Etat militaires sont d’actualité.

L’autre face de la croyance évoquée plus haut consiste à penser qu’on résoudra les problèmes qui se posent au niveau de chacun des pays africains en déplaçant le lieu de prise de décision du national au supranational. Certaines questions transcendent bien sûr les frontières nationales et exigent des réponses soit au niveau régional, soit à l’échelle continentale. C’est ce qui fonde l’existence d’organisations régionales comme la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) ou la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC). La construction de blocs régionaux et d’une organisation panafricaine sont essentiels pour coordonner des politiques nationales afin d’en démultiplier les effets et d’augmenter le pouvoir de négociation avec le reste du monde notamment dans le domaine commercial et de la gestion des enjeux globaux comme la paix, la sécurité et la préservation de l’environnement. Les causes premières de l’état du continent, de chacun de ses pays et de ses populations sont cependant très largement à trouver au niveau de la qualité du leadership politique des pays pris individuellement et de l’échec dans bien des cas des processus de construction d’Etats légitimes, bienveillants et efficaces. C’est bien pour cela que les différences sont marquantes au sein du continent, que certains pays sont sortis de la spirale des guerres civiles, de l’instabilité politique, de la destruction des économies et de la société tandis que d’autres y sont résolument installés ou s’évertuent d’y entrer.

L’élite politique africaine continue de s’enfermer dans une logique de déni, de refus de voir la vérité en face. On essaie toujours de se convaincre et de convaincre les populations africaines que le reste du monde est le principal obstacle au progrès économique et social du continent, et donc que la construction d’un bloc africain résoudra tous les problèmes. Parce qu’on aurait un Gouvernement de l’Union, les chefs d’Etat qui tripatouillent les constitutions pour rester au pouvoir, ceux qui confondent les coffres publics avec leurs cassettes personnelles, ceux qui ne tolèrent aucune critique de leurs actions, tout comme les hauts fonctionnaires tellement occupés par la recherche de leurs intérêts financiers qu’ils en oublient leur travail, deviendraient tous vertueux ou s’effaceraient avec grâce et élégance devant un « président des Etats-Unis d’Afrique », ses ministres et une administration continentale étonnamment vertueux et compétents. Il est tellement politiquement incorrect d’émettre le moindre doute sur toute initiative qui prétend aller dans le sens du renforcement de l’unité africaine que personne n’ose qualifier le projet de gouvernement continental comme il se doit : un conte de fée… particulièrement coûteux.

Les décideurs africains, ceux qui participent aux conclaves de l’Union africaine et à bien d’autres, voyagent beaucoup et sont très ouverts sur le monde. Ils rencontrent régulièrement leurs homologues des autres continents et en particulier ceux des pays de l’Union européenne compte tenu des relations spéciales nées de l’histoire coloniale. Il n’est certainement pas facile de rester lucide dans ces conditions. Et de ne pas oublier que les réalités des pays et les besoins des peuples qu’ils représentent sont fort éloignés de ceux des pays riches d’où viennent leurs partenaires et leurs inspirateurs. L’Union européenne est très clairement le grand modèle qu’essaie d’imiter l’Union africaine. Les deux organisations sont désormais liées dans un « partenariat stratégique » et comme déjà souligné, l’UE représente la source extérieure de financement favorite des opérations d’envergure entreprises par sa petite sœur africaine. Seulement voilà : la construction de l’Union européenne, de la Communauté économique européenne en 1957 à l’actuelle architecture institutionnelle née en 1992, s’est faite parallèlement à des transformations politiques, économiques et sociales qui ont rendu les Etats européens individuellement plus forts, plus riches, plus démocratiques et leurs populations en meilleure santé, mieux éduquées et plus nanties.

Les pères fondateurs de l’Europe ont rêvé d’une union qui n’a pris forme que quatre décennies plus tard mais ils n’ont pas confondu l’idéal qu’ils imaginaient pour les générations futures avec leurs responsabilités immédiates dans leurs pays respectifs. Pendant qu’ils mettaient en place le socle sur lequel allait s’édifier la communauté européenne, ils travaillaient aussi à consolider la démocratie chez eux, à moderniser leurs économies nationales, à concevoir des systèmes de redistribution des richesses, à investir massivement dans l’éducation et la formation et à apprendre la collaboration étroite avec leurs voisins à travers le lancement de projets concrets dans l’industrie, la recherche et la coordination de leurs politiques économiques et monétaires. C’est comme cela que la France a appris à travailler avec l’Allemagne, ces deux là avec la Belgique, l’Italie, l’Espagne ou le Portugal… permettant de rendre de plus en plus réaliste une intégration politique et économique très poussée et élargie à d’autres pays.

Les fondateurs de l’UE avaient, eux, compris que leur organisation continentale ne pourrait être forte et légitime que s’il existait un noyau solide d’Etats européens individuellement stables, démocratiques et économiquement puissants, si ces Etats partageaient un ensemble de valeurs clairement identifiées, et si leurs populations avaient de bonnes raisons de penser que les bénéfices d’une telle entreprise seraient supérieurs à son coût. Aucune de ces conditions n’est actuellement réunie en Afrique et rien ne garantit qu’elles le seront même dans deux décennies. Beaucoup de dirigeants africains n’en ont cure. Une bonne part de leurs populations a le plus grand mal à s’alimenter, à nourrir et éduquer leurs enfants, à vivre à peu près dignement. Et ils voudraient nous faire croire que l’intégration politique du continent représente la priorité de l’heure ? Si les citoyens européens permettent l’allocation de ressources conséquentes aux institutions de l’UE et aux projets communautaires, c’est parce que leurs besoins élémentaires ont déjà été satisfaits par les efforts nationaux et qu’ils attendent de l’intégration qu’elle repousse les frontières des possibilités, au-delà de ce que peuvent individuellement réaliser les Etats.

Les pays européens ont suffisamment de ressources humaines pour faire fonctionner leurs administrations et leurs économies nationales et peuvent se permettre d’envoyer une partie de celles-ci à Bruxelles et dans les délégations de l’UE à travers le monde. Les ressources humaines et matérielles africaines sont tellement rares compte tenu de l’ampleur des défis à relever dans chacun des pays qu’on ne devrait pas les employer dans des bureaucraties panafricaines à l’utilité douteuse. Au lieu de discuter de la mise en place d’un nouveau monstre institutionnel, les chefs d’Etats et de gouvernement africains devraient recadrer l’actuelle Union africaine déjà surdimensionnée sur un minimum de priorités et en alléger considérablement la voilure. Pour construire des autoroutes, des gazoducs et des pôles universitaires à l’échelle régionale et continentale, on n’a nullement besoin d’un Gouvernement d’Union ou d’Etats-Unis d’Afrique.

