jeudi 30 avril 2015

L’Afrique n’a pas besoin de démocratie « kpayo »

Les conclusions d’une enquête de l’institut Afrobaromètre publiée en avril 2014 et réalisée dans 34 pays africains étaient claires: sept Africains sur dix (71 %) préféraient la démocratie à tout autre régime politique. Elle montrait cependant qu’il existait un écart substantiel entre la demande populaire de démocratie et sa mise en œuvre effective qui relève des élites au pouvoir : moins de la moitié des citoyens (43 %) considéraient leur pays comme une démocratie et se disaient en même temps satisfaits de la façon dont la démocratie y fonctionnait. Les résultats étaient fort différents selon les pays, qu’il s’agisse du degré de soutien populaire à la démocratie ou de l’évaluation de son effectivité. 
Moins de la moitié des adultes préféraient la démocratie à Madagascar (39 %) et au Swaziland (46 %), à peine plus de la moitié au Soudan, en Algérie ou en Egypte, alors que presque tout le monde (plus de 80%) soutenait la démocratie au Liberia, au Cap-Vert, au Ghana, en Tanzanie, au Sénégal ou en Zambie. Quant au pourcentage de personnes satisfaites de la mise en œuvre de la démocratie dans leur pays, il passait de 75 %, 74 %, 72% et 71 %, respectivement en Tanzanie, au Ghana, à l’île Maurice et au Botswana, à 50% au Burkina Faso, 31 % au Mali ou 21 % au Togo.
Les conclusions de cette étude sont plutôt rassurantes pour les défenseurs convaincus de la démocratie. L’indice de demande de démocratie mesuré par Afrobaromètre dans seize pays en 2002 et en 2012, indice qui intègre à la fois le soutien exprimé par les citoyens pour la démocratie et le rejet de toute forme de régime autocratique (régime militaire, régime de parti unique ou dictature personnelle), s’est accru sensiblement en une décennie. Ce résultat signifie que la démocratie continue à gagner du terrain dans les esprits malgré les insuffisances et les échecs des expériences de démocratisation dans nombre de pays au cours des dix dernières années, et malgré les performances contrastées des régimes démocratiques dans les domaines du développement économique et social, voire de la stabilité politique et de la sécurité des populations.  
Quasiment tous les pays africains ont aujourd’hui des régimes formellement démocratiques et l’Union africaine ne promeut dans ses textes et les discours de ses dirigeants que la démocratie, la bonne gouvernance, le respect des libertés et des droits humains. Mais, on l’a vu plus haut, moins de la moitié des Africains estiment vivre dans un pays démocratique. Si on retient comme seul critère de caractérisation d’un régime démocratique la possibilité réelle pour les citoyens de choisir leurs dirigeants et de les congédier par le vote, ce qui suppose au minimum l’organisation d’élections libres, régulières, reflétant effectivement le choix des électeurs, la liste des pays vraiment démocratiques ne contient sans doute pas plus du tiers des 54 pays africains, ceux dans lesquels les résultats des élections ne sont pas toujours connus d’avance. Et la liste des « vraies » démocraties africaines est loin d’être figée, dans un continent toujours en mouvement, dont les Etats constitués dans leurs frontières actuelles n’ont que cinq à six décennies d’existence.
L’Afrique a besoin de régimes démocratiques aspirant à l’être réellement
La première exigence pour une majorité de pays africains est de travailler à une réconciliation minimale entre les ambitions démocratiques et de respect de l’Etat de droit proclamées dans leurs textes fondamentaux et la réalité des pratiques politiques et institutionnelles imposées avec plus ou moins de délicatesse et de raffinement par les élites à la masse de leurs concitoyens. Nul besoin de donner seulement en exemple les démocraties occidentales. La voie à suivre est indiquée par le noyau dur des pays africains qu’on retrouve systématiquement en haut des classements reconnus en matière de démocratie et de bonne gouvernance : Cap-Vert, Maurice, Botswana, Afrique du Sud, Seychelles, Ghana, Namibie, Lesotho, Zambie, Sénégal… 
La liste est certes approximative et fluctuante mais dans chacune des régions du continent, chacun sait quels sont les pays où la souveraineté du peuple a régulièrement l’occasion de s’exprimer et de s’imposer concrètement, quels sont ceux où elle est une fiction figée dans les textes constitutionnels et ceux où elle n’ose concurrencer la souveraineté des plus puissants qu’épisodiquement, aux risques et périls de ceux qui y croient trop.
Les pays cités plus haut sont loin d’être des démocraties parfaites, où les pratiques observables épousent systématiquement les valeurs, les principes et les prescriptions de leurs textes constitutionnels. Les acteurs politiques dans ces pays ne sont pas tous vertueux et profondément attachés à une sacralisation de la démocratie. Les populations qu’ils représentent et dirigent non plus. Mais ils ont connu, à des moments importants de leur histoire contemporaine, des élites qui, quoique fussent leurs motivations, ont permis de doter leur pays de règles démocratiques et y ont suffisamment cru pour donner le sentiment à une partie importante de leurs compatriotes que ces règles devaient être prises au sérieux et régir effectivement la vie politique, économique et sociale de la communauté nationale.
