Comme au
lendemain de toute attaque terroriste meurtrière, les dirigeants politiques,
les journalistes, les analystes ne savent plus quel mot utiliser pour
qualifier l’acte et leurs auteurs. Ce 14 avril, l’attentat dans une gare
routière située dans la périphérie de la capitale fédérale du Nigeria, Abuja,
qui a fait au moins 75 morts, puis l’enlèvement de plus d’une centaine de
lycéennes dans une petite ville de l’Etat de Borno, dans le nord-est du pays,
ont suscité l’émoi et fait les gros titres de la presse internationale. Interrogé
sur cette flambée de violences dans le pays le plus peuplé du continent
africain (166 millions d’habitants en 2012 selon les Nations unies), j’ai participé
au festival de l’indignation verbale en qualifiant le groupe Boko Haram auquel
on attribue ces attaques, sans doute à raison, de monstre. Avant de réaliser
que rivaliser de mots forts pour qualifier ce groupe terroriste n’apportait pas
grand chose. Ni à un début de compréhension du cycle ininterrompu de violences
dans une grande moitié nord du Nigeria, encore moins à une tentative de
formulation de propositions pour y mettre fin.
La
violence infligée par Boko Haram à plusieurs centaines de familles nigérianes
au cours des dernières années est absolument monstrueuse. Mais Boko Haram qui serait
vraisemblablement davantage mieux défini comme une nébuleuse qu’un groupe,
n’est pas un monstre si on entend par cela un être immonde extérieur et
antinomique au corps social nigérian. Cette nébuleuse est le produit et le
reflet d’un Nigeria aussi riche, dynamique et puissant qu’outrageusement
corrompu et impitoyable pour les pauvres et les faibles. Lorsqu’il s’est rendu
sur le lieu de l’attentat de Nyanya, à quelques kilomètres de son palais
présidentiel, le président Goodluck Jonathan a déploré « des distractions
inutiles qui ramènent le pays en arrière alors que le gouvernement fait
tout pour le faire avancer». Parler de distractions inutiles au milieu des
décombres encore fumantes de l’attentat et des corps déchiquetés n’était
probablement pas très heureux. Peut-être qu’il eût été également approprié pour
le président de reporter sa visite le lendemain dans la métropole du nord,
Kano, pour un show de son parti politique en précampagne pour les élections
générales de début 2015. Ou au moins de ne pas y esquisser des pas de danse,
d’autant plus que l’information de l’enlèvement de plus d’une centaine de
jeunes écolières par des hommes armés présumés membres de Boko Haram avait
suivi de près le carnage de la gare routière d’Abuja.
Il est
facile d’accabler uniquement le président. Ses mots et ses gestes ne font que
refléter ce que devient inexorablement un pays après des décennies de détournements
massifs et systématiques de milliards de dollars de ressources publiques par
les élites dirigeantes civiles et militaires, au profit de leurs familles, de
leurs clans, de leurs alliés dans le monde des affaires, de leurs clientèles
politiques locales, de leurs amis et soutiens étrangers. En raison du pétrole,
dont le Nigeria est le premier producteur africain, même si sa production
officielle fluctue au rythme des incidents sécuritaires dans les régions
pétrolifères et du détournement parfaitement organisé de tankers bourrés de
brut non déclaré, et aussi à cause de son immense population et donc de son
marché intérieur, il y a beaucoup d’argent à gagner dans ce pays. Investisseurs
nationaux comme étrangers n’y ont jamais été aussi nombreux et exaltés par les
taux de rentabilité que ces dernières années. L’enjeu du contrôle du pouvoir
politique à Abuja et dans chacun des 36 Etats de la fédération est d’abord
financier. Les principaux partis politiques, dont celui du président Jonathan,
vont investir des millions de dollars dans la bataille électorale de 2015. Ils
doivent trouver l’argent partout où il est. Et celui qui n’est censé appartenir
à personne parce qu’il est censé appartenir à tous, l’argent de l’Etat, est le
plus facile à s’approprier.
Face aux enjeux
de pouvoir et d’argent dans les hautes sphères politiques et économiques, les
victimes de l’attentat de la gare routière, ces Nigérians qui doivent se lever
aux aurores pour aller gagner difficilement le pain quotidien dans la capitale
fédérale, ne comptent pas, ou si peu. Les gens quelque peu importants roulent
dans leurs voitures personnelles et n’ont rien à faire dans ou aux abords d’une
gare routière bondée. Parce qu’elles vivent dans la périphérie d’Abuja, et donc
à quelques encablures du palais présidentiel, des ministères et du Parlement, les
victimes du dernier attentat ont au moins attiré beaucoup plus d’attention que
les centaines des résidents des Etats du nord-est tués par les terroristes de
Boko Haram ou par les forces armées nigérianes au cours de leurs opérations de
contre-insurrection. Au cours des derniers mois, les attaques contre les cibles
faciles, notamment les institutions scolaires dans les petites villes du
nord-est, se sont multipliées. Des lycéens ont été massacrés dans leurs
chambres d’internat, d’autres piégés dans des bâtiments incendiés par des
assaillants non identifiés. Selon Amnesty International, le bilan des attaques
et des représailles pendant le seul premier trimestre de cette année a atteint
1500 personnes. Ces victimes-là et leurs familles comptent encore moins que
celles de la périphérie d’Abuja. Elles essaient de survivre dans les régions
pauvres, isolées, paysannes du Nigeria.
