Si,
financièrement, le Nigeria est en bonne santé – ce qui lui a d'ailleurs permis
de supplanter il y a peu l'Afrique du Sud comme première économie du continent
–, en termes sécuritaires, le pays a tout d’un colosse aux pieds d’argile.
Mardi 15 avril, dans l’Etat septentrional de Borno, des membres présumés de
Boko Haram ont ainsi enlevé une centaine d'écolières, dont seulement 14 ont
depuis retrouvé la liberté. La veille, déjà, un attentat à la bombe imputé par
les autorités au groupe islamiste avait frappé Abuja, le pire qu'ait connu la
capitale fédérale. Bilan : au moins 71 morts et 124 blessés.
Chercheur
indépendant et ancien directeur du projet Afrique de l’Ouest de l’organisation
International Crisis Group, Gilles Yabi décrypte l'évolution et la stratégie de
Boko Haram, mouvement fragmenté dont le pouvoir de nuisance continue de menacer
le géant africain aux 175 millions d’habitants. D’après l’ONG Amnesty
International, il aurait fait plus de 1 500 morts depuis le début de l’année
2014.
Comment
faut-il interpréter les deux attaques commises par Boko Haram ?
Gilles
Yabi : Ces dernières années, les attaques perpétrées par Boko Haram [qui, en
langue haoussa, signifie « l’éducation occidentale est un péché »] ont été
quasi hebdomadaires. Au fond, il n’y a jamais vraiment eu de longue période
d’accalmie. Cela indique que le groupe, créé en 2002, demeure très dangereux et
son pouvoir de nuisance, élevé. Ce qui s’est passé à Abuja a montré qu’il était
toujours capable de commettre des attentats dévastateurs.
Pour ce
qui est de l'enlèvement des écolières, il révèle combien les efforts entrepris
depuis un an par la fédération nigériane, et en particulier par l’armée, ont
été peu probants. En dépit d’un large déploiement de forces, Boko Haram fait
planer une menace permanente sur les populations civiles, non seulement dans le
nord du pays, mais aussi, désormais, dans la capitale fédérale. Si le mouvement
s’attaque plus volontiers à des établissements scolaires, ce qu’il ne faisait
pas initialement, c’est aussi parce qu’ils représentent des cibles plus
faciles, dans un cadre sécuritaire renforcé.
Ces
derniers temps, la capitale nigériane semblait avoir été relativement épargnée
par les islamistes. De ce point de vue, l'attentat de lundi marque-t-il une
rupture ?
A mon
sens, on ne peut pas vraiment parler de rupture dans la mesure où Abuja a déjà
été, par le passé, la cible de Boko Haram. Il y a eu l’attaque contre le siège
de la police en juin 2011 – considérée comme le tout premier attentat-suicide
qu’ait connu la capitale – puis, deux mois plus tard, l’attentat contre le
bâtiment des Nations unies, qui, pour le groupe terroriste, s’est révélé une
opération particulièrement « réussie » [il a fait plus de vingt morts]. Cela
dit, il est vrai que, depuis, la plupart des attaques se sont concentrées dans
les régions du Nord-Est, où Boko Haram jouit d’une solide implantation.
Le groupe
peut-il étendre son champ d'action à tout le pays, et notamment au sud
pétrolifère ?
Ce risque
existe depuis longtemps et on ne peut pas totalement l’exclure. Il est toujours
possible que des éléments de Boko Haram s’infiltrent dans le sud du pays pour y
commettre un attentat qui n'aurait pas nécessairement besoin d'être sophistiqué
pour frapper les esprits. Néanmoins, il est beaucoup plus facile pour le groupe
d’agir dans le Nord, que ses séides connaissent bien pour en être originaires,
qu'ailleurs, loin de ses bases. A Abuja, le contexte sociologique peut encore
permettre aux membres de la nébuleuse que constitue Boko Haram de se fondre
dans la masse, alors que dans le Sud, le cadre est totalement différent. D’une
part, les groupes ethniques ne sont pas les mêmes et, d'autre part, il y a
beaucoup plus de chrétiens que de musulmans. Dans les grandes villes du Sud,
dont Lagos, les membres de Boko Haram sont moins enclins à passer inaperçus. De
fait, la prise de risque serait aussi plus importante. Mais, avec les élections
générales (présidentielle, législatives et au niveau de chaque Etat) qui se
profilent au début de 2015, il n’est pas impossible que la violence gagne
d’autres régions que le Nord – y compris la zone pétrolifère du delta du Niger
– sans être nécessairement liée à Boko Haram.
Vous
évoquez un contexte sociologique différent entre le Nord et le Sud. S'agit-il
seulement d'une opposition entre chrétiens et musulmans ?
Non, la
situation est infiniment plus complexe. Je pense qu’il ne faut pas réduire les
tensions qui existent au Nigeria à une dichotomie Nord/Sud, avec,
schématiquement, un Nord qui serait musulman et un Sud, chrétien. D’un côté
comme de l’autre, différentes tendances cohabitent. Historiquement, Boko Haram
est d’ailleurs le produit d’une fracture au sein de la communauté islamique, un
agrégat d'éléments radicaux estimant que la charia [la loi coranique] devait
être appliquée avec la plus extrême rigueur dans tous les Etats à majorité
musulmane. Il convient également de rappeler que l’immense majorité des
victimes de Boko Haram sont des musulmans issus du nord du pays. Ce sont eux,
beaucoup plus que les chrétiens, qui ressentent au quotidien les effets
pernicieux du terrorisme islamiste. Ce fut le cas notamment lors du carnage de
Kano, en janvier 2012 (au moins 178 victimes).