C’est le même processus, sur une durée bien plus longue et au gré des circonstances de chaque époque, qui a forgé les démocraties les plus anciennes et les plus établies d’Occident. Elles aussi demeurent bien imparfaites. Mais il est des limites, fixées par la culture démocratique qui s’y est progressivement ancrée, qui peuvent très difficilement être franchies dans le contournement des règles par les hommes et les femmes à la conquête du pouvoir. Dans un trop grand nombre de pays africains formellement démocratiques, il n’y a pas de limites dans la falsification de la démocratie. C’est ce qui doit changer en premier lieu.
Le problème fondamental des faux régimes démocratiques n’est pas le fait qu’ils ne soient pas des démocraties, mais le fait que ces régimes prétendent être des démocraties alors qu’ils ne le sont pas et n’aspirent pas à le devenir. Ce ne sont pas des démocraties en construction mais des régimes non démocratiques qui ne s’assument pas. Leurs constitutions, calquées sur ou inspirées par celles des démocraties occidentales, proclament le respect des libertés et des droits de l’homme, la primauté de la souveraineté du peuple exercée à travers les élections régulières, la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, l’indépendance de la justice, le respect de la liberté de la presse. Mais dans la réalité, ces principes et valeurs sont systématiquement ou régulièrement bafoués.
Adopter des règles et consacrer ensuite toute son énergie et sa créativité à les contourner ou les manipuler à son profit est la caractéristique fondamentale des pratiques réelles dans les fausses démocraties. En affranchissant le jeu politique et donc la gestion de l’Etat au plus haut niveau de toute limite fixée par l’éthique, ces régimes ne peuvent qu’encourager toute la société à relativiser l’importance du respect des règles, et ce dans tous les domaines et à tous les niveaux de responsabilité. 
Enfin, parce que les bienfaits attendus de la démocratie ne se concrétisent que lorsque celle-ci est réelle et substantielle, alors que ses inconvénients et ses coûts se manifestent même lorsqu’elle n’est que factice et formelle, l’enracinement des démocraties mensongères en Afrique est une menace pour la survie de l’idéal de la démocratie authentique et pour la pérennité des régimes démocratiques les plus crédibles du continent. 
L’Afrique a besoin de régimes démocratiques capables de résoudre les problèmes cruciaux auxquels les pays sont confrontés
On peut soutenir la démocratie parce qu’on considère qu’elle est le régime politique le plus compatible avec les valeurs humanistes telles que le respect d’un certain nombre de droits et de libertés individuels fondamentaux. Cela correspond à soutenir la démocratie pour les valeurs qui la fondent, et donc pour elle-même. Mais on peut aussi soutenir la démocratie, et la préférer à toutes les options alternatives, parce qu’on pense que les régimes démocratiques sont plus efficaces que les autres pour produire de la sécurité, de la paix, de la stabilité, du développement économique ou tout autre résultat apprécié par les humains. Cette vision plus utilitariste qu’idéaliste fait de la démocratie un moyen davantage qu’une fin en soi.
Dans le monde réel, les arguments idéalistes ont peu de chances de suffire à susciter une adhésion populaire à un régime politique particulièrement exigeant aussi bien à l’égard des élites que des citoyens. Dans des pays et des sociétés où une grande partie des âmes vivent dans une situation permanente de grande vulnérabilité physique et matérielle, où les besoins humains considérés ailleurs élémentaires ne sont pas satisfaits, on ne peut se contenter de défendre la démocratie en évoquant son contenu théorique en liberté. On ne rend pas service à la démocratie en éludant les questions dérangeantes et en affirmant sans preuves crédibles qu’elle constitue en tout temps, en tout lieu, et en toutes circonstances, la meilleure réponse immédiate aux besoins des peuples.
Menacés par une large variété de conflits violents dans leur pays ou à leurs frontières, maintenus dans la pauvreté par des systèmes économiques peu productifs et inéquitables, abandonnés à leur sort (et à leur Dieu) par des élites qui privatisent l’Etat et accaparent l’essentiel des ressources et des opportunités économiques, livrés comme recrues idéales aux entrepreneurs de l’intolérance religieuse ou ethnique, happés par les promesses d’enrichissement rapide dans des activités criminelles en tous genres, plongés dans la confusion par le déferlement incessant d’informations, de faux modèles et d’illusions en provenance de toutes les régions du monde globalisé sans qu’ils n’aient les moyens de les interpréter et de les contextualiser, beaucoup d’Africains ont d’excellentes raisons de douter de l’utilité de la démocratie qui leur a été tant vendue au tournant des années 1990.
