C’est en écoutant la radio dans un
taxi à Ottawa au Canada que j’ai appris la nouvelle de la disparition de Nelson Mandela.
C’était le dernier jour d’une conférence à laquelle j’avais été invité pour
parler de paix et de sécurité en Afrique de l’Ouest et au Sahel. Conférences,
séminaires, réunions d’experts et rencontres de haut niveau sur la sécurité
dans tout ou partie du continent africain, ce n’est pas ce qui manque depuis la
crise au Mali. Le week-end du 6 et 7 décembre a ainsi été également marqué par
un sommet de chefs d’État africains réunis à Paris à l’initiative du président
français François Hollande, pour plancher sur la sécurité sur le continent au
moment où l’armée française s’engageait lourdement dans une République
centrafricaine en perdition. Le billet que j’avais en tête depuis quelques
semaines n’était censé évoquer ni la mémoire illustre de Mandela, ni la réussite
diplomatique que fut pour Paris la venue d’une quarantaine de chefs d’État
reconnaissants, avec plus ou moins d’enthousiasme sans doute, pour le rôle joué
par la France au Mali et maintenant en RCA. Comment résister à la tentation de
récupérer ces deux évènements pour illustrer ce qui devait être mon sujet : la
tyrannie du confort. Cette chose qui nous tient si souvent en respect au moment
de prendre des décisions individuelles importantes.
À Ottawa, New York, Bruxelles,
Paris, Addis-Abeba, Nairobi, Dakar, et partout ailleurs
où se tiennent ces conférences, séminaires, rencontres internationales, les
invités sont plutôt bien traités. On y mange bien, on est logés dans des hôtels
agréables dont les prix affichés feraient froid dans le dos si on devait les
payer soi-même, et parfois, on y engrange en sus des per diem conséquents pour
deux ou trois jours de travaux. Certes, la vie des élites voyageuses, c’est
aussi la fréquentation assidue des avions, des aéroports et de leurs contrôles
de sécurité épuisants, et surtout des abandons répétés et prolongés des
proches. Mais il y a pire. Faire partie de cette élite mondialisée grise
toujours un peu, encore davantage lorsqu’on appartient à cette région du monde
qui n’est réputée prendre part à la mondialisation que par les migrations
désespérées et parfois mortelles de sa jeunesse et par une multitude de trafics
transnationaux. Pour ceux qui mènent la vie des élites mondialisées depuis
vingt ou trente ans, on imagine que l’habitude fait disparaître la tendance à
se prendre trop au sérieux…Encore qu’on n’en soit pas si sûr. Pour les moins
expérimentés, courir les avions et les hôtels, iPad et iPhone en main, et
rencontrer de hautes personnalités de la politique ou de l’économie dans les
capitales lumineuses du monde dit développé ou émergent, ça donne toujours un
petit sentiment d’être quelqu’un…
J’ai quitté depuis quelques semaines
mes fonctions dans l’organisation pour laquelle j’ai travaillé avec une réelle
passion ces dernières années, pour une raison a priori simple : l’envie de
faire autre chose, d’explorer d’autres horizons. Raison somme toute banale. Et
pourtant, il a fallu des mois de réflexion, d’hésitation, de doutes, et il eut
encore quelques moments de panique au lendemain de la prise de décision. Pour
quelqu’un qui n’avait jamais douté de son penchant primordial pour la liberté,
autant de difficultés à renoncer à une fonction, une fonction plutôt modeste de
directeur d’un bureau régional d’une organisation non gouvernementale
internationale – ce n’est pas comme renoncer à un poste de directeur d’une
agence onusienne ou d’une grande entreprise privée ou publique -, a achevé de
me convaincre de l’hyperpuissance tyrannique du confort. Renoncer à une
rémunération convenable, à une relative sécurité d’emploi, à des avantages et à
cette satisfaction bien humaine de se faire appeler chef ou directeur de
quelque chose, tout cela m’est apparu plus compliqué que je ne le pensais. Les
réactions des proches n’ont fait que confirmer qu’il était perçu comme peu
raisonnable dans notre monde incertain de renoncer à ce qu’on a pour une
aventure professionnelle autour d’un projet personnel stimulant mais qui
n’offre aucune garantie de bonne santé, voire de survie, financière.
