L’élection présidentielle aura-t-elle lieu le 31 octobre prochain ?
Le fichier électoral est consensuel et certifié par le représentant spécial du secrétaire général de l’ONU, les listes électorales définitives sont publiées, les cartes d’identité nationale et les cartes d’électeurs sont en cours de distribution partout dans le pays, le matériel électoral est également en cours d’acheminement avec l’assistance précieuse de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (ONUCI), tous les candidats affirment que rien en justifierait un nouveau report du scrutin et tous sont désormais mobilisés par la campagne électorale officielle ouverte le 15 octobre dernier. Sauf catastrophe, les électeurs ivoiriens iront bien voter le 31 octobre 2010, dix ans après le dernier scrutin présidentiel gagné par Laurent Gbagbo dans des conditions calamiteuses de l’aveu même de ce dernier. Lorsqu’on a suivi avec attention les soubresauts politiques et militaires en Côte d’Ivoire depuis la tentative de coup d’état devenue rébellion armée en septembre 2002, et les manœuvres aussi sophistiquées que vicieuses des acteurs de cette tragicomédie, on ne peut cependant pas s’empêcher de conserver une petite part de doute jusqu’à l’observation de l’effectivité du vote le dimanche 31 octobre prochain.
Quelles sont les chances que les opérations de vote se passent sans violences significatives ?
Le jour du vote, la très grande majorité des électeurs n’aura comme principale obsession que celle de se servir de cette carte électorale numérisée flambant neuve pour ressentir cet agréable sentiment de participer à l’écriture de l’Histoire de son pays en apposant une croix en face de l’un des 14 candidats. Ce sera aussi bien le cas des électeurs ordinaires que de ceux qui ont joué un rôle actif dans le déroulement de la crise politique et militaire : anciens rebelles des Forces nouvelles, anciens miliciens citadins ou villageois mobilisés ponctuellement pour défendre le pouvoir du président Gbagbo au cours des huit dernières années, militants organisés des partis politiques majeurs affectés à des tâches précises sur le terrain dans leurs localités respectives, jeunes délinquants mobilisables avec quelques billets de francs CFA par n’importe quel parti pour réaliser un mauvais coup.
Si les bureaux de vote ouvrent à l’heure et que les agents électoraux font bien leur travail, le risque de dérapages violents pendant la journée du 31 octobre sera plutôt faible. Chaque grand parti présentant un candidat à l’élection dispose d’un nombre suffisamment important de militants jeunes et réactifs dans toutes les régions du pays pour qu’un équilibre de la menace du recours à la violence décourage toute velléité d’empêcher certains électeurs de voter ou de perturber les opérations de vote. Ce risque existe cependant dans les localités identifiées comme les fiefs électoraux des principaux candidats et dans tous les lieux où la présence d’anciens combattants des Forces nouvelles et d’anciens miliciens pro-Gbagbo est particulièrement forte. Le plan de sécurisation des élections établi par les forces de défense et de sécurité ivoiriennes intégrant une partie des ex-rebelles et par les forces internationales de l’ONUCI et de l’Opération française Licorne devrait permettre de contenir ce risque.
Quelles sont les chances d’échapper à des contestations violentes au lendemain de la proclamation des résultats provisoires ?
Malgré la bonne ambiance relative qui caractérise jusque-là la campagne électorale et en dépit de la signature d’un code de bonne conduite par les candidats et de l’engagement de la plupart d’entre eux à respecter le verdict des urnes, les chances que les lendemains de la proclamation des résultats provisoires soient calmes et sereins sont faibles. Cinq facteurs au moins seront déterminants dans l’ampleur et la forme des éventuelles contestations postélectorales : la perception par les états-majors politiques de la transparence des opérations de centralisation des résultats provenant de tous les bureaux de vote, le maintien de la cohésion au sein des commissions électorales locales et de la commission centrale jusqu’à la proclamation des résultats, les premières appréciations publiques ou privées formulées par l’ONUCI et les observateurs internationaux, l’identité du « grand » candidat éliminé à l’issue du premier tour ou la proclamation de la victoire d’un candidat dès le premier tour et enfin la capacité du premier des perdants à faire preuve de bonne foi.
