Au lendemain de notre Lettre
ouverte au Directeur général de l’Organisation Ouest Africaine de la Santé
(OOAS) en date du 15 octobre 2014, le responsable de cette institution
régionale, Dr Xavier Crespin, a eu la gentillesse et l’ouverture de nous accorder
un entretien téléphonique. Cette prompte réaction à notre lettre ouverte qui
interpellait sans ménagement cette organisation sur la réponse régionale faible
et peu audible à la crise créée par le virus Ebola est encourageante. Le
directeur de l’OOAS nous a fait part des efforts entrepris par son institution,
et s’est montré pleinement conscient de l’ampleur des limites de la réponse de
l’Afrique de l’Ouest à la crise Ebola et de la nécessité de la hisser au niveau
de l’enjeu qui est vital pour la région. Au cours de cet entretien, nous avons
abordé en particulier trois questions qui sont à nos yeux essentielles. Nous
nous proposons de les partager publiquement, au vu de leur potentiel impact sur
les perspectives de l’épidémie, proposant les solutions qui nous paraissent à
première vue envisageables et dans l’espoir de susciter d’autres idées et
surtout de provoquer des changements rapides dans la réponse globale à la crise.
1.
Epidémies et
regroupements de patients en milieu de soins
Les données disponibles montrent
une réponse dépassée par l’ampleur de l’épidémie. Il nous est souvent rappelé
que les mouvements de populations ainsi que la densité élevée de ces dernières,
notamment en milieu urbain, sont spécifiques à l’épidémie à virus Ebola en
cours en Afrique de l’Ouest. Une des caractéristiques de la pratique médicale
occidentale consiste à rassembler les patients en milieu de soins, dans des structures
de prise en charge. Dans d’autres cultures médicales, y compris dans les
pratiques traditionnelles de la région ouest-africaine, il est plus usuel
qu’une relation profonde (durée des échanges, vie dans le domicile du
thérapeute) s’instaure entre praticien et patient. Le rassemblement des
patients à un même moment et à même endroit n’y est pas nécessairement la
norme. Lorsqu’une réponse médicale ne donne pas les résultats escomptés, il
semble essentiel de revoir le contenu technique des actions menées, quels que
soient les acteurs qui les proposent.
Un exemple frappant parmi d’autres
reste celui de l’environnement dans lequel les patients « suspects »
sont confinés dans les centres de prise en charge Ebola, au cours du triage (série
de questions visant à catégoriser les patients en fonction de la probabilité
d’infection à Ebola), et une fois le triage effectué, dans l’attente d’une
confirmation de leur diagnostic par test sanguin. Une vidéo documentant la
visite guidée d’un centre de traitement Ebola au Libéria montre que la distance
entre patients en attente de triage était de quelques centimètres, bien moins
importante que la distance maintenue entre les patients et le personnel médical
qui était, à vue d’œil, d’au moins un mètre (http://www.youtube.com/watch?v=6Ib6WbIKyRE).
Bien que nous ayons eu écho de
l’existence de quelques laboratoires mobiles, une visite dans l’un des centres
de traitement en Guinée au cours de la première semaine du mois d’octobre confirmait
l’existence de « tentes des suspects » où les malades suspectés
d’être infectés par le virus Ebola, étaient essentiellement confinés sous une
même tente avec une capacité de six lits très peu espacés les uns des autres (moins
d’un mètre à vue d’oeil) et sans séparation physique entre les lits. Le
diagnostic par le test sanguin ne se fait certes qu’après un système de triage
déterminant une probabilité importante d’infection par le virus, mais un
suspect reste par définition un malade non confirmé.
C’est ainsi que des patients, déjà
débilités par fièvre, vomissements, diarrhées ou autres symptômes similaires à
ceux de la maladie à virus Ebola, et ayant des facteurs de risque d’infection à
ce virus (contexte épidémiologique, contact avec des malades ou des cadavres),
se retrouvent tous dans une même aire en attente des résultats du triage
ou sous une même tente en attente du résultat de leur test sanguin. Cette
attente dans un lieu où les distances entre patients permettraient une
transmission du virus est-elle justifiable ? A nos yeux, les éléments
suivants plaident pour une réponse négative :
·
Le système
de santé ne peut pas se positionner en acteur de la réponse s’il expose de
potentiels patients affectés par des maladies autres que celle à virus Ebola à
une infection au sein d’une structure de prise en charge. Ce risque
d’exposition, même s’il est faible, n’est pas acceptable pour une infection
aussi meurtrière autant du point de vue de la logique médicale que de celle de
l’éthique.
·
Si les
patients suspects ont peur de contracter le virus Ebola au moment du regroupement
au sein des structures médicales, en plus de toutes les autres peurs liées au
diagnostic lui-même, ils ne viendront pas spontanément se faire tester.