Dans les
Etats de Borno, Yobe et Adamawa, là où l’état d’urgence est en vigueur depuis
près d’un an, on est très loin du Nigeria utile, dynamique, inventif,
mondialisé. Si ces populations suscitaient un peu de compassion, comment
expliquer que des officiels de l’armée nigériane aient pu faire croire que
cette dernière avait mené avec succès une opération pour libérer la majorité
des écolières enlevées par des hommes armés avant d’être démentis par les
autorités locales de l’Etat de Borno et la directrice de l’école
concernée ? Comment expliquer que les forces armées du pays qui est fier
d’être devenu officiellement la première économie du continent, devant
l’Afrique du Sud, ne soit pas arrivées à ramener un minimum de sécurité dans
les trois Etats où elles ont toute latitude pour mener leurs opérations ?
Comment les éléments de Boko Haram peuvent-il se permettre de débarquer dans
des camions pour enlever plus d’une centaine d’écolières dans une localité de
l’Etat de Borno sous état d’urgence ? Tout cela alors même que le budget de
la sécurité et de la défense représente le quart du budget fédéral. Chacun sait
au Nigeria que la majeure partie de cet argent ne sert pas et ne servira pas à
lutter effectivement contre les menaces à la sécurité des populations. Il a
bien plus de chances de servir à acheter tout ce qui peut se faire acheter pour
gagner les élections de 2015. A commencer par les électeurs eux-mêmes.
Ce n’est
pas chercher des justifications aux actes terroristes de Boko Haram que d’insister
sur l’accablante responsabilité des puissants dans la destruction du tissu
social de vastes régions du Nigeria par la violence, sous toutes ses formes.
Rien ne peut justifier des actes terroristes. Mais une fois qu’on a fait cette
grandiose déclaration après chaque événement sanglant, en se raclant la gorge
de contentement, que fait-on ? Ne vaut-il pas mieux regarder la réalité en
face et reconnaître qu’un groupe comme Boko Haram n’aurait jamais pu devenir la
chose monstrueuse et insaisissable qu’il est devenu s’il n’avait été
copieusement nourri par ce qu’il est convenu de nommer poliment de
mauvaise gouvernance? Lorsque la corruption dépasse un certain seuil,
lorsqu’elle a cessé depuis longtemps d’être une déviance par rapport à la norme
pour être consubstantielle au système politique, économique, social d’un pays,
elle devient aussi synonyme d’indifférence totale par rapport aux « autres »,
ceux qui sont différents parce qu’ils sont loin des centres urbains modernes et
pauvres, parce qu’ils sont d’ethnies, de cultures et de religion différentes,
parce qu’ils semblent refuser de s’intégrer au Nigeria moderne, ouvert sur le
monde et exclusivement mû par l’enrichissement individuel.
L’indifférence ne
tarde pas à se muer en mépris pour les millions de personnes qui sont nées,
manque de chance, loin des lieux où vivent les puissants, dans ces zones où
l’absence de politiques publiques pendant des décennies offre à tout idéologue
extrémiste passionné, déterminé et intelligent un extraordinaire terrain de
recrutement. Boko
Haram n’aurait jamais pu atteindre la taille critique que doit absolument avoir
tout groupe porteur d’idées étranges, extrémistes et dangereuses avant de devenir
une menace grave à la paix et à la sécurité d’une région, si les Nigérians
n’avaient pas accepté pendant trop longtemps l’installation d’un système qui a
tué la compassion, ou simplement l’attention à l’existence des autres. Si Boko
Haram est un monstre, c’est un monstre très humain qui incarne l’échec de
l’entreprise de construction d’une société nigériane moulée dans un socle de
valeurs communes.
Une fois qu’on a écrit tout ceci, on n’a toujours rien
proposé comme solution au terrorisme de Boko Haram, qui n’est, faut-il le
rappeler, qu’une des sources de violences récurrentes dans la fédération
nigériane. En effet, il n’y a pas de solution. Il n’y en a plus. Mais il y a
des pistes que pourraient emprunter les autorités nigérianes puisqu’on sait au
moins que celles qui ont été choisies jusque-là n’ont pas été très heureuses.
Le dernier rapport du think tank International Crisis Group sur Boko Haram en
propose quelques-unes (Curbing Violence
in Nigeria (II): The Boko Haram Insurgency, www.crisisgroup.org). Des organisations
de la société civile nigériane font également des propositions raisonnables
depuis des années. Encore faut-il que les puissants aient le temps de lire des
rapports et de réfléchir ingénument à des solutions pour rendre la vie un peu moins
précaire dans les localités perdues du nord-est, et de bien d’autres régions, alors
que des élections générales dont les enjeux s’évaluent en centaines de millions
de dollars se profilent à l’horizon.
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