La crise dans
laquelle le Mali a plongé au début de l’année 2012 et dont ce vaste pays
d’Afrique de l’Ouest n’est pas encore totalement sorti, a mis en jeu de très
nombreux acteurs dans un contexte national mais aussi régional et international
d’une grande complexité. On peut cependant mettre en lumière les conditions qui
devaient absolument être réunies au même moment pour qu’un pays présumé stable
et démocratique pendant deux décennies puisse basculer ainsi dans un conflit
politico-militaire qui l’affaiblira pendant de longues années. Alors que le
Mali a cessé d’être au premier plan de l’actualité internationale, et même
africaine, il me semble indispensable de revenir sur cette crise pour en tirer quelques
leçons pour l’ensemble des pays d’Afrique de l’Ouest et, au-delà, pour tous les
pays africains qui se sont engagés dans des processus de démocratisation au
début des années 1990.
Deux faits ont
marqué l’entrée du Mali dans une grave crise : le début d’une rébellion
armée dans le Nord du pays le 17 janvier 2012 et le renversement du président
en exercice Amadou Toumani Touré (ATT) par un coup d’Etat militaire le 21 mars
2012. Ces deux évènements vont mener au début du mois d’avril à la perte de
contrôle des plus de deux tiers nord du territoire par l’Etat malien, au profit
de groupes armés irréguliers qui se recomposeront au fil des mois suivants au
gré des rapports de forces entre ceux qui ont mis en avant des revendications
indépendantistes des régions du Nord (Le Mouvement national de libération de
l’Azawad, MNLA) et ceux qui se sont présentés comme des combattants islamistes
déterminés à imposer leur vision particulière de l’Islam dans un pays très
majoritairement musulman. Dans ce dernier groupe se sont retrouvés le mouvement
Ansar Eddine, le Mouvement pour l’unicité du Jihad en Afrique de l’Ouest
(Mujao) et Al Qaeda au Maghreb islamique (AQMI).
L’émergence du
MNLA fin 2011 et la première confrontation avec l’armée malienne début 2012
tiennent à la fois de circonstances du moment, et notamment des conséquences
immédiates du conflit armé en Libye, et de problèmes plus anciens et bien
connus : l’existence, à chaque génération, de groupes au sein de la
communauté touareg du Mali tentés par une mobilisation politico-militaire
contre l’Etat central et les limites des nombreux accords de paix précédents
visant à mettre fin définitivement aux revendications autonomistes voire
séparatistes dans le Nord du Mali. Cette fois, et ce fut une première dans
l’histoire des rébellions touareg du Mali, le MNLA a explicité revendiqué
l’indépendance de l’Azawad, un territoire qui, selon ce mouvement, regroupe les
trois régions du septentrion malien (Gao, Tombouctou et Kidal), et l’a même
proclamée en avril 2012 après l’effondrement militaire et politique de l’Etat
malien.
En examinant la
rébellion du MNLA, il est nécessaire de mettre en lumière à la fois les
circonstances, en partie extérieures au Mali, qui ont permis de transformer un
mouvement de contestation politique plutôt embryonnaire dans le Nord en un
mouvement armé organisé doté d’une aile politique et d’une aile militaire, tout
en ne perdant pas de vue la continuité historique du recours aux armes par des
groupes touareg plus ou moins populaires au sein de la communauté dont ils estiment
défendre les intérêts. C’est un autre Touareg influent originaire de la région
de Kidal, et un des chefs de la rébellion des années 1990, Iyad Ag Ghali, qui a
créé le mouvement armé Ansar Eddine. Connecté politiquement à Bamako mais
aussi doté de relations dans les pays voisins, de l’Algérie à la Libye, Iyad Ag
Ghali a réussi à doter un groupe initial de quelques dizaines de combattants de
moyens militaires et logistiques considérables en quelques semaines, après
avoir cherché dans un premier temps à prendre la tête du MNLA au moment de sa
gestation officielle fin 2011.
Ce sont les
connexions d’Ag Ghali avec des membres d’un autre groupe, Al Qaeda au Maghreb
islamique (AQMI), qui ont rapidement fait d’Ansar Eddine un groupe armé
beaucoup plus fort que le MNLA. Ansar Eddine a permis en réalité à AQMI, dont
les principaux chefs sont Algériens, de prendre le contrôle de l’essentiel du
Nord-Mali et d’instaurer un nouvel ordre islamiste dans les régions de Tombouctou,
Kidal et Gao. Tandis que les élements d’AQMI et d’Ansar Eddine font la loi dans
les deux premières régions, un autre groupe, le Mouvement pour l’unicité et le
jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), qui s’était fait connaître par des
enlèvements d’otages européens en 2011, prend pied dans la région de Gao et se
distingue par un recrutement diversifié (Maliens songhaï et peuls mais aussi
Mauritaniens, Nigériens, Nigérians, Sénégalais etc.).