(Publié sur allafrica.com le 3 février 2009)

Des mots d’Obama aux maux de l’Afrique

La crise économique profonde n’aura pas suffi. Les Américains restent exceptionnels. Ils ont réussi à faire d’un évènement national, l’investiture de leur président élu deux mois plus tôt, un évènement planétaire. Le 20 janvier dernier, la partie du monde – de plus en plus nombreuse – qui a accès à la télévision, à Internet ou simplement à la radio, devait faire preuve d’une manifeste mauvaise volonté et d’un certain snobisme pour ne pas vivre en direct ou en différé la prestation de Barack Obama à Washington DC. On l’aime bien, Barack, et quand on est au moins aussi bronzé que lui, l’auteur de ces lignes étant noir et africain, on ne peut pas faire son malin et balayer d’un revers de la main le symbole puissant que représente pour le monde entier l’élection d’un président à moitié noir aux Etats-Unis. Il faut cependant reconnaître qu’on a frôlé l’indigestion médiatique.

Les Africains d’Amérique et les Africains d’Afrique ont sans douté été un peu plus émus que les autres de par le monde, marqués qu’ils sont par une histoire réelle ou ressentie d’humiliations, de discriminations, de violences et de frustrations, à laquelle Obama a fait une unique et élégante allusion dans son discours d’investiture. Alors que le nouveau locataire de la Maison Blanche a commencé à travailler – pour les intérêts bien compris de son pays bien sûr, et avant que ne s’enclenche l’inévitable baisse de sa popularité nationale et internationale, saisissons l’opportunité du moment et arrêtons-nous sur quelques mots qui pourraient être autant de leçons à tirer par les Africains d’aujourd’hui du message et de la saga d’Obama.

Espoir

On l’a dit et redit. Jamais une élection présidentielle n’avait suscité un tel espoir en Amérique et dans le reste du monde. L’espoir, c’était aussi l’un des slogans de la campagne d’Obama. C’est ce qu’il voulait incarner pour des électeurs pressés de tourner la page sombre des années Bush, et peut-être également de marquer une rupture dans l’histoire des Etats-Unis en rendant possible l’entrée du fils d’un Africain marié à une Africaine Américaine à la Maison Blanche. L’espoir, c’est aussi la promesse faite aux Américains et au reste du monde dans son discours d’investiture : « En ce jour, nous sommes réunis parce que nous avons préféré l’espoir à la crainte, l’union au conflit et à la dissension », a-t-il dit. L’espoir, c’est celui d’un changement profond dans la manière d’exercer le pouvoir politique et d’interagir avec les citoyens.

À quand remonte la dernière fois que les Africains ont « espéré » en écoutant et en scrutant un de leurs leaders ? Combien sont-ils les chefs d’Etat, les responsables politiques, y compris les « opposants », qui suscitent ce sentiment simple qu’est l’espoir chez leurs peuples ? Nous ne parlons pas de l’espoir cantonné à la famille politique, à la famille tout court et aux « frères et sœurs » du même groupe ethnique que le leader en question. L’espoir de ces derniers est généralement bien précis : c’est celui de voir leur situation matérielle – ou plus rarement psychologique– individuelle s’améliorer avec l’accession de leur élu au pouvoir, quoiqu’il arrive par ailleurs aux autres et à la nation. Non, nous évoquons l’espoir dans la volonté et la capacité d’un responsable politique à apporter un supplément significatif à ce que chaque citoyen peut faire pour son propre bien-être, à consacrer son énergie et son intelligence à mobiliser celles de ses collaborateurs pour grandir son pays, sa nation et le peuple dont il est issu.

Combien sont-ils en Afrique qui ont au moins donné à espérer avant de décevoir parce que les électeurs s’étaient lourdement trompés sur leurs personnalités, leurs intentions ou leurs capacités ? Mettons de côté les présidents entrés par effraction dans l’histoire de leur pays au moyen de coups d’Etat, d’«héritage », de chantage à la guerre civile et qui se sont fait ensuite légitimer par des élections truquées, manipulées, ou travesties par l’usage de la force, de la terreur et par celui de l’argent public. On n’a certes pas besoin d’être démocratiquement élu pour donner de l’espoir… L’histoire montre cependant que ceux qui sont tellement convaincus de représenter l’espoir qu’ils ne peuvent attendre que leurs peuples en décident librement ne font pas rêver bien longtemps.

Fort heureusement, le groupe qui survit au tri entre « démocratiquement élus au moins une fois » et « jamais réellement choisis par les électeurs » est plus fourni aujourd’hui qu’il ne l’était il y a dix ou vingt ans. En Afrique de l’Ouest par exemple, Boni Yayi au Bénin, Alpha Toumani Touré au Mali, Abdoulaye Wade au Sénégal, Ellen Johnson Sirleaf au Liberia, Ernest Baï Koroma en Sierra Leone, Pedro Pires au Cap Vert, Mamadou Tandja au Niger, et le tout nouveau président du Ghana, John Atta-Mills ont été au moins une fois élus démocratiquement. Il y eut des moments d’espoir dans ces pays lorsque les populations ont eu le sentiment d’entrer en démocratie, de tourner la page de la soumission à l’arbitraire et généralement à l’incompétence des « hommes forts » ou encore de remplacer un chef d’Etat bien élu ou un parti qui n’avait plus rien à offrir.

En 2009, en Afrique de l’Ouest comme dans quelques pays d’Afrique de l’Est et australe, très peu en Afrique centrale il faut bien le reconnaître, il existe encore des femmes et des hommes qui nourrissent de l’espoir en la capacité de la politique de changer leurs vies ou au moins de changer celles de leurs enfants et de leurs petits-enfants. Mais même dans ces rares refuges où l’on organise de vraies élections à intervalles réguliers constitutionnels et où ceux qui ont le pouvoir acceptent la possibilité de le perdre, cet espoir est assez modeste. Rien à voir avec l’enthousiasme des Américains et leur foi retrouvée en la politique. L’espoir des Africains chanceux qui vivent en paix et en démocratie n’est pas limité seulement en raison de l’ampleur des défis économiques, sociaux, sécuritaires qui semble rendre vain tout effort de progrès décisif par la voie du changement politique. Il est modeste parce que trop, beaucoup trop de leaders africains, chefs d’Etat, ministres, députés, hauts fonctionnaires, magistrats… ont donné une image détestable de l’exercice du pouvoir quel qu’il soit.

Les Etats africains indépendants dans leurs frontières actuelles sont jeunes, moins de cinquante ans d’existence pour la plupart. Le seul exemple de construction d’un Etat « moderne » et de formation d’une nation que la plupart des peuples africains ont pu voir, c’est celui qui leur fut imposé pendant deux, trois ou quatre décennies par quelques autocrates, parfois un seul. Le modèle fut trop souvent celui de l’Etat prédateur, du mépris des dirigeants pour l’intérêt général, de l’appropriation privée des ressources de l’Etat, et de la négation même de la conception de la politique comme noble mission de gestion de la cité. Parce que nos pays ont trop souvent été représentés au plus haut niveau par les plus brutaux, les plus cyniques, les plus cupides, les moins scrupuleux et les moins idéalistes, on en est venu à croire que la politique ne pourrait être faite autrement. D’honnêtes femmes et hommes ont fini par se convaincre que l’idée même de l’intérêt général était fondamentalement absurde. Et qu’il fallait effectivement être bête pour ne pas profiter de la moindre parcelle du pouvoir sur laquelle on pouvait mettre le grappin pour s’occuper d’abord, surtout et en fait exclusivement de soi et des siens.