·
Le suivi de
tous les suspects dont le test s’avérait négatif s’imposerait, rendant
extrêmement lourd le système de surveillance déjà visiblement dépassé, dans les
trois pays, par l’ampleur de l’épidémie.
Il est impossible de savoir
aujourd’hui si la stratégie de triage et de tests mise en œuvre depuis le début
de l’épidémie a favorisé la contamination de personnes initialement non
infectées à Ebola dans les structures de prise en charge. Il nous semble par
contre incontestable que la vision de ces centres où les suspects en attente du
diagnostic sont retenus pendant de longues heures dans une certaine
promiscuité, couplée à une communication au départ confuse et incohérente sur
la maladie elle-même, a éloigné beaucoup de personnes, atteintes d’Ebola ou
d’autres maladies, de la fréquentation des structures de santé.
Dans un contexte où le regroupement
des patients en milieu de soins semble aujourd’hui questionné au Libéria par
exemple, par des stratégies dites communautaires proposées officiellement à
cause du « dépassement des capacités de réponse », il nous semble
essentiel de considérer, pour des raisons strictement médicales, les étapes de
la réponse pendant lesquelles ce rassemblement est essentiel et celles où il ne
se justifie pas. Clairement la prise en charge d’un cas confirmé Ebola est plus
aisée dans une structure médicale dédiée et expose moins de personnes en charge
des soins des cas à une transmission du virus. Par contre, le risque
d’infection lors du triage ou de l’attente du résultat du test doit être
éliminé.
C’est ici que les stratégies
communautaires semblent manifester toute leur pertinence, et ceci
indépendamment du fait que la réponse des systèmes de prise en charge médicale
soit dépassée ou non. Des tests sanguins pourraient être effectués à domicile par
des laboratoires mobiles suite à des échanges téléphoniques entre suspects et
personnel en charge du triage. Malgré les difficultés d’ordre logistique et de contrôle
de l’infection inhérentes à cette proposition, il nous semble indispensable
d’examiner en urgence toutes les options qui garantiraient une protection maximale
des cas suspects non encore testés.
2.
Responsabilité
du suivi et de l’évaluation technique de la réponse à Ebola
Différents lieux de pouvoir et de
décision coexistent dans la communauté en charge de la réponse à la crise Ebola. Le
pouvoir relatif à la coordination de la réponse semble être celui autour duquel
s’agglutinent acteurs gouvernementaux (locaux, régionaux, étrangers à l’instar
des anciennes puissances coloniales des pays les plus affectés) et acteurs du
système des Nations Unies (Mission des Nations Unies pour la réponse en urgence à la crise Ebola – UNMEER
mais également agences onusiennes spécialisées). Il y a des raisons de
s’interroger sur les chances qu’une coordination théoriquement renforcée au
niveau international se traduise rapidement en une réponse efficace sur le
terrain en l’absence d’un contrôle la qualité technique des activités mises en
œuvre.
Les enjeux de la coordination
semblent laisser un vide technique que l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS)
ne paraît pas capable de combler. Lorsque des directives existent, elles ne
sont pas nécessairement appliquées. C’est le cas par exemple de la gestion des
cadavres en Guinée qui ne suit pas les directives de l’OMS et du Centre for Disease Control and
Prevention (CDC), comme le montre une vidéo
disponible en ligne (http://www.youtube.com/watch?v=FsYJaNhDUx4).
Si des désaccords existent sur le type de directives à
suivre dans le contexte d’une épidémie grave qui est loin d’être sous contrôle
et dont la connaissance s’affine au fur et à mesure de l’expérience, il est
difficile de savoir qui est réellement responsable de s’assurer de la qualité
de la réponse en cours.
Nous proposons donc que la priorité
soit accordée à l’examen de tous les aspects techniques de la réponse. Cela
implique de vérifier l’application effective des directives existantes au
niveau des pays, de revoir ces mêmes directives et d’en élaborer de nouvelles s’il
le faut.
3.
L’impératif
d’une protection maximale des personnels de santé
Le bulletin de l’OMS du 15 Octobre
(WHO: Ebola Response
Roadmap Situation Report15 October 2014, http://www.who.int/csr/disease/ebola/situation-reports/en/) est le dernier à fournir des estimations sur les
infections et les décès du personnel médical. Selon ces données, 427 ressources
humaines en santé avaient contracté le virus et 236 décès avaient été
enregistrés. Bien qu’un « tableau 2 » soit mentionné dans le bulletin
pour plus d’informations relatives à ces infections et décès, nous n’avons pas
trouvé ces informations dans le tableau en question.