Même s’ils
affichent des identités propres, Ansar Eddine et le MUJAO gravitent autour
d’AQMI qui semble avoir décidé de faire du Nord-Mali un véritable territoire
durablement placé sous son contrôle. Héritier du Groupement salafiste pour la
prédication et le combat (GSPC), AQMI est un produit des années de violences en
Algérie. Ce groupe s’était implanté au
Nord du Mali à partir des années 2002-2003, y trouvant des conditions idéales
pour en faire une base-arrière stratégique à partir de laquelle il pouvait
mener des opérations de prise d’otage d’Occidentaux du Niger à la Mauritanie,
dans le vaste espace sahélo-saharien. La présence de ce groupe affilié à la
nébuleuse Al Qaeda pendant une dizaine d’années dans le Nord-Mali, a été
déterminant dans la tournure prise par les évènements après le déclenchement de
l’offensive du MNLA. On voit ainsi apparaître en plus de l’effet immédiat de la
crise en Libye celui de l’exportation en partie des problèmes sécuritaires du
grand voisin algérien.
Mais on voit
aussi l’interaction entre les facteurs initialement extérieurs et l’environnement
malien. Il faut notamment s’interroger sur les conditions locales au Nord-Mali
qui ont facilité l’implantation d’AQMI mais aussi le recrutement relativement
aisé par Ansar Eddine et le MUJAO de jeunes d’origines ethniques très diverses
réellement endoctrinés et prêts à se sacrifier prétendument pour le jihad. Sans
la confondre avec la mobilisation dans des groupes armés terroristes, il est
essentiel d’identifier les facteurs politiques, économiques et socioculturels
qui ont favorisé une radicalisation islamiste au sein de plusieurs communautés
aussi bien au nord qu’au sud du Mali.
Le déclenchement
de la rébellion par le MNLA et l’entrée en scène simultanée de groupes armés
islamistes depuis janvier 2012 signifiaient nécessairement qu’ils avaient anticipé
une faible capacité de réaction de l’ennemi incarné par l’armée malienne. La
désorganisation, les problèmes d’équipements et les tensions vives au sein de
l’armée se donnaient à voir au lendemain des premières attaques dans le Nord. Il
n’a pas fallu longtemps avant qu’un deuxième événement vienne enfoncer
davantage le pays dans la crise : un coup d’Etat qui met fin le 21 mars au
régime du président ATT. Ce coup d’Etat était en fait « accidentel »
dans la mesure où il fait suite à une mutinerie de soldats qui se plaignent des
conditions dans lesquelles la hiérarchie militaire les envoie se battre dans le
Nord.
L’incapacité du
régime ATT à répondre au nouveau défi sécuritaire dans le Nord précipité par le
reflux des Touareg de Libye n’a été qu’une circonstance immédiate du coup
d’Etat. L’effondrement militaire, politique et institutionnel du pays a résulté
de malaises et de frustrations plus anciens au sein des forces de défense et de
sécurité et d’une gouvernance marquée par l’enracinement de la corruption et du
laxisme aussi bien au sein de la hiérarchie des forces armées que dans les
cercles de décision politique. Il y avait déjà eu des rumeurs de complots
déjoués contre ATT à Bamako, au cours de l’année 2010. Il était déjà question
de jeunes sous-officiers frustrés notamment par la promotion fulgurante
d’officiers de la génération du président et ancien général ATT à des haut
grades, et plus généralement par la perception, correcte ou exagérée, d’un
affairisme sans précédent des élites militaires et civiles les plus proches de
la présidence.
La crise malienne
lorsqu’on la décompose en ses différentes dimensions, affiche son
enchevêtrement de facteurs internes et externes, de circonstances immédiates,
récentes et anciennes, de faillite dans la gestion des affaires publiques,
civiles et militaires, de non résolution d’anciens problèmes de coexistence
entre communautés et d’intégration dans la nation malienne, de pénétration d’idéologies
religieuses extérieures dans le corps social local et de pénétration parallèle
d’acteurs du crime organisé transnational, notamment les réseaux de trafic de
drogue. Le fait que cette crise soit survenue dans un des trois ou quatre pays
d’Afrique de l’Ouest ayant régulièrement tenu des élections jugées globalement
acceptables depuis une vingtaine d’années (1992 précisément, au lendemain de la
transition conduite alors par le lieutenant-colonel ATT) est particulièrement
significatif. Les acteurs politiques et ceux de la société civile malienne
doivent en tirer toutes les leçons, mais aussi tous les autres pays d’une
région qui venait à peine de tourner la page d’un long et coûteux conflit armé
en Côte d’Ivoire.
