CE QUE NOUS ENSEIGNE EBOLA
Un
mauvais hasard a voulu que j’écrive ces lignes au moment où l’Afrique de l’Ouest fait le bonheur des
vendeurs d’eau de javel, de chlore et de gels antimicrobiens pour les mains,
des vrais comme sans doute de nombreux faux. L’Afrique de l’Ouest est aux
prises avec la maladie à virus Ebola, la plus grave crise sanitaire jamais
provoquée
par ce virus qui avait jusque-là frappé dans des zones forestières d’Afrique centrale, loin des centres
urbains. Comme si cette région du continent avait besoin d’une crise
sanitaire qui se prolongera inévitablement en crise socioéconomique grave. L’emballement médiatique magnifié par la mondialisation s’est traduit par
une psychose aussi dévastatrice
que le méchant
virus lui-même.
L’épidémie est un monstrueux drame humain. Aucun
doute là-dessus.
Si j’étais Libérien ou Sierra Léonais et avais de fortes chances de connaître un parent ou un ami contaminé ou exposé, je n’aurais sans doute ni le cœur ni l’esprit à évoquer la psychose et une certaine démesure médiatique qui font payer à toute la région ouest-africaine, voire à toute l’Afrique subsaharienne, le coût réel d’Ebola. Plus que jamais, l’Afrique,
toute l’Afrique, est associée dans beaucoup d’esprits à la maladie, à la souffrance, à la désespérance et à la mort. Associée à la dépendance extrême aussi.
Au
Liberia, en Sierra Leone et en Guinée, c’est une organisation non
gouvernementale (ONG) internationale, Médecins Sans Frontières (MSF), qui a été pendant plusieurs mois à l’avant-garde de la lutte contre Ebola.
C’est elle que l’on a entendue le plus sur les ondes et c’est elle qu’on a
beaucoup écoutée lors des sommets de crise qui se sont
multipliés
une fois l’épidémie déclarée et installée. C’est elle qui est effectivement sur le
terrain avec les risques vitaux que cela implique pour ses employés. MSF est une ONG puissante, très bien organisée, compétente, engagée, efficace, mais elle reste une ONG. Elle
n’a pas vocation à
gérer aussi bien au plan stratégique qu’opérationnel une crise sanitaire majeure dans
des pays a priori dotés d’un Etat et de systèmes de santé.
Et
pourtant, c’est le spectacle auquel a on assisté en Afrique de l’Ouest en ce
second semestre de l’année 2014. Les Etats-Unis, la France, la Chine,
Cuba, l’Union européenne,
la fameuse « communauté internationale » a fini par se mobiliser pour
donner de l’argent, envoyer du matériel médical, des équipements de protection, du personnel médical formé aux pays les plus touchés. Les Etats-Unis ont même envoyé des centaines de militaires au Liberia
pour mener la bataille contre ce terroriste insidieux qu’est le virus Ebola, en
construisant notamment des hôpitaux spécialisés. On a tous intérêt que cette guerre-là soit gagnée au plus vite par tous ceux qui viennent
en aide à
la région, quels qu’ils soient. Cela ne doit pas
nous empêcher
de nous poser des questions sur ce que la tragédie Ebola nous dit sur l’état de notre région. Elle nous dit deux choses au moins.
Elle
nous révèle, ou nous rappelle au cas où on en douterait encore, qu’un certain
nombre de pays et Etats de la région ne sont pas simplement faibles et fragiles
mais extrêmement
faibles et dangereusement fragiles. Ils peuvent être détruits dans ce qu’ils ont de plus précieux, la vie des femmes, des hommes et des
enfants qui y vivent, en quelques mois, par un virus qui est certes terrifiant
mais qui n’est absolument pas nouveau. Ce qui a tué massivement et continue de tuer au
Liberia, en Sierra Leone et en Guinée, c’est d’abord l’extrême faiblesse des systèmes nationaux de santé, et derrière cela, c’est l’extrême faiblesse et le fonctionnement réel des Etats. Ce n’est pas seulement la
maigreur des moyens matériels et des ressources humaines qui est en cause.
Ce sont aussi autant de choses que la vision politique, l’éthique dans l’action publique,
l’organisation des systèmes de santé, celle de l’ensemble de la machine étatique et leur crédibilité aux yeux des populations qu’ils sont censés servir.
La
guerre contre cette épidémie d’Ebola sera gagnée. Mais si rien ne change dans le
fonctionnement de ces pays pour que pauvreté ne rime pas avec une incapacité totale de ces Etats à agir et réagir, tout autre vilain microbe mortel et
contagieux qui débarquera
dans ces pays y sèmera
la même désolation que l’ennemi Ebola. La communauté internationale viendra éteindre l’incendie et s’en ira. Elle ne
s’attaquera pas, et ce n’est pas sa vocation, aux pratiques humaines
quotidiennes qui ont maintenu ces pays d’Afrique de l’Ouest à peu près dans le même état de fragilité qu’au sortir des guerres civiles des années 1990-2003.
Ebola
nous montre aussi, au cas où nous n’y croyions jusque-là qu’à moitié et de manière théorique, que les sorts des peuples de tous
les pays d’Afrique de l’Ouest sont liés. Les sorts dans le sens le plus concret
du terme, celui de la survie physique des humains. Nous savions bien sûr que les femmes et les hommes de la région bougeaient beaucoup d’un pays à l’autre, que la mobilité surtout par la route pour la grande masse
des pauvres et par les airs, pour une minorité de classes sociales supérieures, était une réalité bien ancrée dans la longue histoire de l’Afrique de
l’Ouest et des régions
contiguës.
Nous le savions mais nous n’avions pas réalisé à quel point cette mobilité exposait chaque pays aux maladies des
autres. Maladies politiques, maladies socioéconomiques, et maladies au sens premier du
terme.