Il est très difficile par ailleurs d’obtenir
des informations précises sur les ressources humaines en santé dans les pays
affectés avant l’épidémie. L’observatoire des ressources humaines en santé
présente par exemple pour le Libéria des données très différentes dans la
version anglaise du site (51 médecins et 978 infirmiers en 2008) et dans la
version française (437 médecins et 3468 infirmiers en 2009). Ces derniers
chiffres apparaissent cependant peu crédibles compte tenu de ce qu’on sait de
l’ampleur du déficit de personnels de santé au Liberia avant la crise d’Ebola.
Quelle que soit la mauvaise qualité
des statistiques disponibles, il est certain que le patrimoine des ressources
humaines en santé exerçant en Afrique de l’Ouest est limité. Nous soutenons
évidemment une implication forte de la région dans la réponse à la crise
actuelle et saluons l’appel que l’OOAS, la CEDEAO et l’Union Africaine font aux
médecins et infirmiers de la région pour renforcer les personnels de santé dans
les pays affectés. Nous insistons cependant sur les points suivants :
·
Des données
détaillées doivent être disponibles en ligne sur les infections au virus Ebola des
personnels de santé dans les trois pays affectés pour s’assurer que les causes
de ces infections soient comprises et que les mesures de prévention soient
renforcées là où cela est nécessaire. Il est anormal que nous recevions par la
presse les détails des rares cas d’infection du personnel de santé en Europe et
aux Etats-Unis et que nous sachions si peu de choses sur les conditions de
l’infection des médecins, infirmiers et autres agents de santé locaux en
première ligne. Ces informations concernent le personnel en milieu de soins
mais également les personnes qui s’occupent de la gestion des cadavres.
·
Il est
indispensable qu’une formation de qualité irréprochable soit dispensée avant et
pendant le déploiement des ressources humaines en santé (y compris les
logisticiens) dans les pays affectés. La qualité de cette formation est aussi
liée à l’apprentissage issu de l’expérience. Les agences qui ont acquis cette
expérience, à l’instar de Médecins Sans Frontières, pourraient rendre
disponibles, par exemple sous forme de vidéos en ligne, les formations
proposées.
·
Les
autorités responsables du déploiement doivent s’assurer que la logistique
nécessaire au contrôle de l’infection accompagne les personnels déployés tout
au long de leur mission.
·
Il est
indispensable que des professionnels de la santé et de la sécurité au travail
soient affectés au sein des organisations qui déploieraient du personnel dans
le cadre de la réponse à Ebola, et que ces organisations prennent la
responsabilité, de manière contractuelle avec les personnels déployés, de leur
prise en charge totale en cas de suspicion ou d’infection confirmée par le
virus. Il est indispensable que les contrats spécifient clairement les
conditions de retour au pays d’origine des personnels de santé et qu’ils
bénéficient d’un suivi effectif. Les
personnels déployés peuvent craindre en effet de ne pouvoir rentrer chez eux une
fois leur mission terminée puisque les directives des pays sur la fermeture des
frontières et/ou d’ouverture de corridors humanitaires ne respectent pas
nécessairement les prescriptions de l’OMS et qu’elles sont changeantes dans le
temps.
L’ampleur de l’épidémie est le
résultat d’une réponse inefficace à plusieurs niveaux dès la confirmation des
premiers cas dans les différents pays. Le déficit profond de confiance des
populations affectées dans leurs systèmes nationaux de santé a sans doute été
le premier obstacle à un contrôle rapide de la propagation du virus. Mieux
communiquer (et donc davantage expliquer pour mieux convaincre que donner
seulement des instructions) est un impératif comme l’est également une réponse
médicale cohérente avec le contenu de cette communication. Si l’enjeu est de
séparer le plus rapidement possible les patients confirmés de ceux qui ne le
sont pas, cette séparation entre patients doit exister, au sein du système de
santé, jusqu’à la confirmation des cas par un test sanguin.
Nous savons qu’il n’y a pas de
solutions miracles face à une épidémie qui représente un défi sans précédent
mais l’enjeu est tel pour les trois pays les plus affectés et pour toute
l’Afrique de l’Ouest, qui reste entièrement exposée, qu’on ne peut se
satisfaire de stratégies et de pratiques sur le terrain comportant des
incohérences évidentes. On ne peut se contenter d’attendre la fin de l’épidémie
pour évaluer la réponse, ni de suivre des directives dictées par le dépassement
des capacités des structures de prise en charge en milieu de soins. La
responsabilité de la supervision technique des activités médicales doit être
clairement assignée à une organisation mandatée à cet effet et capable de l’assumer.
Si cette organisation n’existe pas, il faut créer en urgence une structure technique
ad hoc, débarrassée des contraintes et considérations politiques, et décharger
toutes les autres organisations de cette responsabilité.
Dakar le 22 octobre 2014
Les deux auteurs sont également membres du WATHI, un réseau de
citoyens engagés pour une Afrique de l’Ouest apaisée, solidaire, ouverte,
productive et digne.
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