Ce n’est donc pas nécessairement parce qu’il n’y aurait aucun leader africain de la trempe d’Obama que l’espoir est devenu denrée si rare sur le continent. C’est parce qu’une certaine élite politique s’est employée à le tuer dans le cœur et dans la tête des Africains, à coup de vol, de violence, de mensonge et de duperie. Le dicton qui voudrait que les peuples n’aient que les dirigeants qu’ils méritent ignore le fait que les dirigeants choisis par erreur et ceux qui n’ont pas du tout été choisis ont un impact durable et dévastateur sur les peuples qu’ils ont dirigés… Si l’incroyable spectacle de l’espoir généré par l’élection d’Obama peut permettre de restaurer la noblesse de l’engagement politique et de donner la force à la jeunesse des pays d’Afrique de se lancer dans une œuvre de désinfection des pratiques politiques chez eux, il aura été salutaire.

Responsabilité

« Notre économie est fortement affaiblie, conséquence de la rapacité et de l'irresponsabilité dont ont fait preuve certains, à cause également de notre incapacité collective à faire des choix difficiles et à préparer la nation à une nouvelle ère ». Et plus loin : « Ce que nous devons faire à présent, c'est entrer dans une nouvelle ère de responsabilité – c'est de reconnaître, et chaque Américain doit le faire, que nous avons des devoirs envers nous-mêmes, envers notre nation et envers le monde ». Obama dans son discours d’investiture. Irresponsabilité et incapacité collective : voilà des mots qui devraient aussi résonner dans nos oreilles africaines et des maux devenus chroniques dans un trop grand nombre de pays du continent. Le mot qui fâche, c’est plutôt la responsabilité, qu’elle soit déclinée dans sa version individuelle ou collective. Obama y est allé fort et pourtant ne parlait-il que des responsables de la débâcle économique de son pays. Dans bien d’endroits en Afrique, même lorsqu’il s’agit de crimes de sang, d’authentiques massacres de populations civiles, la dénonciation des responsabilités individuelles est généralement timorée. On ne touche pas aux puissants.

On préfère noyer les responsabilités individuelles dans d’insipides discours technocratiques sur la nécessité de la « bonne gouvernance ». Derrière chacun des drames sanglants sur le continent africain, que ce soit au moment des élections au Kenya, au Zimbabwe, au Togo, en Côte d’Ivoire, et derrière chacune des guerres civiles actuelles ou passées, derrière les génocides et les nettoyages ethniques, il y a des hommes et des femmes sains d’esprit qui se réunissent, élaborent des stratégies et décident que la recherche du pouvoir et des richesses justifie tous les moyens. Et même, lorsque par extraordinaire, quelques-uns de ces « leaders » se trouvent menacés par une justice internationale balbutiante, beaucoup d’Africains, y compris au sein de la jeunesse, tendent à s’émouvoir davantage de l’« acharnement judiciaire» sur des personnalités africaines que de la gravité et de la réalité des crimes dont ils sont accusés. Le monde est injuste et on n’est certes pas près de voir un ancien président américain ou tout autre puissant de premier ordre comparaître devant la Cour pénale internationale. Faut-il pour autant que nous encouragions l’irresponsabilité et son corollaire, une impunité qui nourrit la violence, la misère et la déshumanisation de millions d’Africains… au nom d’une indécente conception de la solidarité africaine?

De la même manière que la foi dans la politique, la responsabilité se transmet dans la société. L’irresponsabilité aussi. Et plus rapidement parce que bien moins exigeante. À force de répéter que ses ministres et ses collaborateurs étaient tous des voleurs sans que ne lui effleurât l’esprit que c’était lui qui les nommait, le président de la Guinée pendant les 24 dernières années, disparu le 22 décembre dernier, Lansana Conté, avait réussi à incruster dans l’esprit de bon nombre de ses concitoyens qu’on pouvait être chef d’Etat, jouir des privilèges exorbitants de la fonction et être parfaitement irresponsable. Dans les pays africains où les présidents semblent encore éternels, à l’image du Gabon, du Cameroun ou du Zimbabwe et de quelques autres, la notion de responsabilité n’a plus aucun sens puisque l’irresponsabilité n’a aucune conséquence pour ceux qui feraient la démonstration au sommet de l’Etat. En Afrique, le déni des responsabilités individuelles ou la gêne à les pointer du doigt a fini par créer une culture de l’irresponsabilité collective.

« Entrer dans une nouvelle ère de responsabilité ». On aimerait tellement que des leaders politiques africains élus fassent une telle promesse à leurs concitoyens et en particulier à leur jeunesse. Et que quelque chose dans leur parcours personnel, dans leur gestion de leur équipe politique et dans les premiers actes posés une fois le pouvoir acquis donne une once de crédibilité à une telle promesse. Cela existe sans doute, des chefs d’Etat conscients de leurs responsabilités et désireux de faire entrer leur pays dans une nouvelle ère de responsabilité. Au moins dans ces lieux africains où la démocratie a incontestablement fait des progrès depuis les années 90. Mais l’entreprise est monumentale, tant l’irresponsabilité a-t-elle eu le temps d’investir auparavant les bureaux des administrations et les interstices de la société tout entière.

Les hommes forts qui ont forgé les Etats africains ont en effet souvent conjugué irresponsabilité individuelle et concentration des pouvoirs… et donc refus du partage des responsabilités. Résultat : les ministres ne sont pas responsables du bon fonctionnement de leurs ministères ; les chefs de service ne sont pas responsables de l’accueil réservé par leurs agents aux usagers et des dessous-de-table qui leur sont réclamés ; les directeurs d’hôpitaux publics ne sont pas responsables des vies perdues tous les jours parce que l’argent a été mangé et parce que les appareils médicaux les plus performants ont été détournés vers les cliniques privées par des médecins publics. Et bien sûr, les directeurs d’aéroport ne sont pas responsables des toilettes sales offertes au public même lorsque des agents sont payés pour l’entretien. Si le discours sur la responsabilité du nouveau président américain pouvait rappeler à quelques décideurs africains qu’il n’était pas encore trop tard pour rebrousser le chemin sans issue de l’irresponsabilité individuelle et collective, le matraquage médiatique « obamaniaque » aura servi à quelque chose.