A quoi sert-elle si elle ne permet pas d’apporter à leurs pays plus de paix, de sécurité, de prospérité économique, de cohésion sociale ? Il est bien agréable de jouir de la liberté d’expression et de vote, mais que vaut-elle lorsqu’on est en insécurité physique et alimentaire ? La liste des pays africains qui ont basculé dans des conflits armés, des crises politiques violentes, des situations d’effondrement ou de décomposition de l’Etat n’a pas cessé de s’allonger, malgré la généralisation des processus de démocratisation. On ne peut continuer à faire croire, dans ces conditions, que la démocratisation conduit nécessairement à plus de paix, de sécurité et de bonheur.
L’analyse théorique tout comme les expériences politiques de nombreux pays sur tous les continents indiquent qu’il n’y a pas de lien de causalité simple et systématique entre la nature démocratique ou non des régimes politiques, la stabilité politique, la prévalence de la paix, ou entre démocratie et progrès économique. La variable temporelle ainsi que les caractéristiques des pratiques politiques réelles, que le régime soit formellement démocratique ou non, sont déterminantes. 
On peut trouver dans l’histoire contemporaine autant de pays qui ont connu de longues périodes de paix et de stabilité alors qu’ils étaient sous la coupe de régimes clairement autoritaires que de régimes démocratiques incapables d’assurer stabilité et sécurité pour leurs populations. On sait de même que certains régimes autoritaires ont été capables de faire franchir à leurs pays d’importants paliers sur le plan économique, social, éducatif, technologique alors que d’autres régimes autoritaires ainsi que des démocraties formelles maintenaient leurs populations dans la détresse matérielle, morale et culturelle.
L’option démocratique, réduite à la réalité de l’exercice de la souveraineté du peuple, ne permettra pas aux pays africains de résoudre les graves problèmes immédiats auxquels sont confrontées leurs sociétés. C’est lorsqu’elle est substantielle, donc solidement installée dans les esprits des élites et d’une masse critique de citoyens, que la démocratie peut donner la pleine mesure de ses bienfaits, de sa capacité à résoudre les conflits de manière pacifique et à imposer aux différents groupes aux intérêts contradictoires des règles qui permettent de sauvegarder l’essentiel, une certaine idée de l’intérêt général.
Les démocraties africaines, aussi bien les plus avancées que les plus factices, sont très jeunes et devront attendre longtemps avant de prétendre bénéficier des avantages des démocraties consolidées. Pendant ce temps-là, elles ne seront nullement protégées des risques de reflux autoritaire, de détournement par des élites et des pouvoirs extérieurs qui ne souhaitent pas son ancrage et de leur propre suicide si elles ne s’accompagnent pas de résultats concrets positifs en matière de bien-être pour les populations. Pendant ce temps-là, l’Afrique a besoin de régimes qui soient à la fois démocratiques et efficaces dans la production et la consolidation d’Etats effectifs et efficaces.
Parce que beaucoup confondent processus de démocratisation et processus de consolidation des Etats, ils attribuent souvent les échecs du second au premier. Pour les pays africains qui n’ont actuellement que des Etats ne disposant d’aucune capacité réelle à agir sur le plan sécuritaire et économique sur leur propre territoire, ce n’est pas l’organisation d’élections démocratiques qui est prioritaire mais la restauration d’un minimum d’autorité de l’Etat. Dans tous les pays du continent, la consolidation des Etats dans leur capacité à agir reste un défi majeur qui ne se confond pas avec l’ambition démocratique.
L’Afrique a besoin de régimes démocratiques innovants, exigeants et pensés pour les futures générations
Combien de fois n’a t-on pas entendu des personnalités africaines, y compris des chefs d’Etat, répondre à des critiques sur des entorses à la pratique démocratique dans leur pays en évoquant le caractère « étranger et imposé » de cette démocratie occidentale ? Combien de fois n’entend-on pas des acteurs politiques mais aussi des intellectuels et experts africains dans des séminaires expliquer que le modèle démocratique occidental appliqué aux pays africains ne pouvait pas s’y ancrer parce qu’il ne serait pas adapté aux réalités sociales, culturelles et économiques africaines ? 
Ces points de vue sont défendables. Ils le sont d’autant plus que nulle part l’émergence et l’installation de la démocratie comme régime politique standard n’ont suivi un processus linéaire, nulle part des changements majeurs d’ordre politique ne se sont faits indépendamment des évolutions économiques et sociales, des luttes d’intérêts entre groupes sociaux et politiques nationaux disposant généralement de soutiens extérieurs concurrents.
