Il y a ce sentiment
d’appartenance à une communauté africaine qui fait que tout Africain ou presque
se sent personnellement interpellé, et souvent gêné, indigné, frustré ou
humilié, lorsque défilent sur les écrans de télévision du monde des images venues
d’un pays du continent, un nouveau tous les ans, montrant des corps démembrés
ou calcinés et des adolescents brandissant machettes ou kalachnikov et clamant
haut et fort qu’ils comptent bien continuer à en finir avec leurs ennemis. Depuis
plusieurs semaines, les images et les récits journalistiques les plus horribles
viennent de Bangui, la capitale de la République centrafricaine. Dans les
médias, notamment français, le Mali et
ses jihadistes sont passés à la trappe au profit des Seleka et des Anti-balaka.
L’opération française Sangaris fait déjà oublier Serval au Mali. Génocide,
chaos, catastrophe humanitaire, massacres croisés entre musulmans et chrétiens,
actes de violence insensés, tout y est pour décrire la tragédie que vit ce
pays.
Je me garde généralement d’écrire
quoi que ce soit de prétendument sérieux sur un pays que je ne connais pas
physiquement, dont je n’ai jamais foulé le sol. Je ne connais pas la RCA et
n’ai même jamais eu à faire escale à l’aéroport de Bangui. C’est donc une
mauvaise idée d’écrire ce papier. Je prends le risque de le faire parce qu’il
ne s’agit pas de proposer une analyse de la crise violente centrafricaine.
D’autres, quelques autres pas bien nombreux, le font très bien, à l’instar de mes anciens collègues de
l’International Crisis Group, qui publient des rapports sur la RCA depuis 2007,
et ne manquent pas d’exposer les ressorts nouveaux, récents, anciens et très
anciens de l’instabilité et de la violence dans ce pays.
J’écris cette tribune parce
qu’il devient insupportable de lire chaque jour des articles sur la RCA et de
suivre des débats sur des chaînes internationales où il n’est question que de
la haine entre musulmans et chrétiens et de la description de la manière dont
rebelles et miliciens tuent dans les rues de Bangui. Comme si la description
détaillée des manières de tuer et de s’entretuer renseignait en quoi que ce
soit sur les origines et la mécanique complexe du basculement d’une société
dans une violence généralisée. Comment des journalistes et même parfois des « experts »
peuvent-ils débattre de la situation en RCA pendant une heure sans évoquer même
à très grands traits l’histoire politique de ce pays, ancienne colonie
française indépendante depuis août 1960 ? Comment peut-on faire comme si
la guerre civile déclenchée par la rébellion de la Seleka en 2012, qui a eu
raison du régime de François Bozizé avant d’emporter ce qui restait de l’Etat
centrafricain, ne s’inscrivait pas dans une longue histoire d’instabilité
politique et de déliquescence d’un Etat qui ne s’est jamais vraiment
construit ?
Le premier rapport de Crisis
Group sur ce pays, publié en décembre 2007, s’intitulait : « République
centrafricaine : anatomie d’un Etat fantôme », et commençait par ces
lignes : « La République centrafricaine est pire qu’un État failli :
elle est quasiment devenue un État fantôme, ayant perdu toute capacité
institutionnelle significative, du moins depuis la chute de l’Empereur Bokassa
en 1979 ». Six autres rapports ont suivi, dont un intitulé « De
dangereuses petites pierres :
Les diamants en République centrafricaine »,
publié en décembre 2010. Parce que non content d’avoir une histoire comme tout
autre pays de la planète, la RCA a également des ressources naturelles de
grande valeur. Ses diamants ont fait de nombreuses fortunes en millions de
dollars depuis des décennies. Le pays a
été, au fur et à mesure de la disparition des signes de vie d’un Etat dans la majeure
partie du territoire, un eldorado pour une multitude de trafiquants de pierres
précieuses de toutes origines, disposant pour la plupart de passeports diplomatiques.
Dans les débats et articles sur
la crise actuelle, il n’est question que de l’extrême dénuement des populations
et d’un pays très pauvre perdu au cœur de l’Afrique que la communauté
internationale viendrait de découvrir. On évoque parfois les diamants, parce
qu’en France au moins, beaucoup se souviennent de l’affaire des « diamants
de Bokassa » qui avait éclaboussé l’ancien président Valéry Giscard
d’Estaing, mais personne ne parle de l’uranium de Bakouma au sud-est, ressource
stratégique majeure pour les puissances nucléaires. On ne parle pas non plus
des ressources pétrolières dont on soupçonne fortement la présence au nord-est
du pays, dans le prolongement des bassins du Tchad. S’il faut certes se garder de
réduire l’analyse de la violence politique en RCA comme ailleurs à une seule de
ses dimensions et en l’occurrence à la compétition entre acteurs internationaux
pour le contrôle de ressources minérales couplée à celle des acteurs locaux
pour la monopolisation des rentes, il ne faut pas non plus que la presse
internationale serve au monde des images de violence extrême assorties d’un
commentaire expéditif en termes de haine entre chrétiens et musulmans en guise
d’explication d’un chaos largement programmé.
Les phases historiques que
connaît un pays ne sont jamais étanches. Elles le sont d’autant moins pour des
pays nés dans leurs frontières actuelles en tant qu’Etat formellement
indépendants il y a un peu plus de cinquante ans seulement. On ne peut comprendre l’état de la RCA
aujourd’hui sans évoquer les conditions de la décolonisation du pays, le mode
de sélection négative de ses premiers présidents, la validation régionale et
internationale d’un système de prédation des ressources par les régimes aussi illégitimes
qu’incompétents qui se sont succédé à Bangui, les batailles d’influence entre
voisins et autres acteurs régionaux et internationaux peu concernés par la vie
des populations centrafricaines. Désossée, livrée aux pillards et aussi à des
rebelles organisés, solidement équipés et financés, abandonnée à elle-même, la
société centrafricaine a fini par s’abandonner à la violence et à travailler à son
autodestruction. Pour aider la RCA, il convient de commencer par ne pas la
mépriser. Le message ne vaut pas seulement pour « la communauté
internationale ». Il vaut aussi pour les voisins de la RCA et l’ensemble
de la communauté africaine. La République centrafricaine, fût-elle réduite à
peu de choses aujourd’hui, a aussi une histoire.
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