Diversité

« Nous savons que notre patrimoine bigarré est une force et non une faiblesse ; nous sommes une nation de chrétiens et de musulmans, de juifs, d’hindous et d’athées. Nous sommes façonnés par toutes sortes de langues et de cultures venant de tous les coins du monde. Et, parce que nous avons goûté le brouet amer de la guerre civile et de la ségrégation, et parce que de ce chapitre sombre de notre histoire, nous sommes sortis plus forts et plus unis, nous ne pouvons pas ne pas croire que les vieilles haines cesseront un jour, que les sentiments d’appartenance disparaîtront, que le monde deviendra plus petit, que notre humanité commune va se révéler… ». Dixit Obama le 20 janvier. Nous l’avons déjà souligné : l’émotion des Noirs d’Amérique et d’ailleurs était encore plus palpable que celle réelle de dizaines de millions d’autres personnes à travers le monde. Dans de nombreuses capitales africaines, des jeunes proclamaient dès l’élection du 4 novembre 2008 leur « fierté » de voir un homme d’origine africaine entrer à la Maison Blanche. Tout cela est fort bien. Maintenant qu’on a fini de se réjouir du recul du racisme des autres, peut-être devrions-nous commencer à nous occuper de celui qui sévit dans des dimensions et sous des formes variables dans nombre de pays africains.

Le brouet amer de la guerre civile, de la ségrégation, ou celui de la discrimination ethnique et du tribalisme, l’Afrique l’a aussi expérimenté et continue à en subir les conséquences. Il n’y a pas que les génocides et les massacres interethniques qui soient insupportables. Le sentiment, dans encore trop de pays africains, que les citoyens qui ne partagent pas l’origine ethnique ou régionale du président sont « moins égaux que les autres » l’est également. Le patrimoine bigarré, c’est exactement ce que l’écrasante majorité des pays africains a en commun. Diversité ethnique, diversité des pratiques religieuses, diversité des cultures et des langues. C’est cela l’Afrique et c’est cela chacun des pays africains. Pensez aux mosaïques humaines que sont le Nigeria, le Cameroun, la République démocratique du Congo, le Soudan ou l’Ethiopie mais aussi de plus petits pays comme le Bénin, le Togo, la République centrafricaine ou le Congo Brazzaville. Pourtant, qui se souvient d’avoir été enflammé par le discours d’un responsable politique africain qui ait affirmé haut et fort que la diversité interne de son pays était une exceptionnelle richesse et explicité les moyens institutionnels précis pour faire de cette diversité un facteur de paix et de progrès et non un terreau de violences et de misère ?

L’absence de volonté politique des leaders et l’incapacité collective à gérer avec intelligence et créativité la diversité interne de nos pays africains a été l’un des plus grands échecs de la construction des Etats-nations au lendemain des indépendances. Il ne s’agissait certainement pas d’une tâche aisée. Sur tous les continents, y compris ceux qui ont aujourd’hui tendance à oublier leur longue histoire de violences inouïes, la gestion d’un patrimoine bigarré est un défi permanent. Beaucoup de pays africains ne l’ont manifesté pas relevé et, ce qui est plus inquiétant, ne semblent toujours pas intégrer qu’il n’y a aucun avenir dans le sectarisme, le tribalisme et l’intolérance.

On pourrait être tenté de rétorquer que les « hommes forts » comme Mobutu Sese Seko dans l’ex-Zaïre ou Houphouët-Boigny en Côte d’Ivoire ont su « gérer » la diversité des composantes de leurs nations respectives en préservant une certaine paix pendant trois décennies. On sait ce qu’il advint ensuite dans ces pays, lorsque le couvercle du parti unique, de l’autoritarisme, de la « géopolitique ethnique » à travers la distribution de postes politiques et de prébendes fut soulevé. Ce sont dans des règles, des institutions, des mécanismes d’identification des pratiques de discrimination et de sanction de ceux qui en sont responsables, et dans une véritable éducation au respect de la différence que nous devons rechercher l’apprivoisement de nos patrimoines bigarrés.

C’est parce que nous préférons nous focaliser sur le seul racisme des Blancs et ignorer notre problème avec le traitement de la diversité que nous abandonnons chaque jour un peu plus les décisions nous concernant aux autres. C’est parce que les leaders africains ne proposent rien ou si peu pour extirper les plus graves fléaux de leurs pays que l’hyperactif président français Nicolas Sarkozy a pu par exemple s’autoriser en ce début d’année 2009 à prendre l’initiative de soumettre au gouvernement congolais un plan pour résoudre les tensions et les violences interethniques liées à la question foncière dans le Kivu… Moins on pense, moins on attaque de front nos maux, plus les autres se chargent de penser pour nous et accumulent par la même occasion davantage de connaissances que nous-mêmes sur certaines réalités de nos pays. Ce n’est pas pour rien que l’Afrique est le terrain de prédilection des institutions internationales, des ONG et que l’Union Européenne arrive à produire des plans stratégiques pour l’Afrique plus cohérents que ceux produits par les organisations africaines.

En élisant Barack Obama le 4 novembre dernier, les Américains blancs on « tué » leurs grands-parents. Ils ont en effet rompu avec les générations précédentes qui avaient nourri ou s’étaient accommodées du racisme institutionnel. Avec ceux qui n’auraient sans doute pas servi au restaurant le père kényan et noir d’Obama il y a moins de soixante ans selon les termes utilisés par ce dernier. Ce sont eux qui ont écrit l’histoire. Pendant combien de temps allons-nous continuer en Afrique à accepter de voir notre énergie et notre capacité créative corsetées par un conservatisme éculé ? Pendant combien de temps les jeunes Nigérians continueront-ils par exemple d’accepter que leurs parents leur inculquent les préjugés sur l’ethnie et la religion de l’autre et se priveront-ils de construire un Nigeria nouveau paisible et puissant en alliant les talents des Ibo, des Yorouba, des Haoussa, des Fulani, des Ibibio, des Tiv, des chrétiens, des musulmans, des animistes, des athées ? Idem pour le Cameroun et pour tous les autres pays du continent.

Si nous – les générations africaines actuelles – pensons qu’une autre manière de faire de la politique peut redonner de l’espoir à nos peuples, que nous pouvons nous aussi faire entrer nos pays dans une nouvelle ère de responsabilité et sommes convaincus que le patrimoine bigarré de nos pays est une exceptionnelle force pour le progrès, alors empressons nous de rompre, comme la majorité des Blancs d’Amérique, avec nos grands-parents. Avait-on besoin de convoquer la saga Obama pour faire passer ce message ? Evidemment non. Mais puisque les Africains se sont passionnés pour cette élection américaine et que des présidents africains enthousiastes ont dit avoir veillé devant leurs écrans de télévision dans la nuit du 4 au 5 novembre 2008, eh bien saisissons cette opportunité pour leur demander de prouver leur attachement aux idéaux d’Obama chez eux. Ou de se taire. L’obamania peut être source d’inspiration. Il y a pire comme indigestion.