En réalité, les élections ivoiriennes à venir devraient être significativement plus crédibles que celles qui ont lieu dans la majorité des pays de la région. Parce qu’il s’agit d’élections inscrites dans un long processus de paix, la commission électorale et plus généralement l’ensemble du dispositif politique, institutionnel et technique qui encadre les opérations électorales a fait l’objet d’un consensus fort entre les acteurs principaux de la compétition pour le pouvoir présidentiel. De plus, chacun des grands partis, le Front populaire ivoirien (FPI) du président sortant Laurent Gbagbo, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) de l’ancien président et candidat Henri Konan Bédié et le Rassemblement des Républicains (RDR) de l’ancien Premier ministre et candidat Alassane Ouattara, dispose de cadres compétents en matière électorale, y compris dans leurs aspects techniques les plus pointus, qui ne manqueront pas d’exercer une surveillance étroite des opérations de centralisation des résultats. La présence d’une mission civile et militaire de maintien de la paix de l’ONU, le déploiement en nombre d’observateurs internationaux et le mandat de certification de l’élection qui échoit au représentant spécial du secrétaire général de l’ONU à Abidjan, le sud-coréen Choi Young-Jin, sont autant de raisons de croire en un scrutin particulièrement crédible.
Cela ne suffit pas cependant à garantir l’absence de troubles plus ou moins violents après le 31 octobre. Lorsqu’on n’oublie aucun des épisodes tordus et meurtriers de la crise ivoirienne, on doit retenir comme hypothèse de base que les acteurs politiques majeurs sont de mauvaise foi, certes à des degrés différents en passant de l’un à l’autre, quand la préservation du pouvoir ou sa conquête sont en jeu. On sait aussi et surtout qu’un certain nombre d’Ivoiriens n’ont pas hésité à recourir de manière délibérée, calculée et vicieuse à la violence politique de masse au cours des dernières années, sans qu’on ne les ait identifiés et poursuivis en justice. Ces personnes n’ont pas disparu comme par enchantement du paysage. Le basculement dans la violence sous une forme ou une autre au lendemain du scrutin risque moins de provenir de la mauvaise foi du ou des candidats perdants que de ceux, tapis dans leurs entourages respectifs, qui n’arrivent pas à envisager un avenir sans une proximité avec le palais présidentiel et les privilèges matériels assortis, et qui sont prêts littéralement à tout pour échapper à ce destin.
Quelles sont les chances des différents candidats au premier tour?
Des 14 candidats, dont une seule candidate, retenus par le Conseil constitutionnel pour participer au scrutin du 31 octobre, on ne parle hélas que des trois « grands » : Laurent Gbagbo du FPI, Henri Konan Bédié du PDCI et Alassane Ouattara du RDR. Leurs partis sont les mieux implantés dans le pays, les plus structurés, les plus fournis en cadres capables de constituer des équipes gouvernementales le moment venu et, bien sûr, les plus riches. L’une des particularités de l’élection ivoirienne, c’est que le président sortant n’écrase pas totalement ses deux principaux rivaux, malgré l’importance des moyens de l’État mis à contribution pour sa précampagne et sa campagne électorale et l’indubitable avantage relatif dont il jouit dans la couverture audiovisuelle de ses activités par les médias publics. L’ancien président Bédié et l’ancien Premier ministre Ouattara ont réussi à maintenir à flot leurs machines électorales respectives malgré les reports successifs du scrutin présidentiel. Il y aura une vraie bataille dans les urnes le 31 octobre et on ne peut exclure que les résultats obtenus par Ouattara, Bédié et Gbagbo soient très serrés.
