samedi 19 avril 2014

Leçons préliminaires de la crise malienne pour l’Afrique de l’Ouest et au-delà

La crise dans laquelle le Mali a plongé au début de l’année 2012 et dont ce vaste pays d’Afrique de l’Ouest n’est pas encore totalement sorti, a mis en jeu de très nombreux acteurs dans un contexte national mais aussi régional et international d’une grande complexité. On peut cependant mettre en lumière les conditions qui devaient absolument être réunies au même moment pour qu’un pays présumé stable et démocratique pendant deux décennies puisse basculer ainsi dans un conflit politico-militaire qui l’affaiblira pendant de longues années. Alors que le Mali a cessé d’être au premier plan de l’actualité internationale, et même africaine, il me semble indispensable de revenir sur cette crise pour en tirer quelques leçons pour l’ensemble des pays d’Afrique de l’Ouest et, au-delà, pour tous les pays africains qui se sont engagés dans des processus de démocratisation au début des années 1990.

Deux faits ont marqué l’entrée du Mali dans une grave crise : le début d’une rébellion armée dans le Nord du pays le 17 janvier 2012 et le renversement du président en exercice Amadou Toumani Touré (ATT) par un coup d’Etat militaire le 21 mars 2012. Ces deux évènements vont mener au début du mois d’avril à la perte de contrôle des plus de deux tiers nord du territoire par l’Etat malien, au profit de groupes armés irréguliers qui se recomposeront au fil des mois suivants au gré des rapports de forces entre ceux qui ont mis en avant des revendications indépendantistes des régions du Nord (Le Mouvement national de libération de l’Azawad, MNLA) et ceux qui se sont présentés comme des combattants islamistes déterminés à imposer leur vision particulière de l’Islam dans un pays très majoritairement musulman. Dans ce dernier groupe se sont retrouvés le mouvement Ansar Eddine, le Mouvement pour l’unicité du Jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) et Al Qaeda au Maghreb islamique (AQMI).

L’émergence du MNLA fin 2011 et la première confrontation avec l’armée malienne début 2012 tiennent à la fois de circonstances du moment, et notamment des conséquences immédiates du conflit armé en Libye, et de problèmes plus anciens et bien connus : l’existence, à chaque génération, de groupes au sein de la communauté touareg du Mali tentés par une mobilisation politico-militaire contre l’Etat central et les limites des nombreux accords de paix précédents visant à mettre fin définitivement aux revendications autonomistes voire séparatistes dans le Nord du Mali. Cette fois, et ce fut une première dans l’histoire des rébellions touareg du Mali, le MNLA a explicité revendiqué l’indépendance de l’Azawad, un territoire qui, selon ce mouvement, regroupe les trois régions du septentrion malien (Gao, Tombouctou et Kidal), et l’a même proclamée en avril 2012 après l’effondrement militaire et politique de l’Etat malien.

En examinant la rébellion du MNLA, il est nécessaire de mettre en lumière à la fois les circonstances, en partie extérieures au Mali, qui ont permis de transformer un mouvement de contestation politique plutôt embryonnaire dans le Nord en un mouvement armé organisé doté d’une aile politique et d’une aile militaire, tout en ne perdant pas de vue la continuité historique du recours aux armes par des groupes touareg plus ou moins populaires au sein de la communauté dont ils estiment défendre les intérêts. C’est un autre Touareg influent originaire de la région de Kidal, et un des chefs de la rébellion des années 1990, Iyad Ag Ghali, qui a créé le mouvement armé Ansar Eddine. Connecté politiquement à Bamako mais aussi doté de relations dans les pays voisins, de l’Algérie à la Libye, Iyad Ag Ghali a réussi à doter un groupe initial de quelques dizaines de combattants de moyens militaires et logistiques considérables en quelques semaines, après avoir cherché dans un premier temps à prendre la tête du MNLA au moment de sa gestation officielle fin 2011.

Ce sont les connexions d’Ag Ghali avec des membres d’un autre groupe, Al Qaeda au Maghreb islamique (AQMI), qui ont rapidement fait d’Ansar Eddine un groupe armé beaucoup plus fort que le MNLA. Ansar Eddine a permis en réalité à AQMI, dont les principaux chefs sont Algériens, de prendre le contrôle de l’essentiel du Nord-Mali et d’instaurer un nouvel ordre islamiste dans les régions de Tombouctou, Kidal et Gao. Tandis que les élements d’AQMI et d’Ansar Eddine font la loi dans les deux premières régions, un autre groupe, le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), qui s’était fait connaître par des enlèvements d’otages européens en 2011, prend pied dans la région de Gao et se distingue par un recrutement diversifié (Maliens songhaï et peuls mais aussi Mauritaniens, Nigériens, Nigérians, Sénégalais etc.).