Les démocraties occidentales elles-mêmes ne sont pas aussi vieilles qu’elles essaient de le faire accroire, et elles ont pendant de nombreuses décennies, exporté ou encouragé en Afrique et ailleurs les formes d’Etat les plus autoritaires et antagonistes au respect des droits humains dans leur entreprise de colonisation formelle ou de domination implicite. L’exhortation à la démocratisation par les grandes puissances, à l’exception de la chinoise, est bien récente et elle continue d’être à géométrie variable, au gré des intérêts stratégiques des uns et des autres. 
Mais peut-on et doit-on continuer à s’abriter derrière la dénonciation du rôle des puissances étrangères dans la promotion hypocrite de la démocratie pour cacher une opposition réelle aux valeurs démocratiques ou, au mieux, pour cacher une incapacité des élites à construire des régimes démocratiques « adaptés » aux réalités africaines ? Dès lors qu’on n’explicite pas ce qu’on entend par réalités africaines, cette exigence d’africanisation de la démocratie est suspecte.
Est-ce l’idée générale de la souveraineté du peuple qui serait incompatible avec les réalités africaines ? Est-ce la prescription d’un fonctionnement de la société basé sur un droit respectueux des libertés individuelles ? Est-ce celle de la primauté des droits individuels sur les droits collectifs de type communautaire ? Est-ce le principe de la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire ? Est-ce celui de l’indépendance de la justice ? Sont-ce les valeurs et principes fondamentaux qui sous-tendent la démocratie qui devraient être adaptés aux réalités africaines, ou les règles et procédures censées organiser le fonctionnement démocratique d’un pays telles qu’elles sont inscrites dans leurs constitutions ?
Si les élites africaines croient que ces valeurs fondamentales ne sont pas adaptées à l’état et aux aspirations de leurs sociétés, il y a un vrai problème qui devrait aboutir à une décision assumée de renonciation à l’option démocratique plutôt qu’à un enfermement schizophrénique dans le registre des fausses démocraties. Si l’on a des doutes non pas sur les valeurs mais sur des choix précis de modèle constitutionnel démocratique, le problème est bien moins sérieux et l’exigence de l’adaptation aux réalités africaines est non seulement défendable mais indispensable.
La réalité qui doit être particulièrement prise en compte est celle de la grande diversité interne des pays, sociétés et populations africains : diversité ethnique, diversité religieuse, diversité socioéconomique, diversité culturelle. Cette diversité, qui n’est certes pas une exclusivité africaine, prend dans beaucoup de pays africains la forme d’une polarisation de la société, qui ne tarde pas à aboutir à l’intolérance, l’exclusion et la violence. On ne compte plus les conflits violents qui sont dramatiquement aggravés par la mobilisation politique de l’appartenance ethnique ou de l’affiliation religieuse. 
Les régimes démocratiques à construire par les Africains doivent permettre de décourager ces manières dangereuses de faire de la politique, en prévoyant explicitement dans les textes constitutionnels des institutions, des incitations et des sanctions visant à fixer des limites claires dans les moyens qui peuvent être mobilisés par les acteurs politiques dans l’entreprise de conquête ou de conservation du pouvoir.
L’affirmation dans la plupart des constitutions africaines des grands principes d’égalité entre les citoyens, de respect de la diversité, de protection des minorités ethniques et religieuses, de non discrimination dans l’accès aux fonctions politiques et administratives… ne suffit pas. Les pratiques réelles continueront à s’affranchir totalement de ces principes tant qu’il n’y aura pas de mécanismes crédibles de sanction et des institutions judiciaires indépendantes des pouvoirs politiques et rigides dans l’application de la loi. 
C’est aussi en intégrant des mécanismes d’incitations aux comportements éthiques et de sanction des pratiques qui polluent l’exercice démocratique que l’influence nocive et puissante de l’argent sale sur la vie politique pourra être tempérée dans les pays africains. Une régulation réellement applicable du financement des activités politiques est une urgence dans les pays africains, dans un contexte de criminalisation croissante de nombreux Etats.
On le voit, l’Afrique a besoin de régimes démocratiques très élaborés, conçus pour gérer la complexité des pays et des défis sécuritaires, économiques, sociaux et culturels qu’ils doivent relever. Elle n’a pas besoin de démocraties « kpayo », le terme utilisé au Bénin pour qualifier l’essence réputée de mauvaise qualité importée massivement en contrebande du Nigeria voisin où les produits pétroliers sont subventionnés. Le continent n’a aucune chance de connaître plus de paix, de stabilité, de prospérité économique, de cohésion sociale s’il ne renonce pas au choix de la facilité qui équivaut aussi toujours à celui de la mauvaise qualité, de la courte vue et du renoncement à toute éthique.