Si l’on estime que les performances électorales des trois grands partis il y a près de dix ans conservent encore quelque pertinence aujourd’hui, on rappellera que le RDR, le PDCI et le FPI avaient recueilli respectivement 27,15 %, 26,89 % et 25,02 % des suffrages exprimés lors des élections municipales de mars 2001 qui n’avaient cependant concerné que 58 % de l’électorat national à l’époque. Le FPI du président Gbagbo n’était donc que le troisième parti du pays. Les années de crise sont passées par là et personne ne sait comment ont évolué les préférences politiques des anciens et des nouveaux électeurs ivoiriens. Une autre tentative de pronostic consiste à accorder une réelle crédibilité aux sondages commandés à des instituts français réputés par le président Gbagbo au cours des derniers mois. Ils le donnent sensiblement en tête lors du premier tour avec plus de 40 % des voix et le créditent d’une victoire plutôt nette au second tour face à Bédié ou à Ouattara. Sauf que la fiabilité des sondages d’opinion dans le contexte socioculturel et politique ivoirien n’a encore jamais été démontrée. On peut enfin se laisser aller à une déduction spéculative politiquement incorrecte et se demander si le président sortant n’aurait pas trouvé le moyen de faire reporter l’échéance électorale s’il n’avait pas eu, enfin, la certitude de gagner... avec l’élégance du démocrate ou par un passage en force. L’attitude la plus responsable à quelques jours du scrutin est de renoncer aux pronostics, de laisser les électeurs ivoiriens choisir sereinement et d’espérer que seuls leurs votes compteront.
Quelles sont les chances que l’élection présidentielle inaugure une nouvelle ère politique en Côte d’Ivoire?
L’élection d’un président dans des conditions qui seraient jugées acceptables par ses principaux adversaires et par l’ONU mettrait fin à la situation tout à fait unique expérimentée par l’ancien pays phare d’Afrique de l’Ouest depuis plus de huit ans, caractérisée par la perte d’autorité de l’État sur la moitié nord du territoire contrôlée militairement et économiquement par un mouvement rebelle, une période courte d’affrontements de nature militaire puis des épisodes de violences politiques graves aussi bien au nord qu’au sud et à l’ouest, des assassinats et des tentatives d’assassinats politiques et un très long processus de sortie de crise qui n’a fait qu’une part congrue à la recherche de l’intérêt général du pays. Le scrutin mettra également fin à l’inexorable perte de légitimité du président actuel certes victime du déclenchement de la rébellion en 2002 mais tout de même en place depuis dix ans sans avoir remis en jeu son mandat constitutionnel de cinq ans.
Les changements à attendre de l’élection présidentielle pourraient s’arrêter là. Une rupture dans la manière de gérer les affaires publiques et l’assainissement des pratiques politiques ne sont que peu probables. En premier lieu, aucun des trois candidats favoris n’incarne un renouvellement prometteur de la classe politique ivoirienne. En deuxième lieu, la plupart des cadres de leurs partis et mouvements de soutien respectifs, y compris les plus jeunes, ont émergé pendant les années de braise qui laissent généralement peu de chances de survie politique aux plus vertueux, à ceux qui estiment que la fin ne justifie pas tous les moyens. En troisième lieu, si la crise politico-militaire a plutôt épargné les infrastructures physiques et le socle de ressources humaines qualifiées qui a permis d’éviter un effondrement de l’économie, elle a profondément sapé les valeurs collectives de la société ivoirienne. Les nouveaux modèles de réussite servis à la jeunesse, qu’il s’agisse de jeunes « refondateurs » associés au pouvoir actuel ou de responsables politiques et militaires de l’ex-rébellion qui se sont outrageusement enrichis à vue d’œil en quelques années, n’incitent pas à l’optimisme. Il faudra plus qu’une élection présidentielle même historique pour extirper la Côte d’Ivoire du chemin périlleux pavé d’insouciance, de jouissance et de violence dans lequel elle s’est engagée depuis près de deux décennies.
(Publié sur afrik.com le 20 octobre 2010)
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