(Publié sur allafrica.com le 3 février 2009)

mercredi 7 janvier 2009

Guinée: Le pire cadeau empoisonné de Conté à son pays : une armée à la fois dangereuse et incontournable

Il n'aura fallu que quelques jours pour que la junte au pouvoir à Conakry rappelle à ceux qui l'auraient trop vite oublié qu'elle était bien l'héritière du défunt Lansana Conté. Un des acteurs politiques du pays a vu débarquer dans sa résidence un groupe de soldats envoyés par le Conseil National pour la Démocratie et le Développement (CNDD) pour y mener une fouille musclée et illégale, à la recherche d'armes et de mercenaires appelés à servir à une hypothétique contre-tentative de coup de force. Le lendemain, les nouveaux maîtres de Conakry ont cependant présenté leurs excuses à l'infortuné et évoqué la responsabilité d'« éléments incontrôlés ». Seulement voilà : l'armée que le général Conté laisse à son pays sans être monolithique ne sait pas grand-chose du rôle et des méthodes qui devraient être les siens dans un Etat démocratique et respectueux de quelques droits élémentaires de ses citoyens.

Le pouvoir que les militaires ont servi jusqu'au dernier souffle de Conté était en réalité militaire sous un vernis civil et démocratique. Depuis le coup de force, le CNDD a gratté le vernis et le camp Alpha Yaya Diallo est devenu la présidence de fait. Tout n'a pas été fait au niveau national, régional et international pour éviter une prise de pouvoir par l'armée après la disparition attendue de Conté. Loin de là. Mais il faut aussi reconnaître qu'il n'y avait pas de formule magique pour éviter un tel scénario, sauf à être prêt à dépêcher à Conakry une force militaire extérieure qui ferait face aux bérets rouges à la gâchette facile afin d'imposer le respect de l'ordre constitutionnel. Il faudra donc faire avec les « enfants de Conté » pendant et après la transition. Avant de définir la politique à adopter face à la junte et à l'armée qui la soutient, ceux qui veulent le bien de la Guinée doivent impérativement se souvenir de deux ou trois choses.

Le capitaine Moussa Dadis Camara n'est pas Lansana Conté. Cela est évident. Il représente une génération plus jeune que les frères d'armes de celui qui a présidé le pays 24 ans durant. Le CNDD s'est d'ailleurs empressé de mettre à la retraite une trentaine de généraux dont le chef d'état-major des armées. Mais les membres de la junte ne représentent pas non plus exclusivement cette génération idéalisée et mythifiée de jeunes officiers qui seraient bien formés, modernes, dégoûtés de la corruption au sein et en dehors de l'armée et mus par la défense de l'intérêt général du peuple guinéen. Le CNDD n'a pu s'imposer dans les camps militaires du pays que sur la base d'un compromis obtenu entre différentes tendances au sein d'une armée dont les plus récents faits d'armes furent la répression sanglante des manifestations populaires de janvier et février 2007 et des mutineries récurrentes et irresponsables au cours des deux dernières années.

Si le nouveau président Dadis Camara n'a pas manqué d'honorer à plusieurs reprises la mémoire de Conté, la junte n'a à aucun moment rappelé l'extraordinaire mobilisation des citoyens guinéens, le sacrifice de près d'au moins 186 jeunes appelant au « changement » au début de l'année 2007. Il a encore moins inscrit sa prise du pouvoir dans la continuité du puissant mouvement de contestation du régime qui a présidé à la déchéance économique, sociale et morale du pays. Et pour cause : les militaires qui avaient délibérément ouvert le feu sur des manifestants non armés, avaient exécuté dans certains cas bien documentés des enfants qui se cachaient, étaient entrés dans des maisons ou avaient tiré des rafales depuis leurs pick-up et tué des innocents à coups de balles perdues font partie, au même titre que les autres, du socle du nouveau pouvoir. Le CNDD est peut-être crédible dans ses discours incisifs sur la lutte contre les détournements de fonds par les militaires et les civils du régime Conté, mais sur la question des droits humains et de l'importance qu'il accorde à la protection de la vie des populations civiles et des valeurs démocratiques, tous les doutes sont permis.

L'aura du capitaine Dadis Camara, chef de la section carburant de l'armée avant sa propulsion fulgurante à la tête de l'Etat, serait liée à son rôle de meneur au cours des mutineries qui ont notamment secoué le camp Alpha Yaya Diallo, le plus grand camp militaire de Conakry et du pays. Les sautes d'humeur des soldats qui revendiquaient le paiement de l'intégralité de leurs primes et accusaient certains de leurs chefs de les avoir détournées à leur profit ne s'étaient point distinguées par une volonté de protéger les populations civiles avoisinantes des dégâts collatéraux des rafales d'armes automatiques. Je me souviens encore des témoignages de résidents de Conakry et de N'Zérékoré dans la région forestière traumatisés par les nuits blanches imposées par le crépitement des armes et les pillages de commerces par les hommes en uniforme. Chacune des mutineries avait fait des victimes civiles, venues s'ajouter au lourd bilan des réflexes brutaux d'une bonne partie de l'armée guinéenne sous l'ère Conté.

Dans la liste des 32 membres du CNDD, le nom du numéro 19 fait sans doute encore froid dans le dos des policiers de Conakry : le sous lieutenant Claude Pivi. Celui qui était l'adjudant-chef « Coplan » s'était fait le porte-parole des mutins en mai 2008 et apparaissait comme le vrai maître du camp Alpha Yaya. Lorsque les revendications des mutins furent satisfaites par Conté, notamment le limogeage de quelques hauts gradés et le paiement d'arriérés de primes, les policiers eurent la mauvaise idée de vouloir utiliser les mêmes méthodes que les militaires pour obtenir l'amélioration de leurs conditions de vie : lancer un mouvement de protestation. L'adjudant-chef Pivi Coplan à la tête d'un groupe de soldats se chargea alors de mater la rébellion policière par une expédition sanglante dans des commissariats qui furent saccagés et criblés de balles. La junte ne se réduit heureusement pas à ce type de personnage mais elle repose aussi sur leur soutien et leur influence.

On ne saurait sans doute fonder un jugement sur l'attelage militaro-civil qui se met en place à Conakry depuis le 23 décembre dernier sur la seule base de la personnalité sulfureuse de quelques membres de la junte et de la violence des rapports récents entre les populations civiles guinéennes et leur armée. C'est cependant un fait que l'évolution politique, économique et sociale du pays depuis sa création comme Etat indépendant a été largement déterminée par les humeurs, les qualités et surtout les défauts et les limites d'une poignée de personnes, au premier rang desquels le premier président Sékou Touré (1958-1984) et son successeur Lansana Conté (1984-2008). L'enjeu de la page qui s'est ouverte avec la disparition de Conté est précisément de mettre un terme à la personnalisation d'un pouvoir par ailleurs acquis et conservé par la force et d'y substituer un système politique dont les règles auront été collectivement déterminées. Dans ce contexte, la personnalité des membres du CNDD, leur histoire partagée ainsi que les caractéristiques de l'armée dont ils sont issus et qu'ils représentent seront déterminantes.