Les régimes démocratiques que les pays africains doivent construire doivent être davantage pensés pour favoriser l’émergence du type de sociétés que l’on souhaite pour les futures générations qu’adaptés aux réalités du moment. C’est l’avenir qui compte. L’exigence fondamentale des régimes politiques africains est celle de véhiculer des messages très clairs sur les valeurs auxquelles l’on voudrait que les sociétés africaines s’identifient dans le futur, même si on sait très bien que les pratiques réelles ne s’y conformeront jamais totalement. Les pays africains dans leur diversité peuvent et doivent s’inspirer des modèles existants de démocratie dans leur grande variété pour concevoir, tester et faire vivre leurs propres modèles, résolument modernes parce que tournés vers l’avenir et libérés de tous les complexes hérités de l’Histoire.
Article publié par Géopolitique africaine, N°53/54, 1er trimestre 2015. 


L’Afrique de demain doit être accrochée au réel et au registre des possibles

Deux visions de l’avenir

L’Afrique de demain peut s’appréhender selon deux perspectives distinctes. La première l’imagine dans la continuité des tendances actuelles. Sans injection de nos désirs, de nos rêves, de nos espoirs. La seconde projection est celle du continent tel qu’il pourrait être, ou plutôt telle que nous pensons qu’il pourrait être, si les Africains prenaient ici et maintenant la responsabilité de dessiner, eux-mêmes, les contours de son avenir. Cette perspective inclut la nécessité d’une prise de conscience collective de l’influence décisive que chaque femme et chaque homme peut avoir sur l’avenir de son pays, de la société à laquelle elle ou il s’identifie et, par extension, sur l’ensemble du continent.

La première projection, qui s’inscrit dans le prolongement des tendances actuelles, se caractérise par la diversité des trajectoires. Il s’agit des trajectoires des différents pays et des différentes sociétés qui composent cette Afrique. Cette diversité a évidemment toujours été présente. Elle s’observe lorsqu’on examine le niveau de développement politique des pays, en termes de nature plus ou moins démocratique des systèmes politiques ou d’étendue de l’espace de libertés dont disposent les individus.