Au-delà de la peur du lendemain, c’est bien la peur que ce lendemain ait des chances de se
traduire par une baisse du niveau de confort matériel qui fragilise notre
capacité à faire des choix guidés par une recherche d’un autre type de confort,
celui, immatériel, procuré par la possibilité de faire exactement ce qu’on a
envie de faire à chaque période précise de sa vie. La force du confort matériel
réside dans sa capacité à imposer aux femmes et aux hommes que nous sommes son
besoin d’irréversibilité, et à repousser à chaque niveau atteint, ce que nous
considérons comme le nouveau seuil minimal en-dessous duquel il ne faut jamais
descendre. Au fond, perdre une once du confort matériel qu’on a atteint, quel
qu’il fût, devient une perspective insupportable. Les conséquences de cette
tyrannie dans le contexte d’une société de consommation mondialisée sont
insondables. Il n’y a plus de lien nécessaire en effet entre la production de
richesse collective de la société dont on est issu et le niveau de confort
individuel auquel on peut, ou croit pouvoir, prétendre. Ce dernier est
déterminé non pas par le contexte local dans lequel on vit mais par les
possibilités illimitées offertes par l’économie mondiale. La course à
l’amélioration continue du confort matériel devient alors une course dont la
ligne d’arrivée est constamment repoussée, une course échevelée qui ne laisse
aucune place à une réflexion individuelle sur l’équilibre optimal entre le
confort matériel et le confort immatériel procuré par toutes les autres
satisfactions qui donnent du sens à une vie.
S’il y a quelqu’un qui a su donner
du sens à sa vie, et dont l’existence a donné du sens à des millions d’autres
vies de son époque, c’est bien Nelson Mandela. Humain comme chacun de nous, il
n’a pas renoncé à tout, il a sans doute cédé à certaines tentations et commis
des erreurs dans ses choix individuels, mais il a su indubitablement résister,
aux moments clés, à la tyrannie du confort. Il l’a fait au moment d’aller en
prison et toutes les fois où il aurait pu accepter de négocier sa sortie de
prison en échange de petits renoncements à son combat contre l’apartheid. Il
l’a encore fait lorsqu’après un mandat comme président de l’Afrique du Sud, il
a choisi de céder sa place pour passer les dernières années de sa vie comme
simple citoyen de son pays. Parce qu’il n’était pas un saint mais un homme
comme nous, si on lui donnait le choix, il aurait sans doute préféré vivre dans
une case de sa campagne natale plutôt que dans une cellule de prison, dans une
coquette résidence de Johannesburg plutôt que dans une maison en préfabriqué
d’un township, dans le palais présidentiel de Pretoria plutôt que dans une
demeure bourgeoise anonyme. Il n’a sans doute pas rechigné à profiter des
privilèges et des honneurs réservés à un chef d’État, et à une vingtaine
d’années de vie passées dans le confort après ses 27 ans de prison.
Mais à aucun moment, il n’a laissé la tyrannie du confort menacer son engagement et
son éthique. Au moment où il a décidé de quitter le pouvoir, il l’a fait et il
ne lui est pas venu à l’esprit d’invoquer ni une supplique désespérée et
irrésistible des masses sud-africaines exigeant qu’il ne partît jamais, ni une
obligation morale de rester aux commandes pour "finir ce qu’il a
commencé", ou "achever ses chantiers", comme on l’a entendu plus
d’une fois sur le continent de la bouche de chefs d’État paniqués par la
perspective de quitter leur palais après dix, quinze ou trente ans. Beaucoup
ont accusé d’hypocrisie les chefs d’États africains qui ont salué en Mandela un
modèle pour l’Afrique. Pour une fois, je me vois obligé de prendre leur
défense. Nos présidents ont dit admirer Mandela et le considérer comme un
modèle, mais ils n’ont jamais dit qu’ils auraient voulu être comme lui et faire
comme lui. Et ils n’ont jamais dit de toute façon qu’ils l’admiraient
spécifiquement parce qu’il avait su partir volontairement du pouvoir après un
mandat et malgré une popularité exceptionnelle.
Le continent se porterait certes
formidablement mieux, le reste du monde aussi d’ailleurs, s’il comptait parmi
ses dirigeants actuels de vrais héritiers de Mandela. Mais ne rêvons pas, des
hommes et des femmes de la trempe de Mandela sont une espèce extrêmement rare,
et ils ont des chances infimes d’émerger des systèmes politiques actuels,
formellement démocratiques mais largement contaminés par le pouvoir de l’argent
qui rend inutile voire rédhibitoire tout discours faisant une place à
l’éthique. On le sait : même dans le pays de Mandela, nombre d’anciens
combattants de la liberté sont devenus ces dernières années avant tout des
combattants obnubilés par la défense de leurs comptes en banque. Plutôt que d’attendre
fébrilement la venue sur terre africaine des prochains Mandela pour achever de
débarrasser les esprits de tous les complexes hérités de l’Histoire, il faut
encourager les chefs d’État, leurs conseillers, les ministres, les hauts
fonctionnaires, les grands patrons, tous les chanceux appartenant aux
catégories des classes supérieures dans les pays africains, et nous encourager
chacun, à essayer de résister, un peu, de temps en temps, à la tyrannie du
confort. Pour le plus grand bien de la collectivité… et en réalité, pour donner
un tout petit peu plus de sens à chacune de nos fugaces et ordinaires vies.
Tribune publiée sur Jeuneafrique.com
le 13 décembre 2013.
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