Le défi qui se pose en ce début d'année 2009 à tous les acteurs guinéens, à la communauté économique des Etats d'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) et à tous les autres acteurs internationaux est en réalité formidable. Acculer le président Camara à organiser les élections législatives et la présidentielle anticipée dans les plus brefs délais et au plus tard à la fin de cette année ne devrait constituer qu'un élément d'une stratégie plus ambitieuse de construction de la démocratie et de la sécurité des populations en Guinée. Celle-ci implique de travailler à éloigner durablement les militaires du pouvoir politique et à créer les conditions d'une réforme profonde du secteur de la sécurité et de la défense au plus tôt. Le pire n'étant jamais sûr, la junte pourrait en effet bien respecter ses promesses et remettre le pouvoir sans broncher à un président civil élu dans les douze mois à venir. Mais qu'est-ce-qui les empêchera, ou empêchera un autre groupe de galonnés, de refuser toute soumission à l'autorité du gouvernement issu des urnes et de réinvestir le siège de la radiotélévision guinéenne pour perpétrer un nouveau coup de force ? La fin de la transition militaire pourrait inaugurer l'ère du coup d'Etat permanent. Laissée à elle-même, la Guinée a peu de chances de conjurer cette menace.

(Publié sur allafrica.com le 7 janvier 2009)

mardi 1 juillet 2008

Le développement en Afrique subsaharienne : la diversité des trajectoires et le primat du politique

« L’Afrique bouge, elle est entrée de plain-pied dans la mondialisation, la croissance redémarre en Afrique ». C’est par ces propos que le secrétaire d’Etat chargé de la Coopération et de la Francophonie, Alain Joyandet, entamait la conférence de presse du 19 juin dernier au cours de laquelle il présenta les « huit chantiers pour l’Afrique » devant marquer la nouvelle politique de son département et reposer sur deux piliers : le développement économique et le rayonnement culturel. L’Afrique bouge en effet. Elle bouge différemment selon les pays et les régions : entre l’Afrique de l’ouest, l’Afrique centrale, l’Afrique australe et la Corne, l’ampleur des différences est au moins aussi importante que celle des similarités. En passant l’essentiel des trois premiers mois de fonction dans près d’une vingtaine de pays africains, et en se mettant « à l’écoute de tous » selon ses termes, le ministre français a sans doute pris la mesure des grands écarts entre les situations et les dynamiques nationales.

Les spécialistes du développement, qu’il s’agisse des universitaires ou des « praticiens » au sein des agences de coopération des pays riches du Nord, des institutions internationales et régionales du développement ou des organisations non gouvernementales devenus plus récemment des acteurs importants du milieu, sont au fait de la palette des théories formulées au cours des cinquante dernières années sur les raisons du « sous-développement » du continent africain caractérisé alors par la stagnation voire le recul du niveau des revenus moyens par habitant, des indicateurs de santé et d’éducation, et la trop lente transformation des structures économiques. La communauté du développement – qui inclut aussi dans une certaine mesure les décideurs des pays receveurs d’aide – n’a jamais été à court d’idées et de renouvellement des discours et des pratiques.

L’enthousiasme post-indépendantiste pour le développement industriel, les grands projets d’infrastructures structurants et la substitution des importations a été suivi par la doctrine de la stabilisation macroéconomique, des ajustements structurels, de la promotion du secteur privé et des exportations, puis par la découverte de l’importance du capital humain, de l’investissement dans la santé et l’éducation et du rôle essentiel de l’Etat, avec comme corollaire la promotion de la « bonne gouvernance ». Cette année 2008, à la faveur de la crise alimentaire, est quant elle déjà marquée par le grand retour de l’agriculture vivrière dans le débat et dans les multiples plans d’action des agences de développement.

Sans surprise, la relance des agricultures africaines a été présentée par le secrétaire d’Etat à la coopération comme le deuxième des huit nouveaux chantiers de l’action française. En mai dernier, à la conférence de Tokyo sur le développement en Afrique (TICAD), le Japon promettait également de faire de la coopération agricole la priorité de son aide au continent. Lors du dernier sommet de l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) à Rome, alors que la polémique avait enflé sur le thème du partage des responsabilités de la faiblesse des agricultures africaines entre l’organisation onusienne et les gouvernements, les thèmes de l’autosuffisance alimentaire et de la nécessité de produire ce qu’on consomme et de consommer ce qu’on produit, dignes de la littérature sur le développement des années 1960, ont fait un retour en force.

Si l’on n’avait pas pendant longtemps considéré les pays en développement en général et les pays africains en particulier comme fondamentalement différents, si on les avait caractérisés davantage par leurs propres trajectoires politiques sur la longue durée, leurs contradictions internes ainsi que la complexité de leurs rapports économiques, politiques et humains avec l’extérieur plutôt que par les symptômes de leur « sous-développement », on n’aurait sans doute pas attendu les dernières années pour découvrir, ou faire semblant de découvrir sous le couvert sémantique de la « bonne gouvernance » que le progrès économique et social dépendait en Afrique, comme partout ailleurs dans le monde, de l’existence d’une volonté politique des pouvoirs en place d’améliorer le sort de leurs populations et de la capacité à disposer de ressources humaines de qualité pour concevoir et mettre en œuvre des politiques publiques efficaces, y compris celles qui permettent le développement du secteur privé et la meilleure utilisation des aides provenant des pays riches et des opportunités offertes par la mondialisation.

L’Afrique ne vient pas d’entrer dans la mondialisation. Elle y participe depuis longtemps mais certainement pas de la meilleure des manières. Exportatrices sur la longue durée de ressources naturelles minières ou agricoles et grandes importatrices à la fois de biens d’équipements que de services et de biens de consommation courante, y compris les produits alimentaires de base, la plupart des économies africaines marquées par le fait colonial ont toujours été extraverties. La très faible part de l’Afrique subsaharienne dans le commerce international et dans les flux d’investissements directs étrangers aujourd’hui est davantage le résultat du double mouvement de stagnation économique des pays africains et de l’accélération de la croissance économique mondiale (et du commerce) stimulée par celle des autres pays en développement notamment asiatiques que par un refus de l’intégration dans l’économie mondiale.