Cette diversité est également présente sur les plans économique et social et se manifeste par un écart entre des pays qui affichent des signes très clairs de progrès et de croissance économique et des pays qui donnent l’impression, au contraire, de stagner et peut être même de régresser en raison de troubles politiques récurrents, de conflits armés ou d’une gouvernance catastrophique.

Une diversité de trajectoires

Cette diversité, aujourd’hui bien ancrée sur le continent, sera toujours présente demain, ce qui nécessite d’envisager des futurs africains tout en nuances et en variations en fonction des lieux où l’on se situera dans le vaste espace du continent.

Elle devrait cependant s’atténuer progressivement en particulier dans le registre des régimes politiques et des libertés individuelles dans une grande partie du continent. En effet,  on observe des signes de plus en plus clairs d’une convergence des aspirations des populations quant à la nature des rapports qu’elles souhaitent entretenir avec leurs dirigeants et in fine, quant au type de régime politique et de modèle de société que les populations africaines, particulièrement les jeunes générations, souhaitent voir émerger.

Cette évolution va dans le sens d’un rapprochement entre les trajectoires politiques des pays du continent, allant dans la direction générale de la démocratisation et d’un accroissement de l’espace de libertés des populations. Dans les pays aujourd’hui particulièrement en retard dans le domaine du respect et de la promotion des droits et des libertés de leurs peuples, la pression pour le changement politique sera de plus en plus forte.

Cette pression interne est facilitée par la mondialisation, qui donne un accès plus facile que jamais dans l’histoire de l’humanité, à l’information sur les évolutions des sociétés les plus proches géographiquement et culturellement comme sur les plus éloignées. Dans ce contexte, restreindre le champ de l’imagination et des rêves, même les moins raisonnables, des populations deviendra une gageure pour les Etats autoritaires et ceux qui croient pouvoir les maintenir dans la longue durée.

Il faut cependant se garder de toute illusion : la conjonction de fortes aspirations à des changements politiques, économiques et sociaux et d’un état réel des sociétés africaines actuelles reflétant les  décennies perdues en matière de développement éducatif, humain et institutionnel a autant de chances de produire des crises majeures, potentiellement violentes, que des transitions douces aboutissant à un mieux-être collectif.  

L’ « Africa rising »

Les évolutions politiques et économiques observables depuis plus d’une décennie semblent caractériser une phase historique que beaucoup apparentent à une renaissance africaine. Cette perception positive du présent et du futur du continent contraste radicalement avec le discours, encore en vogue il n’y a pas si longtemps, sur une Afrique en perdition. Aujourd’hui, l’heure est à l’«Africa rising » et à la célébration d’une émergence imminente, voire déjà en cours.

La réalité d’une Afrique qui fait des progrès sur le plan économique et qui en fera encore davantage au cours des années et décennies à venir ne représente pas une surprise. La théorie de la convergence, bien connue des économistes qui étudient le phénomène de la  croissance, stipule que les pays à faible revenu ont tendance à croître plus rapidement, toutes choses égales par ailleurs, que les pays qui disposent déjà d’un revenu élevé. Dans le contexte d’une globalisation de l’économie libérale, marquée en particulier par une grande mobilité des capitaux, il n’est pas surprenant que l’Afrique soit présentée comme « la dernière frontière » de la croissance mondiale.  

Il apparait aussi clairement que l’accroissement démographique soutenu en Afrique, contrastant avec les évolutions dans les autres régions du monde, se traduira par des marchés de consommation de plus en plus importants, ce qui devrait stimuler les investissements qu’ils soient étrangers ou  locaux. Malgré les contraintes toujours nombreuses à une activité économique formelle très dynamique, les besoins de biens et de services de tous ordres s’accroîtront à un tel rythme qu’il y a peu de chances que les économies africaines empruntent des sentiers de faible croissance ou de stagnation.

Cependant, l’obsession d’une émergence qui ne se mesurerait que par les taux de croissance économique ne devrait pas représenter l’ultime horizon pour le continent. Compte tenu de l’état actuel des populations africaines, l’ « Africa rising » devrait peut-être se mesurer davantage à l’aune de l’amélioration du bien-être collectif dans chacun des pays du continent.

Ressembler aux autres ou tracer son propre chemin ?