Boko
Haram donne le sentiment d’avoir une idéologie confuse. Quel but le groupe
poursuit-il ?
C’est
difficile à dire. Au départ, le mouvement était relativement structuré, avec un
chef clairement identifiable, Mohammed Yusuf, qui ne se cachait pas. A
l’époque, beaucoup venaient écouter ses prêches, très virulents, à la mosquée.
Boko Haram avait alors son repaire dans un quartier de Maiduguri, la capitale
et principale ville de l'Etat de Borno.
Après la
répression de 2009 et l’exécution extrajudiciaire de Mohammed Yusuf par la
police nigériane, le groupe est entré dans la clandestinité. Il n'est réapparu
que près d'un an plus tard, avec un nouveau dirigeant, Abubakar Shekau. C’est à
ce moment-là qu’il a basculé dans la violence et échappé à ceux qui voulaient
l’utiliser politiquement. Il s'en est d'abord pris à l'Etat nigérian, avant de
choisir d’autres cibles : des chefs religieux musulmans qui ne partageaient pas
ses idées, des lieux de culte chrétiens et, plus récemment, des institutions
scolaires. A l’aune de cette évolution, il est difficile de percevoir quelles
sont exactement ses revendications. Et ce d’autant que l’organisation est
désormais éclatée en différentes factions qui ne sont pas nécessairement
coordonnées et ne partagent pas forcément les mêmes motivations.
La
volonté d’imposer la charia à tout prix n'est-elle donc plus d’actualité ?
Il est
difficile d’imaginer qu’ils puissent encore croire à ce projet-là. Surtout
qu’en pratique, la charia est déjà officiellement en vigueur dans certains
Etats du Nord depuis plusieurs années. Aujourd’hui, au-delà de la question
religieuse, Boko Haram est un groupe nourri par un sentiment de vengeance à
l'égard de l'Etat nigérian, qui a éliminé nombre de ses membres mais peine
lui-même à adopter une stratégie claire. En effet, les autorités d'Abuja
oscillent régulièrement entre tentation du dialogue et répression militaire
dont on voit qu'elle n’est guère fructueuse.
Le groupe
continue-t-il à recruter ?
On sait
assez peu de choses sur le fonctionnement interne de Boko Haram, car, comme je
l’ai dit, il est émietté et totalement clandestin. Néanmoins, à en juger par
les centaines de membres du groupe qui ont été tués ces dernières années au
cours des nombreuses opérations menées par l’armée et la police, il est clair
qu'il parvient toujours à se renouveler, et donc à recruter.
Qu’est-ce
qui différencie Boko Haram d’Ansaru, l’autre grande organisation islamiste du
nord du Nigeria ?
A
l’origine, Ansaru est une branche dissidente de Boko Haram [née en 2012]. La
principale différence entre les deux repose sur le choix des cibles.
Contrairement aux objectifs très locaux de Boko Haram, (commissariats de
police, autorités religieuses...), ceux d’Ansaru ont une dimension plus «
internationale » (prises d’otages étrangers). Cette organisation semble avoir
davantage de connexions avec la nébuleuse islamiste internationale, et
notamment Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI).
L'Etat
central peine à lutter efficacement contre Boko Haram. Comment expliquer une
telle impuissance ?
La
violence n’émane pas uniquement de Boko Haram. Elle est structurelle et
concerne à la fois le Nord, la « Middle Belt » (région centrale) et le delta du
Niger, dans le Sud. Cette violence est liée à la manière dont le pays a été
gouverné, non pas seulement au cours des dernières années, mais des dernières
décennies. Le Nigeria est un Etat pétrolier qui n’aurait jamais dû se trouver
dans la situation actuelle, avec des régions totalement délaissées sur le plan
socio-économique. C’est donc la gestion du pays à long terme qui est en cause.
C’est sur ce terreau fertile que Boko Haram a pu naître et surtout prospérer
jusqu’à devenir une menace pour la sécurité des populations. A cela s’ajoutent
des facteurs plus politiques. A travers le pays, les luttes de pouvoir – que ce
soit au niveau de la capitale fédérale, c'est-à-dire de la présidence du pays,
ou au niveau des Etats pour les postes très convoités de gouverneur – sont
âpres, voire féroces, car le Nigeria est très riche en ressources. Celles-ci
proviennent de la rente des hydrocarbures, dont une part non négligeable est
répartie entre les 36 Etats de la fédération. Chacun, de fait, les convoite et
tente d’instrumentaliser la violence à son profit. Evidemment, cela ne concourt
pas à rendre l’Etat efficace dans sa lutte contre un groupe comme Boko Haram ;
combat qui implique de disposer de forces de sécurité qui soient unies et
soumises à une direction politique claire, conscientes de leur devoir et
capables de faire la distinction entre les cibles terroristes et des
populations civiles longtemps abandonnées à elles-mêmes par l’Etat et les
élites politiques.
Entretien avec Aymeric Janier,
journaliste au Monde, publié le 17 avril sur lemonde.fr
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