Entre le milieu des années 1960 et la fin de la décennie 1990, pendant que nombre de pays africains compromettaient toutes les chances d’un progrès économique et social soutenu en basculant dans des crises politiques, des guerres civiles et plus généralement dans des crises typique d’Etats jeunes en formation, d’autres pays en Asie et en Amérique latine jetaient les bases institutionnelles d’une croissance économique accélérée tandis que les pays anciennement industrialisés d’Europe et d’Amérique continuaient à s’enrichir lentement mais sûrement. Ces évolutions ont créé la disproportion énorme qu’on peut observer aujourd’hui entre le poids économique de l’Afrique et celui des autres blocs continentaux. Le retour d’une croissance intéressante (de 5 à 7 %) à défaut d’être exceptionnelle « à l’asiatique», dans un groupe de pays africains depuis une dizaine d’années ne saurait réduire de manière perceptible le gouffre qui s’est creusé en termes de niveau de revenus au cours de quatre décennies, ni faire sortir à court terme des millions de personnes de la pauvreté, d’autant plus que la croissance démographique demeure forte.

La mondialisation a accru les contraintes extérieures pesant sur les dynamiques nationales tout en créant une extraordinaire palette d’opportunités pour les pays qui disposent des capacités requises pour les identifier, les appréhender et les mettre à profit pour repousser les limites de leur croissance économique. Mais elle brouille également l’analyse en abolissant les distances physiques et psychologiques, donnant le sentiment à chacun, où qu’il se trouve sur la planète, de vivre, ou plus exactement de devoir vivre au même rythme, dans les mêmes conditions de confort et selon des modes de consommation proches d’une norme économique, sociale, politique, culturelle dominante fixée par la minorité riche et puissante du monde. L’immédiateté et l’illusion d’uniformisation que véhiculent la mondialisation font oublier à beaucoup, y compris aux acteurs du développement, la perspective de la longue durée. La technologie, l’accumulation des connaissances et la disponibilité au niveau mondial de ressources financières exceptionnelles offrent des possibilités de raccourcis considérables dans la marche des pays vers le progrès, mais la mondialisation ne permet pas d’annuler miraculeusement les effets de plusieurs décennies de mauvais choix politiques et/ou économiques intrinsèquement liés à l’indétermination des processus de formation d’Etats qui soient à la fois légitimes, bienveillants et efficaces.

Evoquer l’Afrique en 2008 et ses perspectives de développement, c’est parler aussi bien de pays qui sont encore englués dans des conflits violents de plus en plus complexes (Soudan, Tchad, Somalie), de pays à peine sortis de guerres civiles, en début de reconstruction post-conflit ou en crise politique quasi-permanente (République centrafricaine, République démocratique du Congo, Burundi, Côte d’Ivoire, Liberia, Sierra Leone…), de pays qui sans être en conflit ouvert connaissent des degrés plus ou moins importants d’instabilité et de fragilité quels que soient par ailleurs la légitimité démocratique de leurs gouvernements (Nigeria, Guinée, Guinée Bissau, Zimbabwe, Kenya…), de pays dont la stabilité et la paix sont liées davantage à de fortes personnalités qu’à des institutions solides (Cameroun, Gabon, Guinée équatoriale, Burkina Faso, Congo Brazzaville) mais aussi de quelques pays qui ont su engager des réformes politiques ayant accru l’espace des libertés, permis des alternances pacifiques et redonner un minimum de confiance en la possibilité d’un meilleur avenir pour leurs populations jeunes (Botswana, Maurice, Cap Vert, Tanzanie, Ghana, Bénin, Mali…).

Intégrer explicitement cette diversité africaine dans la définition des politiques de coopération, et reconnaître le primat du politique et de l’histoire spécifique des pays dans l’explication de leur état économique et social présent sont des pré-conditions à une action efficace. Pour la majorité des pays, la priorité absolue reste la liquidation des facteurs immédiats des conflits armés et la construction d’une paix durable qui passe notamment par un approfondissement de la démocratie. Aucun n’est à l’abri d’une régression politique porteuse d’un risque d’anéantissement des modestes progrès économiques et sociaux des dernières années. Dans les pays où la paix, la stabilité et les libertés politiques sont assez bien installées, à défaut d’être définitivement acquises, une deuxième priorité s’impose : la mobilisation des ressources humaines dont la qualité est déterminante non seulement pour animer le secteur privé mais aussi pour réformer les administrations publiques et donner une capacité de réflexion stratégique et d’action prospective aux Etats. Relever ces défis n’est pas de la responsabilité de la communauté du développement. Mais elle devrait s’assurer qu’aucune de ses actions ne soit de nature à limiter la capacité des nouvelles générations d’Africains à changer le cours de l’histoire de leurs pays.

(Publié dans La Lettre Du Réseau Resonnance n°21 – Juillet 2008)

dimanche 1 juin 2008

Guinée-Conakry: unis pour le pouvoir d'achat

En janvier et février 2007, une grève générale en Guinée Conakry se transformait en insurrection populaire. Ce soulèvement d’ampleur inédite était dirigé contre un gouvernement accusé d’avoir plongé au bout de deux décennies les populations dans la misère et le désespoir. Le mouvement avait ses icônes, mais il ne s’agissait pas de leaders politiques : Rabiatou Serah Diallo, femme de caractère au verbe direct, dirigeante de la Confédération nationale des travailleurs de Guinée (CNTG), la plus vieille centrale syndicale du pays, et Ibrahima Fofana, banquier de profession, volubile et combatif, à la tête de l’Union syndicale des travailleurs de Guinée (USTG). En quelques semaines, ces deux dirigeants réussissaient à faire plier, sinon céder, l’un des régimes les plus anciens d’Afrique.

La scène politique guinéenne est dominée depuis 24 ans par le général Lansana Conté. Et avant lui, le pays devenu indépendant en 1958, n’avait connu qu’un autre homme fort, Ahmed Sékou Touré dont le règne sans partage fut marqué d’abord par un réel espoir de progrès puis rapidement par la paranoïa des complots, une terrible violence d’État qui emporta des milliers de vies humaines et provoqua un exil massif des élites. Touré disait "préférer la liberté dans la pauvreté à la richesse dans l'esclavage". Les Guinéens n'eurent ni la richesse, ni la liberté au cours des 26 années de sa dictature (1958-1984). Sous Lansana Conté, qui a pris le pouvoir à l’issue d'un coup d'état au lendemain de la mort naturelle de Touré, ils ont eu plus de liberté, mais les promesses initiales de progrès économique et social ont fait long feu. Comme la majorité de ses pairs sur le continent, Conté à dû accepter dans les années 1990 le principe du multipartisme et se résigner à organiser des élections pour donner un maquillage démocratique à un pouvoir qui est resté militaire, personnel et volontiers violent lorsqu’il est menacé.

Depuis 2003, la dégradation de la santé du président âgé aujourd'hui de 74 ans est apparue comme la menace essentielle à la longévité du régime. Mais ses crises soudaines, réelles ou feintes, n’ont nullement altéré la détermination du général usé et plus souvent reclus dans son village que présent dans la capitale. Dans les faits, ce pays très riche en ressources naturelles – premières réserves mondiales de bauxite mais aussi immenses gisements de fer, des diamants, des promesses d’uranium et un potentiel hydroélectrique et agricole remarquable-, était de plus en plus laissé aux mains de différents clans de politiciens, d’affairistes et de militaires mus par la préservation de leurs intérêts financiers individuels. C’est de la grave détérioration des conditions de vie des populations, de leur absence totale de perspectives, et de l’affichage du mépris de la minorité de privilégiés pour les citoyens ordinaires qu’est venue la révolte qui a failli emporter le système Conté au début 2007.

