Un
hasard, heureux lui aussi, a voulu que j’écrive ces lignes au moment où « ça émerge » de partout. C’est ce qu’on entend dans
tous les discours de chefs d’Etat ou de gouvernement. Ils sont nombreux les
pays d’Afrique de l’Ouest et du Centre qui proclament qu’ils sont sur la voie
de l’émergence économique. Ils se dotent de plans pour
atteindre la fameuse émergence à un horizon de cinq ou dix ans, rarement
au-delà.
Les objectifs sont ambitieux, les détails des plans présentés aux forums d’investisseurs internationaux
sont séduisants
et les maquettes des futures infrastructures devant symboliser l’entrée de ces pays africains dans le club des émergents aux côtés de nombre de pays d’Asie et d’Amérique latine sont magnifiques. Elles présentent des tours urbaines, des aéroports, des centres commerciaux à l’américaine, des autoroutes qui s’entrecroisent
et se superposent, des centres universitaires d’excellence, des hôpitaux hyper équipés…
Dans
l’Afrique de l’Est anglophone, des pays comme le Kenya, l’Ouganda ou la
Tanzanie semblent plus avancés que ceux d’Afrique de l’Ouest et du Centre sur le
chemin de l’émergence
économique. Leurs infrastructures ont déjà connu au cours des quinze dernières années des améliorations significatives. Certains de
leurs grands projets structurants et porteurs d’une intégration régionale est-africaine réelle sont passés de l’étape des maquettes et des discours à celle du lancement effectif des travaux.
Leurs
économies locales paraissent moins dépendantes de l’activité de quelques grandes entreprises étrangères que celles des anciennes colonies françaises. A l’est et au sud du continent, les
investisseurs étrangers
paraissent aussi plus diversifiés. Ils viennent en grand nombre de Chine, d’Inde,
de Malaisie, de Thaïlande,
de Turquie, du Brésil
et de bien d’autres pays pour explorer les opportunités de gagner de l’argent, beaucoup d’argent,
dans cette partie de l’Afrique qui « bouge ».
Le
slogan « Africa Rising » a remplacé en 2011 la sentence désespérante et méprisante du « Hopeless
Continent »
que le même
magazine du business globalisé, The Economist,
avait asséné en 2000. On ne compte plus depuis quelques
années les forums d’affaires dans différents secteurs, des télécommunications aux mines en passant par
l’agro-industrie, organisés dans les beaux hôtels des capitales du continent, mais aussi
à Genève, Londres, New York ou Paris. Les entreprises
spécialisées dans l’évènementiel qui les organisent, et dont la
plupart sont étrangères au continent, ont à l’évidence flairé les opportunités du marché du nouvel optimisme africain.
Les proclamations
de l’émergence en cours ou imminente sont aussi justifiées par la « découverte » de l’existence de classes moyennes
africaines montantes, consommatrices de biens et de services « modernes » et moteurs incontestables de changements économiques mais aussi sociaux, culturels et
politiques majeurs dans leurs pays.
Personne
ne sait vraiment combien d’Africains appartiennent à ces classes moyennes, dans la mesure où on ne sait pas quels critères adopter pour les distinguer de la catégorie des pauvres et de celle des riches,
dans un contexte d’incapacité évidente des appareils statistiques nationaux à capter les réalités économiques de leurs pays. Pour la Banque
africaine de développement
(BAD), 34 % des Africains soit 370 millions d’âmes appartiendraient désormais à une classe moyenne qui prend en compte
autant des personnes dont les revenus se situent juste au-dessus du seuil de
pauvreté
que celles dont les revenus flirtent avec ceux qui appartiennent sûrement au groupe des riches.
L’approche
statistique est discutable mais on ne peut contester la réalité de l’émergence d’une classe, bien plus fournie
qu’il y a seulement une dizaine d’années, de femmes et d’hommes qui disposent à peu près de tous les biens et services matériels auxquels ont accès les classes moyennes des autres régions du monde et qui vivent en tout cas
une vie simple mais agréable.
Les
réalités, et encore davantage les dynamiques économiques et sociales actuelles des pays
africains, sont trop complexes pour s’accommoder des perceptions misérabilistes désespérées et désespérantes ou, à l’autre extrême, de la croyance pathétique dans une « émergence » collective rappelant la trajectoire de « développement » des pays qualifiés d’émergents d’Asie et d’Amérique latine, dont les réalités actuelles
sont elles-mêmes fort contrastées.
L’Afrique de l’Ouest actuelle, comme
l’Afrique subsaharienne dans son ensemble, ne peut se résumer ni au constat d’un échec uniforme de la croissance et du développement humain, ni à celui de la certitude de l’entrée de cette région dans une nouvelle ère d’émergence et de prospérité.
En
s’inspirant du mot célèbre de l’écrivain nigérian et Prix Nobel Wole Soyinka, « Le
tigre ne proclame pas sa tigritude, il bondit sur sa proie et la dévore », on pourrait dire que « les pays émergents ne proclament pas leur émergence, on découvre qu’ils ont émergé et c’est tout ».
Que l’Afrique de l’Ouest soit en train d’émerger ou pas n’a que peu d’intérêt si l’on ne définit pas précisément de quelle émergence il s’agit et vers où les pays qui composent cette région veulent aller. S’agit-il seulement de
rêver d’une émergence faite de croissance économique, d’urbanisation et de flambée de la consommation de biens et services ?
Ou
s’agit-il d’une émergence
économique inscrite dans un projet politique
intégrant toutes les composantes essentielles
de ce qui serait une meilleure vie pour les populations de la région ? Avant de s’interroger sur le « où nous voulons aller », question qui est bien peu posée et débattue même dans les cercles intellectuels des
capitales ouest-africaines, regardons et essayons de voir à quoi a ressemblé le chemin emprunté par les pays de la région au cours des dix dernières années et les directions qu’ils semblent avoir
prises encore plus récemment.
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