Même s’ils affichent des identités propres, Ansar Eddine et le MUJAO gravitent autour d’AQMI qui semble avoir décidé de faire du Nord-Mali un véritable territoire durablement placé sous son contrôle. Héritier du Groupement salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), AQMI est un produit des années de violences en Algérie.  Ce groupe s’était implanté au Nord du Mali à partir des années 2002-2003, y trouvant des conditions idéales pour en faire une base-arrière stratégique à partir de laquelle il pouvait mener des opérations de prise d’otage d’Occidentaux du Niger à la Mauritanie, dans le vaste espace sahélo-saharien. La présence de ce groupe affilié à la nébuleuse Al Qaeda pendant une dizaine d’années dans le Nord-Mali, a été déterminant dans la tournure prise par les évènements après le déclenchement de l’offensive du MNLA. On voit ainsi apparaître en plus de l’effet immédiat de la crise en Libye celui de l’exportation en partie des problèmes sécuritaires du grand voisin algérien.

Mais on voit aussi l’interaction entre les facteurs initialement extérieurs et l’environnement malien. Il faut notamment s’interroger sur les conditions locales au Nord-Mali qui ont facilité l’implantation d’AQMI mais aussi le recrutement relativement aisé par Ansar Eddine et le MUJAO de jeunes d’origines ethniques très diverses réellement endoctrinés et prêts à se sacrifier prétendument pour le jihad. Sans la confondre avec la mobilisation dans des groupes armés terroristes, il est essentiel d’identifier les facteurs politiques, économiques et socioculturels qui ont favorisé une radicalisation islamiste au sein de plusieurs communautés aussi bien au nord qu’au sud du Mali. 

Le déclenchement de la rébellion par le MNLA et l’entrée en scène simultanée de groupes armés islamistes depuis janvier 2012 signifiaient nécessairement qu’ils avaient anticipé une faible capacité de réaction de l’ennemi incarné par l’armée malienne. La désorganisation, les problèmes d’équipements et les tensions vives au sein de l’armée se donnaient à voir au lendemain des premières attaques dans le Nord. Il n’a pas fallu longtemps avant qu’un deuxième événement vienne enfoncer davantage le pays dans la crise : un coup d’Etat qui met fin le 21 mars au régime du président ATT. Ce coup d’Etat était en fait « accidentel » dans la mesure où il fait suite à une mutinerie de soldats qui se plaignent des conditions dans lesquelles la hiérarchie militaire les envoie se battre dans le Nord.

L’incapacité du régime ATT à répondre au nouveau défi sécuritaire dans le Nord précipité par le reflux des Touareg de Libye n’a été qu’une circonstance immédiate du coup d’Etat. L’effondrement militaire, politique et institutionnel du pays a résulté de malaises et de frustrations plus anciens au sein des forces de défense et de sécurité et d’une gouvernance marquée par l’enracinement de la corruption et du laxisme aussi bien au sein de la hiérarchie des forces armées que dans les cercles de décision politique. Il y avait déjà eu des rumeurs de complots déjoués contre ATT à Bamako, au cours de l’année 2010. Il était déjà question de jeunes sous-officiers frustrés notamment par la promotion fulgurante d’officiers de la génération du président et ancien général ATT à des haut grades, et plus généralement par la perception, correcte ou exagérée, d’un affairisme sans précédent des élites militaires et civiles les plus proches de la présidence.

La crise malienne lorsqu’on la décompose en ses différentes dimensions, affiche son enchevêtrement de facteurs internes et externes, de circonstances immédiates, récentes et anciennes, de faillite dans la gestion des affaires publiques, civiles et militaires, de non résolution d’anciens problèmes de coexistence entre communautés et d’intégration dans la nation malienne, de pénétration d’idéologies religieuses extérieures dans le corps social local et de pénétration parallèle d’acteurs du crime organisé transnational, notamment les réseaux de trafic de drogue. Le fait que cette crise soit survenue dans un des trois ou quatre pays d’Afrique de l’Ouest ayant régulièrement tenu des élections jugées globalement acceptables depuis une vingtaine d’années (1992 précisément, au lendemain de la transition conduite alors par le lieutenant-colonel ATT) est particulièrement significatif. Les acteurs politiques et ceux de la société civile malienne doivent en tirer toutes les leçons, mais aussi tous les autres pays d’une région qui venait à peine de tourner la page d’un long et coûteux conflit armé en Côte d’Ivoire.