La mobilisation des forces sociales s’était amorcée dès 2006. Le premier acte fut la grève générale décrétée par les deux grandes centrales syndicales du 27 février au 3 mars 2006. Les Guinéens, aussi bien fonctionnaires que travailleurs du secteur privé et même du secteur informel qui « se débrouillent » pour trouver la pitance quotidienne, respectèrent largement le mot d’ordre et paralysèrent alors le pays. Cette grève marquait la renaissance du secteur syndical qui avait joué un rôle important avant l’indépendance en 1958 et jusqu’à son interdiction après qu’un mouvement des enseignants eut déplu en 1961 à Sékou Touré, lui-même ancien dirigeant syndical. Après avoir retrouvé une existence légale dans les années 1990, les syndicats étaient restés discrets. La dégradation accélérée de la situation économique depuis 2003 et la paupérisation des travailleurs les ont remis en selle.

Après une deuxième grève générale en juin 2006, les centrales syndicales ont engagé un mouvement bien plus audacieux en janvier 2007. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase a été la décision de Conté d’aller libérer à la prison de Conakry le 16 décembre 2006 deux de ses proches incarcérés pour des malversations portant sur plus de 15,5 milliards de francs guinéens (deux millions d’euros). De fait, l’avis de grève de 2007 ne se limitait plus aux revendications d’amélioration du pouvoir d’achat des travailleurs mais dénonçait « l’incapacité avérée du Premier Magistrat de la République d’assumer correctement la mission à lui confiée par le peuple de Guinée ». Il demandait à Conté de nommer un Premier ministre, chef de gouvernement qui gérerait de fait les affaires du pays, et lui permettrait… de se reposer. Les responsables syndicaux établissaient ainsi un lien direct entre la corruption, le népotisme et l'incompétence du système Conté d’une part, et de l’autre, l’inflation qui les appauvrissait davantage tous les jours, l’eau courante et l’électricité aux abonnés absents, le désastre du système éducatif, le délabrement des hôpitaux, ou la dégradation des infrastructures routières qui isole des parties du territoire pendant la saison des pluies.

Le 27 janvier 2007, un accord de sortie de crise était signé entre le gouvernement, le patronat et les syndicats qui prévoyait la nomination d’un Premier ministre. Mais Conté désignait un des ses proches déclenchant la colère de la rue. La violence de l’insurrection, marquée par des pillages et une répression sanglante, inquiétait les députés au point qu’ils refusaient de voter la prolongation de l’état de siège demandée par le chef de l’Etat. Finalement, le 26 février, au terme d’un mouvement qui avait coûté la vie à 183 personnes, Conté consentait à choisir un chef de gouvernement sur une liste de personnalités indépendantes proposée par les syndicats. Lansana Kouyaté, fonctionnaire international, revêtait les habits de l’homme providentiel.

Le tour de force des syndicalistes en 2007 a été d’entraîner derrière eux la grande majorité de la population, transcendant ainsi les clivages de la société, qu’ils soient ethniques, régionaux ou politiques. Les quatre régions naturelles du pays qui correspondent à peu près aux aires culturelles des grands regroupements ethniques plus ou moins homogènes, les Soussous, les Malinkés, les Peuls et les Forestiers, ont abrité des manifestations massives pour réclamer le changement. L’auteur de ces lignes a rencontré dans les principales villes de ces quatre régions des acteurs locaux de la société civile qui exprimaient le même ras-le-bol et proclamaient la fin des longues années de résignation face à des gouvernants qui n’avaient aucun sens de l’intérêt général. La communauté de destin qui les unissait en tant que Guinéens n’était en rien contradictoire avec la réalité d’un sentiment d’appartenance à l’un ou l’autre des groupes ethniques. La coexistence de la conscience nationale et de l’identité ethnique est en Guinée comme ailleurs en Afrique, et au-delà, un fait politique et social qu’il serait temps d’intégrer sans y voir une quelconque curiosité tropicale incompatible avec l’idéal démocratique.

De leur côté, les partis d’opposition, structurellement affaiblis par les conflits de leadership, leur identification à des bases ethniques spécifiques, et des années de musellement par le régime Conté, avaient laissé les syndicats jouer les premiers rôles durant la crise de janvier-février 2007. Sans être tout à fait absents cependant. Quatorze partis d’opposition avaient publiquement apporté leur soutien à la grève générale et appelé tous les citoyens à entreprendre des "actions de désobéissance civile" pour accompagner la fronde syndicale. Et si les chefs de partis se montraient particulièrement discrets, les mouvements de jeunes de l’opposition participaient à la mobilisation dans les quartiers.

Plus d’un an après les manifestations et leur répression sanglante, et alors que la hausse des prix des denrées alimentaires provoque des spasmes sur le continent, l’incertitude plane toujours sur la Guinée. L’équipe Kouyaté a obtenu quelques résultats économiques mais n’est plus un gouvernement de consensus, décrié qu’il est par presque toutes les forces politiques. Le premier ministre a lancé des promesses fantaisistes qu’il n’a pu tenir, comme d’améliorer radicalement en moins de moins de trois mois la fourniture d’eau et d’électricité. L’opposition et les proches de Conté ont tiré parti de ces inconséquences alors même que les nominations à des postes de responsabilité de nombreuses personnes issues de la Haute Guinée, la région d’origine de Kouyaté majoritairement peuplée de Malinkés, et quelques autres maladresses comme l’érection au cœur de la capitale d’une statue d’éléphant, ancien symbole du parti unique de Sékou Touré, ont ravivé les rivalités ethniques. Les syndicats sont eux mêmes divisés sur la marche à suivre. Rabiatou Diallo juge ainsi plus sévèrement le bilan du premier ministre que ne le fait Ibrahima Fofana, beaucoup plus accommodant avec le gouvernement. Fofana étant Malinké comme Kouyaté et Rabiatou Diallo Peule, une grille de lecture ethnique a ici aussi été perfidement véhiculée pour fragiliser le front syndical.

L’unité d’action entre partis, responsables syndicaux et autres composantes de la société civile reste pourtant la seule option pour éviter l’embrasement de la rue ou un coup d’état militaire. Les Guinéens sont en train d’écrire leur histoire, dans la douleur, la confusion, le tâtonnement. Comme tous les peuples. Seul un certain nombrilisme occidental peut empêcher de voir dans les mutations en cours en Guinée, et dans d’autres pays du continent, l’expression de la complexité des mécanismes de transformation politique, au-delà des clichés.

(Publié dans Alternatives Internationales n°039 - juin 2008)