Une leçon
principale me semble devoir être tirée de cette crise : le processus de
démocratisation, même lorsqu’il est une réalité, ne doit pas être confondu avec
le processus de consolidation d’un Etat et ne le garantit en rien. Il était
incongru de considérer le Mali comme on l’a
beaucoup entendu comme un modèle de démocratie
en Afrique, mais il pouvait être effectivement considéré comme un modèle de démocratisation en prenant en compte son
évolution politique depuis la conférence nationale de 1991 et surtout celle de
la plupart des autres pays de la région où les éléctions ont été
systématiquement contestées et où la démocratisation formelle n’a pas abouti à
une alternance au sommet de l’Etat. En réalité, plusieurs élections
présidentielles et législatives ont fait l’objet de sérieuses contestations au
Mali sous le président Alpha Oumar Konaré et sous le président ATT, et la
perception du Mali comme modèle de démocratisation a toujours été flatteuse. Mais
comme plusieurs pays de la région ont basculé dans des violences politiques,
voire des conflits armés, pendant les décennies 1990 et 2000, les critères à
partir desquels un pays pouvait être considéré comme un « modèle »
n’étaient pas très exigeants.
Derrière la
pacification de l’espace politique particulièrement sous le paravent de la
« démocratie consensuelle » sous ATT se cachait un partage du pouvoir
et des ressources du pays au sein d’une élite peu concernée par l’intérêt
général, y compris dans le domaine de la sécurité des populations et de la
protection du territoire face aux menaces de toute nature. Une démocratisation
qui se traduit simplement par la capacité des citoyens à choisir leurs
dirigeants à l’occasion des élections ne garantit en rien que les pratiques de
ceux-ci, une fois au pouvoir, seront orientées vers une gestion saine des
affaires publiques et non exclusivement dédiées à l’accumulation d’avantages
privés.
La démocratie
malienne s’est accommodée d’un enracinement et d’une banalisation de la
corruption sous diverses formes à tous les échelons de l’Etat et la sphère
militaire et sécuritaire n’ayant pas de raison d’être épargnée, ceux qui par
leurs fonctions étaient chargés de surveiller le territoire du Nord au Sud, de
détecter et de contrer les menaces extérieures avant qu’elles ne prennent une
dimension trop importante, étaient occupés par la recherche de gains financiers
privés, bien au-delà de leurs rémunérations officielles très modestes. Des
officiers maliens reconnaissent en privé par exemple que tout le monde était au
courant de l’implantation d’AQMI dans le Nord depuis des années et que l’Etat
laissait faire, en partie parce que les différents trafics dans ce vaste espace
profitaient directement à des responsables politiques, militaires et
sécuritaires à très haut niveau.
La force des
influences extérieures déstabilisatrices et la réalité de la difficulté pour un
Etat pauvre à contrôler effectivement ses frontières et son immense territoire
ne doivent pas conduire à sous-estimer le lien puissant entre corruption
généralisée, déliquescence des institutions et exposition à des crises et des
conflits menaçant l’existence même de l’Etat. Chacun sait que les pays qui
conjuguent démocratie formelle et permanence de la corruption à des degrés
elévés sont légion en Afrique de l’Ouest, et ailleurs sur le continent. Ils
devraient tous tirer les leçons de l’expérience malienne.
Enfin, il
convient de rappeler aussi que la dimension intercommunautaire ou interethnique
de la crise malienne, à travers la « question touareg », est présente
dans quasiment tous les pays de la région, dans des formes certes très variées.
Si on ne doit pas réduire la crise malienne à
la crispation des relations entre les populations du Sud et du Nord du
Mali non touareg d’une part et la communauté touareg de l’autre, communauté elle-même
hétérogène, on ne doit pas non plus nier l’existence de tensions ou plus
précisément d’un fond de méfiance entre « peaux noires » et
« peaux claires ou rouges », depuis la délimitation des frontières de
l’Etat malien par le colonisateur français, et depuis la création de la
République indépendante du Mali. Cette méfiance n’est pas nécessairement le
facteur explicatif principal des rébellions touareg successives qui ne
mobilisent qu’une minorité active des Touareg, mais elle crée et entretient
indubitablement un contexte favorable à l’émergence régulière de groupes
rebelles à l’Etat central.
La nouvelle crise
au Mali a ainsi montré l’extrême difficulté que nombre de pays de la région à
trouver les bonnes formules pour forger des nations dans lesquelles toutes les
communautés ethniques se retrouvent et s’identifient pleinement sans devoir
renoncer à l’affirmation de leur identité ethnique particulière. C’est toute la
question de la gestion politique de la diversité à l’intérieur des pays
africains qui est posée. La démocratisation, même lorsqu’elle s’est accompagnée
de décentralisation et donc de démocratisation au niveau local comme ce fut le
cas au Mali, n’a pas apporté une réponse satisfaisante à ce problème. On
pourrait même penser qu’elle a favorisé un puissant retour de la mobilisation
politique sur des bases ethniques, avec parfois comme corrolaire des épisodes
de violences interethniques à l’échelle locale. Le champ de travail en Afrique
de l’Ouest, et en Afrique subsaharienne plus généralement, pour trouver les
formules institutionnelles les plus appropriées pour produire des Etats qui
soient à la fois démocratiques, effectifs et efficaces dans la protection de la
paix, de la sécurité et du bien-être collectifs, est encore immense.
Cet article est une version raccourcie et modifiée
d'une communication faite en juillet 2013 à Goma, en République démocratique du
Congo (RDC) à l'occasion d'un colloque organisé par le Pole Institute
(http://www.pole-institute.org).
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