Une leçon principale me semble devoir être tirée de cette crise : le processus de démocratisation, même lorsqu’il est une réalité, ne doit pas être confondu avec le processus de consolidation d’un Etat et ne le garantit en rien. Il était incongru de considérer le Mali comme on l’a  beaucoup entendu comme un modèle de démocratie en Afrique, mais il pouvait être effectivement considéré comme un modèle de démocratisation en prenant en compte son évolution politique depuis la conférence nationale de 1991 et surtout celle de la plupart des autres pays de la région où les éléctions ont été systématiquement contestées et où la démocratisation formelle n’a pas abouti à une alternance au sommet de l’Etat. En réalité, plusieurs élections présidentielles et législatives ont fait l’objet de sérieuses contestations au Mali sous le président Alpha Oumar Konaré et sous le président ATT, et la perception du Mali comme modèle de démocratisation a toujours été flatteuse. Mais comme plusieurs pays de la région ont basculé dans des violences politiques, voire des conflits armés, pendant les décennies 1990 et 2000, les critères à partir desquels un pays pouvait être considéré comme un « modèle » n’étaient pas très exigeants.

Derrière la pacification de l’espace politique particulièrement sous le paravent de la « démocratie consensuelle » sous ATT se cachait un partage du pouvoir et des ressources du pays au sein d’une élite peu concernée par l’intérêt général, y compris dans le domaine de la sécurité des populations et de la protection du territoire face aux menaces de toute nature. Une démocratisation qui se traduit simplement par la capacité des citoyens à choisir leurs dirigeants à l’occasion des élections ne garantit en rien que les pratiques de ceux-ci, une fois au pouvoir, seront orientées vers une gestion saine des affaires publiques et non exclusivement dédiées à l’accumulation d’avantages privés.

La démocratie malienne s’est accommodée d’un enracinement et d’une banalisation de la corruption sous diverses formes à tous les échelons de l’Etat et la sphère militaire et sécuritaire n’ayant pas de raison d’être épargnée, ceux qui par leurs fonctions étaient chargés de surveiller le territoire du Nord au Sud, de détecter et de contrer les menaces extérieures avant qu’elles ne prennent une dimension trop importante, étaient occupés par la recherche de gains financiers privés, bien au-delà de leurs rémunérations officielles très modestes. Des officiers maliens reconnaissent en privé par exemple que tout le monde était au courant de l’implantation d’AQMI dans le Nord depuis des années et que l’Etat laissait faire, en partie parce que les différents trafics dans ce vaste espace profitaient directement à des responsables politiques, militaires et sécuritaires à très haut niveau.

La force des influences extérieures déstabilisatrices et la réalité de la difficulté pour un Etat pauvre à contrôler effectivement ses frontières et son immense territoire ne doivent pas conduire à sous-estimer le lien puissant entre corruption généralisée, déliquescence des institutions et exposition à des crises et des conflits menaçant l’existence même de l’Etat. Chacun sait que les pays qui conjuguent démocratie formelle et permanence de la corruption à des degrés elévés sont légion en Afrique de l’Ouest, et ailleurs sur le continent. Ils devraient tous tirer les leçons de l’expérience malienne.

Enfin, il convient de rappeler aussi que la dimension intercommunautaire ou interethnique de la crise malienne, à travers la « question touareg », est présente dans quasiment tous les pays de la région, dans des formes certes très variées. Si on ne doit pas réduire la crise malienne à  la crispation des relations entre les populations du Sud et du Nord du Mali non touareg d’une part et la communauté touareg de l’autre, communauté elle-même hétérogène, on ne doit pas non plus nier l’existence de tensions ou plus précisément d’un fond de méfiance entre « peaux noires » et « peaux claires ou rouges », depuis la délimitation des frontières de l’Etat malien par le colonisateur français, et depuis la création de la République indépendante du Mali. Cette méfiance n’est pas nécessairement le facteur explicatif principal des rébellions touareg successives qui ne mobilisent qu’une minorité active des Touareg, mais elle crée et entretient indubitablement un contexte favorable à l’émergence régulière de groupes rebelles à l’Etat central.

La nouvelle crise au Mali a ainsi montré l’extrême difficulté que nombre de pays de la région à trouver les bonnes formules pour forger des nations dans lesquelles toutes les communautés ethniques se retrouvent et s’identifient pleinement sans devoir renoncer à l’affirmation de leur identité ethnique particulière. C’est toute la question de la gestion politique de la diversité à l’intérieur des pays africains qui est posée. La démocratisation, même lorsqu’elle s’est accompagnée de décentralisation et donc de démocratisation au niveau local comme ce fut le cas au Mali, n’a pas apporté une réponse satisfaisante à ce problème. On pourrait même penser qu’elle a favorisé un puissant retour de la mobilisation politique sur des bases ethniques, avec parfois comme corrolaire des épisodes de violences interethniques à l’échelle locale. Le champ de travail en Afrique de l’Ouest, et en Afrique subsaharienne plus généralement, pour trouver les formules institutionnelles les plus appropriées pour produire des Etats qui soient à la fois démocratiques, effectifs et efficaces dans la protection de la paix, de la sécurité et du bien-être collectifs, est encore immense.


Cet article est une version raccourcie et modifiée d'une communication faite en juillet 2013 à Goma, en République démocratique du Congo (RDC) à l'occasion d'un colloque organisé par le Pole Institute (http://www.pole-institute.org).

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