Fermetures
de frontières,
réouverture des frontières, suspension des vols internationaux,
mises en quarantaine de pays, de régions entières d’un pays, de quartiers de ville, Ebola
a semé la panique et désorienté au plus haut niveau de tous les Etats
d’Afrique de l’Ouest et même au-delà. Faut-il enfermer les voisins et leurs
malades chez eux et verrouiller toutes les entrées ? Peut-on même y arriver ? Pendant combien de temps ? Quelles sont
les conséquences
économiques pour les voisins et pour soi-même ? Quid de la solidarité au sein d’espaces régionaux fortement institutionnalisés comme l’est la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest
(CEDEAO) ? Quelle réalité revêt cette solidarité régionale proclamée si c’est le sauve-qui-peut qui dicte les
mesures unilatérales
des uns et des autres quand frappe une crise sanitaire ?
Le
jour où
les autorités
de Dakar ont annoncé
l’arrivée
d’un malade porteur du virus Ebola au Sénégal, un étudiant guinéen contaminé dans son pays avant de prendre la route du
pays voisin, j’ai lu quelques-unes des réactions des internautes anonymes sur les
sites d’informations les plus populaires du pays. La plupart traitaient le
malade guinéen
qui avait sciemment dissimulé sa contamination par Ebola de criminel. Certains estimaient
que les autorités
sénégalaises devaient laisser mourir le malade,
sinon l’y aider, afin de décourager tous les Guinéens contaminés qui seraient tentés de s’infiltrer au Sénégal pour venir se faire soigner, avec de
meilleures chances de survie qu’à Conakry. Réactions qui font froid dans le dos, mais réactions ô combien prévisibles. Confrontés à la peur de mourir, sommes-nous toujours
capables de conserver nos principes moraux les plus fondamentaux, voire notre
raison ? Qui veut voir Ebola débarquer dans son pays ? Qui n’a pas
peur d’Ebola ?
Quelques
jours avant l’épisode
sénégalais, j’étais en vacances familiales à Cotonou, au Bénin. Le virus venait de faire son
apparition à
Lagos, métropole
nigériane très proche de la capitale économique béninoise. Deux cas suspects avaient été annoncés au Bénin. Un ami médecin qui avait repris service le jour de
cette annonce m’a raconté avoir trouvé fort peu de collègues personnels de santé à son arrivée à l’hôpital universitaire de Cotonou : les
blouses blanches avaient fui l’ombre d’Ebola. Les cas suspects n’ont pas été confirmés. Qui veut mourir d’Ebola ?
Le
jeune Guinéen
a été soigné avec succès à l’hôpital universitaire de Dakar. Il a survécu à Ebola. Il n’aurait peut-être pas survécu s’il était resté en Guinée à un moment où la prise en charge y était encore balbutiante, le nombre de
malades étant
en constante augmentation et les centres de soins adaptés débordés. Il ne serait peut-être jamais arrivé vivant à Dakar s’il n’avait pas dissimulé son état jusqu’à son admission à l’hôpital. Sa décision a été détestable du point de vue de l’intérêt général et de celui du Sénégal qui avait rejoint, à cause de ce seul cas, la liste noire des
pays touchés.
Mais cette décision
lui a peut-être
sauvé la vie. Sommes-nous absolument sûrs que nous aurions tous agi différemment ? La vie n’est pas facile et
agréable tous les jours, mais qui veut mourir
d’Ebola, et qui veut mourir tout court ?
Ce
que nous a montré
le plus clairement possible le virus Ebola dans sa saga macabre en Afrique de
l’Ouest, c’est qu’il est illusoire de penser se protéger des maladies de nos voisins en nous
barricadant. En isolant les pays malades. Cela ne marche pas. Nous pouvons tous
être malades. Nous sommes tous des malades
en puissance. Ebola ou un autre virus malin aurait pu apparaître ailleurs qu’en région forestière guinéenne aux confins du Liberia et de la Sierra
Leone. Ce n’est pas en indexant et en
accablant les pays les plus fragiles de la région, et la liste ne s’arrête certainement pas aux trois grandes
victimes de l’épidémie Ebola, que les pays qui sont un peu
mieux lotis, ou pensent l’être, garantiront une bonne santé, la paix et la sécurité à leurs populations.
La
solidarité
régionale n’est pas qu’une exigence morale.
Elle est d’abord dictée par l’intérêt bien compris de chacun et de tous, celui
de la survie et de la résilience des sociétés ouest-africaines. Notre compréhension de la citoyenneté doit par conséquent changer. Le Ghanéen devrait se préoccuper non seulement des problèmes de son pays, mais aussi de ceux de tous
les pays voisins, immédiats ou non. L’Ivoirien devrait se préoccuper des perspectives de stabilité de son pays, mais il devrait aussi se
sentir concerné
par les problèmes
du Burkina Faso, du Mali, de la Guinée, du Liberia et même du Nigeria qui peut lui sembler bien
loin. Le Malien a de très bonnes raisons de s’interroger sur la situation
dans le nord de son pays, mais il devrait aussi suivre avec intérêt les développements en Mauritanie, en Algérie, au Burkina Faso, au Niger, mais aussi
en Guinée
Bissau…
L’effondrement
de l’Etat dans n’importe quel pays d’Afrique de l’Ouest, ou dans un des pays
qui sont aux frontières
de cette région
comme le Cameroun, la Mauritanie ou le Tchad, menacera gravement la santé, la sécurité et la stabilité de tous les autres. Voilà ce que le virus maudit a rappelé à tous. On ferait mieux de ne plus jamais
oublier que nos sorts sont irrémédiablement liés.
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