L’Afrique de demain, beaucoup d’Africains et de non Africains semblent l’imaginer ressembler aux continents qui ont partagé avec elle pendant plusieurs décennies le statut peu flatteur de « tiers monde »  ou de « monde sous-développé » et qui l’ont ensuite abandonnée, seule, à sa pauvreté et à sa dépendance extrême à l’égard de la générosité et des intérêts bien compris du monde développé. La finalité de l’émergence africaine serait donc de rattraper les régions dynamiques d’Asie et d’Amérique latine qui comptent désormais dans leurs rangs des puissances économiques mondiales.

Ces régions du monde abritent des pays qui ont atteint et maintenu des taux de croissance élevés pendant de longues années, ont significativement augmenté leur niveau moyen de revenu et, pour certains comme la Chine, réduit de manière incontestable le taux de pauvreté au sein de leurs populations. Mais les situations restent très contrastées aussi sur ces continents, et dans nombre de pays dits émergents, le dynamisme économique cohabite parfaitement avec une montée sans précédent des inégalités sociales, une dégradation accélérée de l’environnement, la corruption des pouvoirs politiques et des niveaux élevés de violences et de criminalité qui rendent la vie quotidienne de la majorité de leurs populations assez peu enviable.

Censée être la dernière région du monde à entrer pleinement dans la mondialisation, surtout celle de l’économie, de la finance et de l’information, l’Afrique a le privilège de pouvoir observer et apprécier les avantages mais aussi les coûts induits par les différents modèles et trajectoires de développement économique et social d’une grande diversité de pays.

L’indéniable dynamisme de l’économie africaine est une excellente nouvelle mais pour qu’il s’inscrive dans la durée tout en produisant davantage de paix, de cohésion et d’intégration à l’échelle continentale, il faut que les Africains regardent leurs sociétés telles qu’elles sont aujourd’hui en face, avec une saine appréciation de leurs richesses, de leur potentiel, de leurs tares et des défis immenses qui les attendent. Et il faut aussi qu’ils regardent le reste du monde tel qu’il est : complexe, instable, imprévisible, offrant autant d’opportunités que de graves menaces.   

Construire un futur africain avec ambition et réalisme 

L’Afrique de demain, sans envolée lyrique ni projection irénique, doit être accrochée au réel et au registre des possibles. Cette Afrique rêvée, mais plausible, est celle dans laquelle les différentes régions du continent sont des endroits où la majorité des résidents vivent décemment et dignement, et où le mieux-être résulte de la constitution progressive de réseaux de plus en plus larges de femmes et d’hommes, de pays et de culture différents, qui ont su développer une vision commune des valeurs primordiales à cultiver pour vivre ensemble.  

Dessiner un meilleur avenir implique de se concentrer sur l’objectif de construire des sociétés africaines apaisées, dignes, productives et solidaires. Cette ambition ne doit pas se résumer à la volonté de résoudre des problèmes, de surmonter des obstacles, de conjurer le mauvais sort, de survivre comme communauté africaine dans un monde où les plus puissants et les plus riches d’aujourd’hui ont de bonnes chances de conserver une longueur d’avance sur les autres.

L’ambition des jeunes générations africaines, du nord au sud et de l’est à l’ouest du continent, devrait être de construire avec leurs têtes et leurs mains, une Afrique qui donne envie, qui leur donne envie de s’intéresser à elle, et qui donne envie aux autres, à toutes les autres communautés humaines qui ont cette planète en commun, d’y trouver une inspiration pour créer de nouvelles formes de modernité.

C’est cet état d’esprit fait d’un improbable cocktail de confiance, de réalisme, d’un joyeux idéalisme, d’une concentration sur l’Afrique et d’une ouverture sur toutes les autres régions du monde que nous avons choisi de commencer à promouvoir. En commençant par l’Ouest. C’est le pari que se lance le WATHI, laboratoire d’idées et boîte à outils au service d’une Afrique de l’Ouest qui ne se fixe pas de frontières rigides. L’Afrique intimement désirée de demain, c’est celle qui se construira par la double cadence des pays qui s’organisent et travaillent ensemble au sein de chacune de ses communautés régionales, et de ces dernières oeuvrant ensemble à donner un sens à l’idéal panafricain.

Publié par Thinking Africa le 26 février 2015, http://www.thinkingafrica.org